Christianne Wickler: «Les produits locaux et régionaux, ce sont des emplois, du ‘know-how’ et de l’expertise locaux» (Photo: Patricia Pitsch / Maison Moderne)

Christianne Wickler: «Les produits locaux et régionaux, ce sont des emplois, du ‘know-how’ et de l’expertise locaux» (Photo: Patricia Pitsch / Maison Moderne)

Madame Wickler, vous mettez fortement l’accent sur les produits locaux, c’est vraiment quelque chose d’important pour vous?

«Oui, c’est très important. La Terre nous donne énormément de choses. Nous devons comprendre que nous avons besoin de la nature, alors qu’elle n’a pas besoin de nous. Les produits locaux et régionaux, ce sont des emplois, du ‘know-how’ et de l’expertise locaux. À la base, le Luxembourgeois est un artisan et un cultivateur. Nous aimons les bonnes choses, mais nous sommes artisans parce que nous sommes précis. Nous avons la chance d’avoir eu ce talent déposé dans notre berceau. Une autre chance est de pouvoir observer le sens du commerce des francophiles, leur talent pour la vente, qui reste un acte humain entre deux personnes. Nous devons bien admettre que le ‘bonjour’ et le ‘merci beaucoup’ ne viennent pas des Luxembourgeois. Nous sommes bruts de décoffrage, nous avons le sourire rare. Mais nous avons la chance de pouvoir nous inspirer de cette manière latine de faire du commerce et de nous l’approprier.

Quelle est votre politique par rapport à ces produits locaux?

«Nous sourçons tout ce qui se fait au niveau local au Luxembourg et surtout dans la Grande Région. Nous avons des contacts avec les organismes wallon et français d’exportation. Nous donnons une place importante à l’artisanat. C’est devenu important pour nos clients, ils veulent savoir ce qu’ils mangent. Et je trouve formidable que, dans un monde globalisé, dirigé par des firmes comme Google, Apple, Facebook ou Amazon, il y ait encore des jeunes qui se lèvent le matin avec une nouvelle idée. Des jeunes de ce type-là, on en voit de plus en plus. Les jeunes savent qu’ils ne pourront plus être riches, à quelques exceptions près. Ils recherchent donc le bien-être, la bienveillance et le bon travail. Un job dont ils peuvent vivre même s’il ne les rendra pas riches.

Ces produits représentent une part importante de votre assortiment?

«Oui, elle tourne déjà facilement autour de 25% à 30%. Nous ne jugeons pas les gens. Nous mettons tous les produits à disposition de ceux qui veulent réaliser l’ensemble de leurs courses chez nous. Ceux qui veulent la limonade noire d’Atlanta peuvent l’acheter. Mais à côté, nous offrons des alternatives. Et nous sommes conséquents: si Coca-Cola proposait de nous payer une exclusivité pour nos rayons afin de ne pas laisser de place à un concurrent, nous refuserions. Nos acheteurs ne sont pas des chasseurs de bonus, ils cherchent à sourcer ce qui est réalisé dans nos régions. Ça permet de faire vivre des familles.

Vous avez toujours pratiqué cette politique?

«Oui, toujours. Depuis toute petite, j’ai appris qu’il fallait acheter chez quelqu’un qui achète chez soi.

Par les temps qui courent, vous risquez de vous faire traiter de protectionniste…

«Tant pis, j’assume. Mais oui, je suis protectionniste en faveur des petites marques contre les toutes grandes.

Mon vrai rêve reste de travailler avec des gens, de faire plaisir autour de moi

Christianne Wickler, directrice du Pall Center

Vous impliquez-vous encore personnellement dans la sélection des produits?

«Oui, beaucoup. Je réalise la première sélection, ensuite je passe la main aux acheteurs. Ce sont des gens super, mais ils n’ont pas l’esprit de diversité que j’ai en tant que Luxembourgeoise. Mon point fort, c’est que je regarde aussi bien les publicités à la télévision allemande que francophone, et je peux donc facilement entrevoir ce dont la population luxembourgeoise a besoin.

