Christianne Wickler: «Je veux préparer l’entreprise aux prochaines générations» (Photo: Patricia Pitsch / Maison Moderne)

Christianne Wickler: «Je veux préparer l’entreprise aux prochaines générations» (Photo: Patricia Pitsch / Maison Moderne)

Madame Wickler, comment se définit la «Christianne Wickler touch» dans l’enseigne Pall Center?

«C’est la ‘Lulu’ qui aime bien les gens et qui aime surtout la multiculturalité. Je me définis comme une personne qui a beaucoup de chance de pouvoir faire ce qu’elle aime, d’être passionnée par ce qu’elle fait et, surtout, de pouvoir le faire ici. La touche de Christianne Wickler, c’est d’aller chercher le meilleur dans toutes les cultures, et j’ai la grande chance que les clients suivent cette ‘folie’, ce ‘chaos organisé’.

Chaos organisé?

«Ça veut dire que nous naviguons en permanence au cœur de cultures différentes. Les Luxembourgeois sont pour moitié francophiles, et pour l’autre, germanophiles, et la séparation ne se fait pas entre le nord et le sud. Nous avons tous en nous ces deux tendances: l’héritage bourguignon du bien-manger, la culture, la beauté, l’esthétique, bref le savoir-vivre français, d’un côté. Et, de l’autre, la rigueur allemande, notre côté carré, plus froid… mais compensé par la chaleur latine. C’est une immense chance, ce duo-là est vraiment gagnant. Si l’on peut développer ce potentiel dans son entreprise, c’est à l’avantage de tout le monde.

Quand on n’est pas passionné par ce qu’on fait, on ne le fait pas bien

Christianne Wickler, directrice du Pall Center

Lorsque vous vous lancez dans l’aventure de la distribution au milieu des années 1980, c’était par opportunisme ou par passion pour le commerce?

«J’avais à la fois la passion du commerce et une opportunité de le faire. Mes parents m’ont toujours vu jouer avec la farine, le sucre, le café et un porte-monnaie. J’étais visiblement destinée à être épicière ou banquière… J’ai choisi le métier qui, en fin de compte, me convient le mieux. Quant à l’opportunité, elle était liée à la frontière belge. La niche fiscale est née dans les années 1970. Moi, tout de suite après mes études et deux ans d’écolage dans l’entreprise familiale, dans le secteur de la construction, j’ai ouvert une station-service à Oberpallen, sur la frontière belgo-luxembourgeoise, en ne partant de rien et sans rien connaître à ce métier. J’ai fait des bêtises au début. Mais j’ai appris de ces bêtises, ainsi qu’avec mes clients, qui m’ont fait connaître leurs besoins. Je les ai écoutés et je me suis lancée, sans réaliser de grandes études pour connaître leurs attentes. Comme le Luxembourg est un carrefour au point de vue des marchés, on peut se procurer de tout. En 1982, les Belges qui avaient fait leur service militaire en Allemagne étaient très heureux de retrouver les produits allemands chez nous. Il s’agissait donc tout autant d’une nostalgie du palais que de l’opportunité de se procurer du tabac et de l’essence à meilleur prix. Nous nous sommes donc placés dans ces produits de niche que les gens ne trouvaient pas sur leur propre marché.

Quelle a été l’importance de votre famille dans votre choix de carrière?

«Mon père était un vrai patriarche, il avait les yeux sur tout. Il voulait absolument que je vende des pneus, alors que j’avais horreur de ça. Mais selon lui, c’était une opportunité, la TVA étant moins élevée au Luxembourg qu’en Belgique. J’ai donc fini par vendre des pneus, mais je me suis pris quelques claques. Quand on n’est pas passionné par ce qu’on fait, on ne le fait pas bien. Nous avons donc vécu quelques conflits de générations qui m’ont fait grandir. Mais à partir de cette période, j’ai appris à dire non. Je lui ai demandé de me laisser me débrouiller et, de mon côté, je n’ai jamais été lui demander de l’argent. Depuis, les règles sont devenues claires et je me suis lancée avec une touche un peu plus féminine dans mon entreprise.

Vous préparez la génération suivante à vous rejoindre dans l’entreprise?

