Pour Laurent Joffrin, directeur de la rédaction de Libération, «le risque» que Marine Le Pen soit élue à la tête de la République française existe. (Photo: Stock)

Pour Laurent Joffrin, directeur de la rédaction de Libération, «le risque» que Marine Le Pen soit élue à la tête de la République française existe. (Photo: Stock)

Monsieur Joffrin, qu’avez-vous retenu des derniers jours de cette campagne présidentielle qui, vue du Luxembourg, apparaît comme débridée?

«Il y a deux choses qui m’ont frappé. Le fait que Benoît Hamon passe derrière Jean-Luc Mélenchon dans les intentions de vote, car cela n’augure rien de bon pour le futur du Parti socialiste, et le fait que Manuel Valls passe du côté d’Emmanuel Macron. C’est un corollaire d’ailleurs. La gauche n’a que ce qu’elle mérite, puisqu’à partir du moment où elle s’est divisée, la suite logique est qu’elle se soit affaiblie, et on en voit les conséquences. Il y a trois candidats qui drainent les électeurs de gauche: Emmanuel Macron, qui est centriste, mais qui attire tout de même des électeurs de gauche, Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon. Comme il ne peut pas y en avoir trois et qu’ils n’ont pas pu se mettre d’accord, les électeurs basculent d’un côté ou de l’autre. Et pour le moment, la dynamique est du côté de Macron.

Dans ce contexte, le scénario d’un second tour Marine Le Pen/Emmanuel Macron est-il le plus plausible ou les choses peuvent-elles encore changer?

«Pour le moment, oui. Lors des deux dernières présidentielles, les sondages qui avaient été faits un mois avant le premier tour donnaient effectivement le résultat final. Ce n’est bien évidemment pas une loi, on ne peut pas l’appliquer mécaniquement, néanmoins les sondages donnent actuellement ce résultat. Les choses sont toutefois plus volatiles car le nombre d’électeurs hésitant est plus important qu’en 2012 par exemple. Donc tout cela reste instable. Emmanuel Macron est d’ailleurs un candidat totalement novice, ce qui constitue sa force pour incarner un renouveau, mais il arrive désormais dans la dernière ligne droite. Reste à savoir s’il va encore tenir le coup. Une interrogation persiste sur ce point.

Que traduit cette campagne de la situation politique française?

«Si tout s’était déroulé comme attendu, François Fillon aurait dû être devant. C’était d’ailleurs le cas au sortir de la primaire de la droite, où il atteignait 30% d’intentions de vote dans les sondages. Aujourd’hui, il est à 18% en moyenne. Les affaires ont bien évidemment joué un rôle décisif dans cette chute et cela, c’est circonstanciel. C’est le Canard enchaîné qui a sorti une info qu’on ne connaissait pas et qui l’a mis en grave difficulté puisqu’il s’est très mal défendu. Au point qu’on se demande s’il peut se défendre, vu qu’il n’a produit aucun document attestant que son épouse travaillait bel et bien. Ce qui, tout de même, pose un problème. L’autre chose, qui n’est pas circonstancielle pour le coup, c’est la division des socialistes. Celle-ci s’est déclenchée assez vite au cours du quinquennat de François Hollande, puis s’est accentuée sous Manuel Valls, notamment dans la dernière année avec la loi sur la déchéance de nationalité, puis la loi El Khomri (loi qui revoit les conditions de travail en France, ndlr).

C’est-à-dire?

«La gauche n’avait pas besoin de faire ces deux lois, personne ne leur aurait reproché, mais elles sont le fruit de la volonté de François Hollande et de Manuels Valls, qui a creusé le fossé. Et il y a aussi le côté irresponsable - enfin, on peut le penser en tout cas - des frondeurs, qui ont employé des mots tellement durs et sont allés jusqu’à voter une motion de censure contre le gouvernement issu de leur parti, que c’est très difficile de se réconcilier avec des gens que vous avez traités de traîtres pendant des mois et des mois. Sans oublier que les électeurs qui ont soutenu ‘les traîtres’ se sentent aussi visés. Ils ne sont pas nombreux, ceux qui ont soutenu Hollande jusqu’au bout, mais ils représentent tout de même 10 points de sondage. La fonction historique du PS est d’occuper l’espace entre la droite et l’extrême gauche. Donc à partir du moment où le candidat socialiste se place sur le couloir gauche extérieur, on ouvre au centre un espace énorme. Et c’est ce qu’il se passe. Le revirement de Valls – ou sa trahison, comme on veut – n’est rendu possible que par le fait que la campagne de Benoît Hamon est trop à gauche par rapport à l’électorat.

Si les choses en restaient là, Benoît Hamon finirait en cinquième position de cette élection, ce qui serait inédit pour le candidat du parti actuellement au pouvoir...

«Ce qui serait extraordinaire, c’est que les deux partis qui ont dirigé la France depuis 50 ans ne soient pas représentés au deuxième tour. Ce serait donc un double 21 avril 2002…

L’élection se joue réellement au premier tour. Les gens ne l’ont pas encore bien compris.

Laurent Joffrin, directeur de la publication de Libération

Tous les candidats en lice se revendiquent anti-système, mais quels sont les remèdes qui sont concrètement proposés?

«Au niveau des programmes, les choix politiques sont très nets pour les électeurs. Ils peuvent opter pour le programme nationaliste de Marine Le Pen, celui conservateur et libéral de François Fillon, Macron en propose un social-libéral et enfin un programme écolo-socialiste de rupture avec Hamon ou Mélenchon. Car les deux programmes se ressemblent à beaucoup d’égards. Le choix est donc réel, mais tout cela est biaisé par le fait que si on considère que Marine Le Pen est déjà au deuxième tour et qu’elle ne peut pas être élue, cette élection est une élection à un tour. La décision se fait donc sur le choix du deuxième candidat. C’est celui-ci qui sera premier.