Ça veut dire que votre assortiment est différent selon l’emplacement de chaque magasin?

«Oui, effectivement. C’est assez étonnant, mais notre magasin de Pommerloch, qui n’est pourtant qu’à une trentaine de kilomètres d’Oberpallen, propose un assortiment différent. Pour Steinsel et Strassen, ce sont encore d’autres assortiments. C’est ça, le Luxembourg…

Pour rester dans les produits locaux, il y a deux ans, vous avez aussi repris la Luxembourg House. Avec quel résultat?

«La Luxembourg House est très importante pour nous. C’est un laboratoire où l’on peut présenter le ‘know-how’ luxembourgeois dans sa totalité. Nous proposons toutes sortes de produits qui tournent autour de la gastronomie, des confitures bio, de bons vins, de très bons crémants. C’est une vitrine de l’excellence dans tous les domaines, jusqu’aux bijoux, aux livres et à la photographie. C’est un beau succès, nous n’avons aucun regret. Et comme c’est à côté de la Chambre, c’est une manière pour moi de retourner dans ce coin de la ville. Mais cette fois, du côté de mes véritables compétences (Christianne Wickler a été députée six mois début 2014, ndlr).

J’en viens justement à votre côté femme d’affaires. Comment définissez-vous votre type de management?

«C’est une démocrature. Avec mon staff, nous discutons beaucoup, nous nous consultons, mais à la fin, une décision doit être prise. Elle me revient. Et une fois qu’une position est adoptée, il faut s’y tenir. C’est un peu le système allemand. Si Angela Merkel gagne les élections, 80% de la population se range à ses décisions. Je suis donc tantôt participative, tantôt directive. C’est ce que les collaborateurs attendent de moi. J’ai la responsabilité finale, ils préfèrent donc me voir prendre la décision, ça leur permet de travailler de manière moins stressée. S’il y a un problème, ce sera ma faute…

Si vous n’aviez pas créé le Pall Center, vous auriez imaginé faire quoi dans la vie?

«J’avais plusieurs rêves. Le premier, c’était d’être architecte d’intérieur… mais je ne sais pas dessiner. Ici, je peux quand même le pratiquer. J’aurais aussi voulu être institutrice maternelle, assistante sociale… Je suis devenue un peu les deux également. Mais mon vrai rêve reste de travailler avec des gens, de faire plaisir autour de moi.

Aujourd’hui, qu’est-ce qui vous anime à poursuivre cette aventure?

«Les gens pour lesquels je travaille, donc mes clients, et la passion des belles choses. L’esthétique, la mode, la bonne nourriture et tout ce qui fait plaisir aux yeux. Tout cela compte beaucoup. On ne vit qu’une fois, on n’a qu’une planète et on a la chance d’être né ici.

L’équilibre vie professionnelle/vie privée est-il important pour vous?

«Chez moi, les deux se confondent. C’est un peu comme un chanteur, il chante aussi dans sa douche… Par contre, j’exige que mon personnel ait une vie privée. Je ne veux pas que mes employés consultent des mails le soir. D’ailleurs, lorsque je pense à quelque chose en soirée, je m’envoie le mail à moi-même et je le distribue seulement le lendemain. C’est la règle chez nous, une fois qu’on est chez soi, on n’est plus au bureau. De mon côté, je n’ai jamais pris de congé de maternité. Deux jours après la naissance, j’étais de retour au bureau. C’était mon choix. Mais je trouve tout à fait normal que mes employés profitent des congés de maternité ou des congés parentaux. Chacun choisit la vie qu’il souhaite.

Avec quatre enfants, quel a été votre secret pour gérer la famille et les responsabilités professionnelles?