«J’ai quatre enfants. Un émotionnel qui est cuisinier à Steinfort et a déjà remporté quelques prix. J’ai une intellectuelle qui est anthropologue, un rationnel qui travaille avec moi au niveau de l’entretien et du mobilier et, enfin, une rebelle qui a entamé des études de ressources humaines. Mais j’ai quatre entrepreneurs, conscients qu’il faut travailler dur dans la vie, et ils ont tous un œil sur l’entreprise familiale.

Vous avez quand même comme but de maintenir le côté familial de l’entreprise?

«Je veux préparer l’entreprise aux prochaines générations, qu’il s’agisse de mes enfants ou des enfants de quelqu’un d’autre. Je dis bien prochaines générations et pas prochain grand groupe qui débarque. La volonté est de maintenir le côté familial.


Christianne Wickler: «Nous voulons développer notre place de marché pour qu’elle reste un lieu de rencontre entre les gens»

On peut imaginer l’intérêt des groupes étrangers pour une enseigne encore indépendante. Vous êtes souvent approchée par des grandes enseignes?

«Oui. Plus je vieillis, plus je me fais draguer. Ça arrive en effet régulièrement, mais je réponds toujours non. Il s’agit en général de distributeurs traditionnels d’autres pays à la recherche de parts de marché. Ce sont les mètres carrés qui les intéressent, sûrement pas le concept, qui risquerait d’ailleurs de disparaître rapidement. À court terme, ce serait sûrement vite rentable, mais de mon côté, je veux du travail à long terme. En termes d’entrepreneuriat, c’est sans doute la grande différence entre l’homme et la femme. Le premier cherche des résultats rapides, tandis que nous visons le long terme. Les hommes vont à la chasse et n’imaginent pas revenir sans butin. Les femmes, quand elles plantent un arbre, savent que c’est leurs petits-enfants qui en profiteront. C’est la grande différence, nous avons été socialisés, programmés comme cela. Mais c’est très bien, chacun s’y retrouve. Mis à part cette différence entre court et long termes, je ne vois par contre pas de différence entre un entrepreneur masculin ou féminin.

Vous êtes à la tête de la société depuis plus de 35 ans maintenant. Quels sont les changements les plus importants que vous avez observés dans le secteur du commerce?

«Le ‘tourisme frontalier’ lié au tabac et à l’alcool a aujourd’hui disparu. Les gens ne sont plus à l’affût des bonnes affaires, ils veulent avoir tout au bon moment et selon leurs besoins. Il a donc fallu s’adapter de manière permanente. Lorsque nous nous sommes installés en 1982, on nous prédisait la fin du tourisme pétrolier endéans les 10 ans. Il est aujourd’hui moins important, mais il reste une réalité. Entre-temps, nous nous sommes transformés pour réagir à ce changement. Ensuite, nous nous sommes progressivement adaptés aux différents publics qui recherchaient des produits originaux: les Belges, les Français, les Portugais... Nous avons suivi les changements du marché avec la volonté de servir ces clients-là. Et depuis quelques années, c’est internet qui a révolutionné notre métier.

Un souci pour vous?

«C’est un collègue, il est là. Le problème, c’est qu’il n’est pas perceptible. Lorsqu’on visite une autre enseigne, on peut voir ce que les gens ont dans leur caddy. Avec internet, on ne voit rien. C’est donc une nouvelle face pour le commerce. Mais depuis une dizaine d’années aussi, on perçoit que les clients veulent des produits régionaux ou locaux. Ils ont besoin de savoir ce qu’ils ont dans leur assiette. Ils réclament des commerçants qui connaissent leurs besoins. Les produits classiques, ils les trouvent sur Amazon. Ce qu’ils désirent, ce sont des magasins qui peuvent leur proposer autre chose. Il faut se montrer plus original. C’est très agréable. Nous sommes une place de marché et nous voyons actuellement beaucoup de jeunes producteurs qui en cherchent une pour écouler leur production, plutôt que de vendre eux-mêmes sur les marchés locaux. Chacun peut donc faire ce qu’il fait de mieux. Eux, en tant qu’artisans, c’est produire; nous, c’est vendre. En plus, au Luxembourg, nous avons la chance que, fiscalement, on nous laisse vivre et pas juste survivre. Nous payons bien entendu des impôts, mais on ne vole pas les gens. Nous ne sommes pas face au shérif de Nottingham. Grâce à cela, nous pouvons investir dans nos entreprises.

