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Lucien Thiel (Photo: Olivier Minaire) 

Monsieur Thiel, pensez-vous, comme la Fedil, que baser ce budget sur une hypothèse de croissance de 1% est trop optimiste?

 «Pour caractériser ce budget, j’utiliserais volontiers une métaphore automobile. On y fait deux choses à la fois: on pousse sur l’accélérateur et, avec l’autre pied, on est déjà sur le frein. La philosophie européenne incite au maintien des niveaux des investissements et du pouvoir d’achat, par une politique anticyclique, pour éviter de tomber dans le ‘trou’ de la crise. Cette politique a été suivie très sérieusement par les ‘Seize’ de l’Eurogroupe, dont le président (le Premier ministre Jean-Claude Juncker, ndlr.) ne va pas faire bande à part dans son propre pays! Or, cela a-t-il du sens, dans une économie largement ouverte comme la nôtre, de faire du keynésianisme? On peut se poser la question, mais nous sommes impliqués dans un ensemble économique européen et nous ne pouvions pas nous isoler, même si cette politique de relance fonctionne moins bien chez nous.De l’autre côté, le programme conjoncturel a permis au commerce et à l’artisanat luxembourgeois de ne pas ressentir trop fortement les effets de la crise. C’est une politique délibérée mais qui, évidemment, vous mène droit dans le déficit. Ce qui sera le cas, pour la première fois depuis très longtemps au Luxembourg. Avec un déficit massif, de 4,4%, qui dépasse même le seuil habituellement ‘permis’ par les critères de Maastricht. Mais vu l’ampleur de la crise, une absolution ex ante a été donnée à tout le monde.

Le Luxembourg ne peut-il se permettre un endettement temporaire?

 «Si, à condition de ne pas perdre de vue que cette dette devra être remboursée et qu’il faudra prendre le virage tôt ou tard. Le Luxembourg a déjà annoncé qu’il fallait réfléchir, dès l’année prochaine et pour l’année d’après, c’est-à-dire à l’horizon 2011, à des économies. Elles sont annoncées. Naturellement, cela se fera dans la tradition luxembourgeoise, dans le dialogue avec tous les concernés. Mais elles devront se faire également de façon sélective, c’est-à-dire en répartissant ces économies, ou ces sacrifices, de façon plus ou moins équilibrée, en veillant à ce que ceux qui peuvent se le permettre le moins, ne soient pas les plus touchés. Il faudra donc un équilibrage social.

Quels seront les facteurs d’équité sociale qui entreront en jeu?

 «Il s’agira de prendre là où la capacité est la plus grande.

Par le biais d’impôts directs?

«Non, à ce stade, on ne parle pas encore d’impôts. Il faut bien savoir – et c’est un autre aspect de la perspective budgétaire – que le gouvernement a l’intention d’épuiser tous les moyens d’économie avant de passer à de nouvelles recettes. C’est un point de discussion, car pour rester dans un équilibre social, le plus simple serait de relever le taux marginal, et de faire payer ceux qui peuvent se le permettre. Mais on n’y est pas encore. Les mesures d’économie seront préparées pendant l’année 2010, pour être transposées dans le budget 2011. Nous sommes là bien au-delà du budget que nous avons sur la table, mais ces explications sont importantes, car beaucoup de gens se demandent pourquoi, alors qu’ils n’entendent parler que de crise, l’Etat continue à dépenser. Mais il y a une idée de continuité. On ne peut pas prendre le virage de façon trop abrupte, et cela, chaque conducteur le sait bien!Le gouvernement veille à une transition douce, d’une politique dépensière à une politique d’économie. Le tout peut se faire plus facilement au Luxembourg qu’ailleurs, car bien que les recettes de l’Etat soient en forte régression, on n’est pas encore dans une situation dramatique. La baisse des recettes de l’Etat ne sera pas drastique en 2009, elle sera déjà un peu plus sensible en 2010, mais la véritable baisse va se présenter en 2011-2012.

Sur quels chiffres peut-on alors tabler?