«Il y a des enfants de routiers, des enfants de gynécologues, de chômeurs, d’artistes de cirque ou de cinéma… L’être humain est capable de s’adapter. Mes enfants ont passé beaucoup de temps avec moi dans le magasin d’Oberpallen. Ils avaient compris que quand j’étais avec un client, ils devaient se taire. Je ne pense pas qu’ils en soient frustrés. Ma génération a déjà vécu comme cela, notre père n’était jamais à la maison. Nous l’avons pris comme une opportunité. Comme il n’était pas là, il ne sanctionnait pas nos mauvaises notes. En plus, dans son entreprise, qui était un peu devenue la nôtre, nous avions créé notre réseau. Quand notre vélo était en panne, nous savions chez qui aller parmi le personnel pour le faire réparer. Mes enfants ont fait de même parmi le personnel du Pall Center. Selon le type de devoir à faire, ils savaient chez qui aller pour avoir la meilleure explication. Quelque part, nous sommes une grande famille. Ils ont passé beaucoup de temps dans l’entreprise, mais pour eux, c’était tout à fait normal.


Christianne Wickler: «Je pratique la démocrature. Je suis tantôt participante, tantôt directive.»

Vous êtes aussi présidente de la Fédération des femmes cheffes d’entreprise (FFCEL) depuis 2012. C’est important pour vous de revendiquer la place des femmes tout en haut de l’entreprise?

«Ce qui est important, ce n’est pas de revendiquer, mais de montrer aux femmes qu’elles ont la possibilité d’y arriver si elles croient en elles. Mais la fédération doit désormais prendre une orientation plus inclusive. S’il existait une fédération des hommes chefs d’entreprise, on la traiterait de ‘bande de machos’. On est désormais à un niveau où la porte est ouverte pour celles qui ont envie de progresser. Mais le pire ennemi de la femme, c’est la femme.

C’est-à-dire?

«Regardez qui critique Brigitte Macron… Regardez en Allemagne: si les femmes avaient voté pour Angela Merkel et pour les femmes présentes sur les listes écologistes, madame Merkel n’aurait pas autant de problèmes à former une coalition. Certains vont jusqu’à dire qu’elle ne fait rien pour la cause des femmes. Mais à part montrer l’exemple, que peut-elle faire de plus?

Vous estimez la fédération suffisamment active?

«Elle est fort active dans l’événement et la fédération des membres, mais il y a encore beaucoup d’énergie à mettre pour en faire quelque chose. Ça va s’intensifier. Nous sommes en train de rajeunir les cadres, ce qui devrait apporter une autre vision des choses. C’est très bien ainsi. C’est la vie, le clivage n’est pas seulement hommes/femmes, il est aussi intergénérationnel.

Vous m’avez dit plus tôt que vous ne voyiez guère de différences entre les hommes et les femmes managers. Mais si vous deviez pointer des particularités, ce serait quoi?

«Je peux en tout cas faire des comparaisons entre mon père et moi, puisque nous avons tous les deux été chefs d’entreprise. Je pense qu’une femme regarde les problèmes de son personnel de manière plus maternelle, elle va plus s’en préoccuper. Nous sommes parfois moins guerrières, mais parfois, nous devenons des guerrières émotionnelles, ce qui n’arrange rien non plus. Une femme peut apprendre énormément de la gestion d’une entreprise auprès d’un homme, comme le contraire est vrai aussi. Je fais partie d’un groupement d’achat en Flandre, dont je suis actuellement présidente. Je suis la seule femme et, lors de négociations difficiles, je dois parfois décider de quitter la table pour qu’ils reviennent m’écouter. Il y a une grande différence entre la négociation et la volonté d’avoir raison à tout prix. Un homme cherchera à avoir raison; nous chercherons, peut-être pas l’harmonie à tout prix, mais en tout cas, le consensus.

Vous êtes donc intégrée dans une centrale d’achat en Flandre. Comment ça se passe au niveau de la négociation de vos prix?