Comment résumer la stratégie de l’enseigne Pall Center?

«Nous voulons être des spécialistes dans l’alimentation. Nous sommes aussi un ‘one-stop shop’. Nous sommes un généraliste, mais qui ne fait pas dans les grands volumes. Nous voulons développer notre place de marché pour qu’elle reste un lieu de rencontre entre les gens, où ils peuvent passer un moment agréable. Je suis contre l’optimisation sauvage, contre la robotisation. Enfin, nous voulons revaloriser le métier de commerçant. Nous sommes des optimistes réalistes.

Notre centre ne doit pas ressembler à un faubourg de Las Vegas, ça nous semble tout à fait normal

Christianne Wickler, directrice du Pall Center

Le succès de l’enseigne Pall Center montre que l’on peut rester indépendant dans un monde fait de géants. Quel est le truc?

«Viser les niches. Notre stratégie est d’être présents pour toutes sortes de communautés. Après les Belges, les Français, les Allemands ou les Portugais, si une communauté chinoise ou russe se crée, nous allons chercher des produits pour les satisfaire. Au Luxembourg, nous n’aurons jamais de masse critique. Nous devons jouer la qualité plutôt que la quantité. C’est ce que les acteurs étrangers qui viennent chez nous ne comprennent pas.

Sur votre site, on lit que Pall Center est une enseigne responsable, qui fait attention à la fois à l’environnement, la responsabilité sociale, la parité, l’équité. Pouvez-vous expliciter la forme que prennent ces valeurs dans votre entreprise?

«Lorsque nous avons démarré il y a 35 ans à Oberpallen, nous avions un bourgmestre écolo, Camille Gira. Il était contre nous, et nous étions contre l’écologie. Mon père et lui se sont pris la tête au tout début jusqu’à ce que je demande une pause. On s’est alors mis autour de la table, afin de regarder ce que l’on pouvait faire ensemble. Camille et moi sommes de la même génération, vivions la même rébellion, pourquoi se prendre la tête alors que l’on doit travailler ensemble. Il nous a fixé un cadre qui était dans l’intérêt de la nature, ça me convenait. Même si je vends de l’essence, je ne tiens pas à détruire la planète. À partir de ce moment, chaque fois que nous avions un besoin, nous nous mettions autour de la table et il exigeait de nous une contrepartie. Nous n’avons donc pas d’enseignes lumineuses, nous évitons la pollution sonore, ainsi que la pollution visuelle pour les voisins. Notre centre ne doit pas ressembler à un faubourg de Las Vegas, ça nous semble tout à fait normal. Ce choix écologique se marque jusque dans la sélection de nos produits. Nous avons défini une large gamme de produits éco-responsables.

Vous parlez aussi de responsabilité sociale…

«Je souhaite que mes employés rentrent contents chez eux, pas qu’ils se plaignent devant leurs enfants de leur patronne ou d’un fournisseur. Mon but est de donner à la génération qui arrive une vision positive du travail. Je veux aussi que les choses soient claires vis-à-vis de mon personnel. Je suis quelqu’un de très exigeant envers moi-même, je travaille dur, mais si je suis de mauvaise humeur, ils savent pourquoi.

Vous avez développé des partenariats avec des associations d’entraide comme Caritas ou Cent Buttek. Ils consistent en quoi exactement?

«On leur donne des produits dont la date de péremption approche. Tout est revendu afin de ne rien jeter. Nous avons aussi mené des actions avec Femmes en détresse, toujours avec la volonté de partager. Dans un autre style, nous sponsorisons aussi le Basket club d’Arlon. L’idée est de dire que si nous faisons vivre le Luxembourg par les impôts, la TVA et les cotisations sociales, nous vivons aussi grâce à la Belgique. Nous lui devons donc un certain retour.»

L'interview de Christianne Wickler se poursuit dans une seconde partie.