«Nous n’avons pas ces chiffres car dans la comptabilité de l’Etat, contrairement à celle des entreprises, les recettes fiscales ne sont pas inscrites au titre de l’exercice, mais au moment de l’encaissement, qui se fait généralement trois ans plus tard. Selon les estimations, le bénéfice net de la place financière (sur lequel se calcule l’impôt sur le revenu des collectivités) avoisine encore les 5 à 6 milliards d’euros en 2007 et chute brutalement à 500 millions en 2008. Cela, on ne le ‘voit’ pas encore dans les comptes de l’Etat. On peut toutefois anticiper cet effondrement des recettes. L’effet en sera peut-être légèrement amorti, par le paiement de certaines avances. Mais là encore, il y a le risque que ces avances dépassent le dû. Donc, la ‘vraie’ crise, qui se manifestera par la chute des recettes de l’Etat, est encore devant nous.

Cela pèse-t-il déjà sur les discussions actuelles?

«Il est très important, pour l’instant, et même si cela ne fait pas partie des réflexions sur le budget 2010, de garder ces éléments à l’esprit et de penser à ce qui nous attend. On ne peut pas allègrement aller dans une direction d’endettement. C’est la voie de facilité. Certains la prêchent... M. Frieden (ministre des Finances, ndlr.) a prévu un emprunt de 1,8 milliard l’an prochain, dont 1,5 milliard sera levé sur le marché des capitaux pour combler les ‘trous’. C’est tout nouveau dans la politique luxembourgeoise, où jusqu’ici nous avions l’habitude des surplus budgétaires.

L’Etat dispose néanmoins de quelque 2,2 milliards de réserves. Ne peut-on y recourir?

 «Certes, mais ces réserves seront vite épuisées. L’Etat poursuit le programme d’investissements, donc une bonne partie de l’argent va partir. C’est assez délicat et il faut faire bien attention. Car il y a l’autre aspect, qui aggrave encore la situation et que j’appellerai ‘la crise derrière la crise’. C’est la crise structurelle dans laquelle le pays risque de sombrer parce que les choses ne sont plus les mêmes qu’hier. Notamment en ce qui concerne la ‘vache laitière’ de notre économie, le secteur financier. Le monde financier va changer considérablement, avec toutes les leçons qui seront tirées. On ne sait pas si on reviendra un jour à la vitesse de croisière, assez spectaculaire, qu’a connue notre économie. Je ne le crois pas. La concurrence va devenir plus acerbe et nous ne devrions plus jamais atteindre les mêmes taux de croissance, même si on ne peut rien chiffrer pour l’instant.

Selon vous, l’Etat doit donc absolument réduire son train de vie. Où se nichent les principaux postes de dépenses, dans lesquels il s’agirait de tailler dès aujourd’hui?

«Il y a tout un paquet de mesures à envisager... mais on en reparlera mieux dans un an. Après une phase de dialogue, à la luxembourgeoise. Dans les années de vaches grasses, on a beaucoup innové dans le domaine social, avec d’énormes efforts dans ce secteur. Au milieu de notre société, dans les couches ‘moyennes’, pourrait-on dire, il y a des possibilités de faire des économies. Je ne peux pas vous dire où on va couper. Des propositions sont déjà sur la table. Certaines préconisent, par exemple, de supprimer le 13e mois des fonctionnaires. Ça sonne bien, mais je ne crois pas que c’est à la fonction publique de payer la crise. La Chambre de Commerce a fait des propositions d’économies, il y a un an, portant sur 900 millions d’euros. Un deuxième jet, venant de l’UEL, dépasse même ce montant et atteint près de 1,3 milliard. L’effort est déjà engagé, pour chercher des endroits où l’on peut économiser. Or, actuellement, cet effort se situe exclusivement du côté du patronat. Parce que les représentants des salariés refusent d’admettre que la crise est bien là, ils estiment que le pays peut s’endetter sans problème. Il y aura donc de fortes discussions sur une augmentation de l’imposition. Mais c’est l’affaire du gouvernement et ça doit être tranché en son sein.

L’indexation des salaires sera-t-elle remise sur le métier?

 «Ce qui est clair, c’est qu’il faut limiter ses effets. Est-il normal que les ‘grosses légumes’, ceux qui gagnent beaucoup, voient encore augmenter leurs revenus de 2,5%? La vie ne devient pas plus chère pour une personne à haut revenu que pour les autres... Il y a donc une inégalité dans cette indexation automatique, bien qu’elle soit partiellement absorbée par la progression fiscale. Toutes ces questions devront donc être discutées, même si cela ne fera évidemment plaisir à personne. Ce sont des ‘acquis’ (un joli mot devenu le favori des Luxembourgeois!), mais il faudra accepter qu’il y ait des coupes qui ne seront pas forcément sombres, mais bien équilibrées socialement.