Donc vous excluez que Marine Le Pen puisse être élue, comme l’a été Donald Trump, via un barrage républicain?

«Au deuxième tour, oui. Mais l’élection se joue réellement au premier tour. Et c’est ce que les gens n’ont pas encore bien compris. Et ceux qui comprennent se concentrent sur le candidat qui a le plus de chances, à savoir Emmanuel Macron. Cette dynamique s’auto-entretient par la suite, c’est une mécanique folle ce truc-là… La folie se retrouve non seulement dans la procédure à deux tours, mais aussi dans le fait que le Front national est très élevé. À partir du moment où ce parti fait un tiers des voix, il passe au second tour, et donc, il ne reste plus qu’une seule place.

Pour être élu à la tête de l’État, chaque candidat doit recueillir 19 millions de voix. Le meilleur score de Marine Le Pen, aux dernières régionales, était de 7 millions de voix. Un report massif au second tour est-il possible?

«Il y a peu de chances. Mais on ne sait jamais. Si on présente les choses différemment, on a Macron, qui est un candidat qui parle plutôt aux couches diplômées, et une candidate qui s’adresse plutôt aux couches populaires. Mais les couches populaires sont plus nombreuses que les couches diplômées. Il y a donc un risque… Tout dépend en fait d’une éventuelle résistance réelle à Marine Le Pen parmi ces électeurs. Pour l’instant, la moitié des ouvriers et des employés ne votent pas Le Pen, mais personne ne peut garantir que cela va durer éternellement.

Les gens ont peur que leur mode de vie soit altéré.

Laurent Joffrin, directeur de la rédaction de Libération

Que pensez-vous de l’image que renvoie cette campagne de la France à l’étranger?

«Pas une bonne image du tout, notamment par le fait que deux candidats sont sous le coup d’accusations assez graves, à savoir détournement de fonds publics. Dans beaucoup de pays, notamment en Europe du Nord, ils se seraient retirés depuis longtemps. Mais l’impact sur les électeurs est différent car dans le cas de Marine Le Pen, ses électeurs veulent ‘renverser la table’. Ils n’ont pas les mêmes critères de jugement que ceux qui sont dans le système. Dans le système, il faut faire preuve d’un minimum d’éthique et se référer à des principes communs. Les gens semblent préférer une Le Pen accusée qui promet d’être dure avec l’immigration et de fermer les frontières plutôt que quelqu’un d’honnête qui va les laisser ouvertes. L’honnêteté semble devenir un critère secondaire.

Ce phénomène s’observe également ailleurs en Europe…

«Des gens qui se revendiquent ‘hors système’ existent en effet dans plusieurs pays. Ils sont faibles en Allemagne, mais ils sont un peu plus forts aux Pays-Bas, au Danemark, en Italie ou en Grande-Bretagne. Cela traduit une inquiétude générale sur l’identité, ce phénomène ne pouvant se cantonner aux seuls critères socio-économiques puisque cela s’observe également dans les pays où la situation économique est bonne. Le facteur principal reste probablement lié au fait que les gens ont peur que leur mode de vie soit altéré par l’ouverture des frontières. Il y a une espèce de souci de sécurité identitaire.

Selon plusieurs observateurs, l’élection devrait aussi se jouer, au-delà du clivage droite/gauche, sur celui des pro et des anti-européens. Êtes-vous d’accord sur cette analyse?

«Et ce sera le cas dans l’hypothèse d’un second tour Macron/Le Pen. Ce sera la discussion du second tour, à savoir si on veut sortir ou non de l’Europe et si on veut ou non fermer les frontières.

Au Luxembourg, cette question revêt un aspect primordial au vu du nombre de frontaliers travaillant au Grand-Duché et pourtant, certains d’entre eux envisagent de voter pour la candidate d’extrême droite. Comprenez-vous leur démarche?

«Je ne l’approuve pas, mais je peux la comprendre dans la mesure où les deux grands partis de gouvernement, que ce soit sous Sarkozy ou sous Hollande, n’ont pas obtenu de résultats suffisamment convaincants aux yeux des classes populaires. L’origine des choses est quand même là.

Le Brexit sonne comme un avertissement pour les Européens.

Laurent Joffrin, directeur de la rédaction de Libération

Est-ce que le seul choix qui s’offre aux électeurs est de se déterminer pour ou contre l’Europe, ou d’autres voies sont-elles proposées?

«Tous les candidats veulent réformer l’Europe, mais avec deux approches. La première consiste en une démarche de bras de fer qui repose sur une menace de sortie, ou du moins de créer une crise pour obliger l’Allemagne à changer de position. La seconde, qui est celle de Macron, consiste à rassurer Berlin sur notre sérieux budgétaire pour qu’en échange, elle accepte d’être un peu plus sociale et un peu plus fédérale pour harmoniser les fiscalités, réguler la finance et faire en sorte qu’il y ait des minima sociaux un peu meilleurs en Europe. Ce sont deux tactiques différentes. Jusqu’à présent, la stratégie frontale visant à changer les rapports de force n’a jamais marché.

Sur cette question européenne, êtes-vous optimiste?

«Je veux l’être, dans le sens où le Brexit sonne comme un avertissement pour les Européens, car la population a voté majoritairement pour la sortie. Ça peut donc se reproduire. Pour éviter cela, il faut donc que la politique européenne donne le sentiment aux couches populaires qu’elle les protège et pas qu’elle les expose à une concurrence excessive. C’est là toute la difficulté.»