«Oui, nous sommes intégrés dans la centrale Alvo, qui regroupe environ 70 commerçants indépendants. C’est via cette dernière que nous négocions tous les produits généralistes. J’y suis présente depuis 27 ans. Je suis la seule femme, mais j’en suis la présidente depuis trois ans. Je suis d’ailleurs la seule à parler les trois langues officielles en Belgique. J’ai appris le néerlandais pour me faire accepter et comprendre par eux. Mais j’ai appris énormément à travers cette organisation.

Vous avez participé à un séminaire de femmes entrepreneurs à Stanford à l’été 2017. Six mois plus tard, qu’en avez-vous retenu?

«J’ai avant tout pu faire la différence entre les cultures américaine et européenne, et je suis extrêmement fière d’être Européenne. Les Américains peuvent faire des choses très bien au niveau économique, mais d’un point de vue écologique et social, ils ne sont nulle part. Nous réfléchissons d’une manière totalement différente. Nous n’allons pas produire des produits jetables, même si ça peut rapporter à une industrie du recyclage. Eux vont en mettre un maximum sur le marché justement parce que ça peut faire tourner une industrie en aval pour le traitement de ces déchets.

Nous sommes suffisamment petits pour aller vite, mais assez grands pour pouvoir réaliser des économies d’échelle

Christianne Wickler, directrice du Pall Center

Lorsque vous avez été nommée businesswoman de l’année en 2007, vous aviez créé un fonds de soutien aux enfants de femmes isolées au sein de l’entreprise…

«Ce fonds est toujours en activité, il est alimenté par les loyers de nos parkings – lorsque nous laissons certains commerçants s’y installer. Quand un membre du personnel a un besoin momentané d’argent, il nous remet un projet et on lui donne le coup de pouce financier nécessaire.

Vous envisagez l’ouverture d’un nouveau de point de vente à Steinfort?

«Oui, il est en train de sortir de terre. Il ouvrira en 2019 dans les Champs du soleil. Ce sera un magasin de 1.000m2 auquel s’ajoutera une galerie commerciale.

On dit souvent qu’il y a trop de magasins au Luxembourg. Vous êtes d’accord?

«Oui, effectivement, il y en a trop. Mais ce sera au client de décider lesquels sont de trop. De notre côté, nous voulions réaliser le projet de Steinfort. Nous sommes suffisamment petits pour aller vite, mais assez grands pour pouvoir réaliser des économies d’échelle. Steinfort est la prochaine Cloche d’Or. Il y a énormément de projets de construction. Et pour les frontaliers, c’est idéal, ils resteront en dehors des bouchons.

Le groupe Carrefour a lancé un plan de restructuration en disant vouloir s’investir plus dans l’e-commerce, la proximité et le bio. Est-ce que vous vous retrouvez dans ce message?

«‘Excuses are for losers’. Carrefour est encore dans l’idée de l’optimisation de la valeur pour l’actionnaire. Mais comment voulez-vous faire du commerce si, au-dessus de votre tête, vous avez en permanence une chape de plomb faite de chiffres à atteindre? Surtout que, plus de richesse pour l’un veut dire plus de pauvreté pour l’autre. Cette politique de produits gratuits (2+1, 3+3…), il y a quelqu’un qui en paie le prix au final. Il faut arrêter tout cela et revenir à du commerce honnête, avec des prix corrects. Que le cultivateur puisse vivre de son travail et pas de subsides. Est-il vraiment normal de payer le lait moins cher que le Coca-Cola? Ça me pose vraiment un problème éthique.

Amazon, un autre sujet d’inquiétude?

«Ça m’interpelle. Désormais, nous regardons quels produits sont beaucoup plus avantageux chez eux, nous analysons les marges dont nous bénéficions et, le cas échéant, c’est l’occasion de faire de la place dans nos rayons pour d’autres assortiments. Ce ne sont pas les nouveaux produits qui manquent.

L’e-commerce, c’est une voie à suivre pour le Pall Center?

«Nous y pensons, mais pour de petites entreprises comme nous, ce sont des machines à brûler de l’argent. Or, je n’en ai pas assez pour pouvoir le brûler. Nous préférons accueillir les gens chez nous.»