Est-il impossible de lister précisément des postes d’économies pour l’instant?

 «C’est vraiment trop tôt parce que c’est au gouvernement de faire des consultations dans tous les milieux, puis le catalogue de mesures devra être discuté en Tripartite. Un compromis sera certainement trouvé. Les gens ont une certaine compréhension pour la situation. Elle est peut-être encore plus marquée au Luxembourg, du fait de l’influence des médias étrangers. Partout, à la télévision, le mot à la mode est la crise. Les gens ici ne sont pas trop mal lotis et je suis persuadé qu’ils sont prêts à consentir un petit sacrifice.

N’est-il pas largement plus confortable d’être le rapporteur du budget 2010 que du budget 2011, qui s’annonce très difficile?

«Si tout le monde, et surtout l’opinion publique, est préparé à la situation, le budget en tant que tel ne sera pas si difficile que cela... Les décisions seront connues. Celui de 2010 est sans doute le plus dur pour notre pauvre ministre des Finances, car c’est la première fois que le pays est confronté à un déficit aussi spectaculaire.

Pour autant, ce budget ne contient pas de mesures très spectaculaires...

«Mais si! Si vous gelez la plupart des dépenses de consommation de l’Etat, c’est déjà une amorce d’économie, une crispation. Jusqu’ici, elles augmentaient de 6 à 7% par an. C’est une grande différence.

Quels seront, selon vous, les points les plus débattus au niveau parlementaire?

 «Je ne m’attends pas à des revendications très dures, dans ce budget-ci. Evidemment, il y aura toujours les débats issus des différents éléments de notre société, où tout le monde veut davantage. Mais je crois surtout que l’on va sans cesse dévier – comme nous venons de le faire! – vers une discussion sur les budgets postérieurs à 2010, car c’est à partir de là que les choses vont changer sensiblement.

Quelles mesures particulières ont été prévues pour soutenir la compétitivité des entreprises? Puisqu’il n’est pas prévu de réduire la pression fiscale...

«On maintient ce qui est acquis. Si vous demandez aux syndicats, ils trouveront évidemment qu’il est prévu trop de crédits pour les entreprises et l’industrie. C’est faux, car il n’y en a pas plus qu’avant. Mais nous devons maintenir un certain niveau, sinon, nous perdons tout notre attrait pour les investisseurs étrangers. D’ailleurs, nous sommes déjà en perte de vitesse, en termes de compétitivité. C’est pourquoi il faut faire très attention quand on évoque une augmentation de la charge fiscale, car ceux qui la réclament pensent évidemment à celle des entreprises, et non à celle des ménages. Or, il faut rappeler que dans ce pays, 40% des ménages ne paient pas d’impôts. C’est à cause de ce phénomène que l’on a introduit le principe de l’impôt négatif (boni, chèques...). Nous sommes déjà dans une situation où l’on dépasse l’ordinaire, en comparaison avec d’autres pays.  Il est donc impossible d’alléger encore l’impôt ‘en bas’. On pourrait l’alourdir ‘en haut’; si nécessaire et, encore une fois, à condition que toutes les autres mesures d’économies aient été épuisées. Mais sur ce sujet, il reste des divergences d’opinions au sein du gouvernement.

Vous vous félicitez de ce que le rapporteur du budget dispose d’une grande liberté de ton dans son rapport. Quelle sera votre touche personnelle?

«Vous savez, c’est un grand écart, un acte d’acrobatie, de maintenir l’attractivité d’un petit pays qui doit se doter d’atouts qui vont à l’encontre du budget; car ces éléments ne peuvent être poussés très loin, sinon ils vont à l’encontre du social. Ce leitmotiv est essentiel pour ce gouvernement: la priorité revient à l’homme et non à l’économie. C’est pourquoi nous réfléchissons à une nouvelle conception du PIB, qui sera le ‘PIB du bien-être’. Cela a été annoncé dans la déclaration gouvernementale et reviendra dans mon rapport. J’entends donner une véritable impulsion politique à cette approche. Le tout est de bien définir les critères. Le Statec a déjà établi un modèle. Il faudra bien sûr s’accorder sur un standard au niveau mondial, pour permettre les comparaisons. Certains parlent de PIB vert, d’autres de ‘sustainable PIB’...  Il y a quelques années, on parlait même du ‘PIB du bonheur’. Mais je crois que c’était un peu exagéré...»