Issue de la terrible crise de la sidérurgie dans les années 1970, la tripartite a permis au Luxembourg de combiner essor économique et progrès social. (Photo: Maison Moderne)

Issue de la terrible crise de la sidérurgie dans les années 1970, la tripartite a permis au Luxembourg de combiner essor économique et progrès social. (Photo: Maison Moderne)

C’est en pleine crise de la sidérurgie qu’est né le comité de coordination tripartite – «une réponse exceptionnelle à une situation exceptionnelle», assurait Gaston Thorn, Premier ministre de 1974 à 1979. Lorsque le marché de l’acier s’effondre en 1974, c’est la «moelle épinière» du Luxembourg qui est touchée, compare Franz Clément, chercheur au Liser. La sidérurgie représentait alors 25% du PNB du pays, 57,7% de sa production industrielle, 70% de ses exportations de biens et employait 20% de sa population active. Face au cataclysme annoncé, le gouvernement DP-LSAP prend des mesures d’urgence, comme la subvention du chômage partiel surveillée par un comité de conjoncture réunissant employeurs, syndicats et gouvernement. Le fonctionnement tripartite était déjà expérimenté au Conseil économique et social depuis 1966.

Gaston Thorn convoque dès 1976 une conférence tripartite, «une espèce d’état-major de crise»(1), qui sera inscrite dans la loi l’année suivante sous le nom de comité de coordination tripartite. Le premier accord tripartite en 1979 consacre son essence: chacune des parties accepte des concessions significatives au nom du sauvetage de la sidérurgie et du pays. L’Arbed s’engage ainsi à investir dans ses installations, le gouvernement met aussi la main au portefeuille et les syndicats acceptent la réduction de 25.000 à 16.500 des effectifs de la sidérurgie d’ici 1983 sans aucun licenciement. Ils donneront aussi leur accord les années suivantes aux mesures de déplacement de main-d’œuvre, de réduction de salaires ou de préretraite avec salaire réduit.

C’est ainsi que le Luxembourg se relèvera de la terrible crise de la sidérurgie, perdant une partie de son identité mais gagnant un outil redoutable d’efficacité – au point qu’il a suscité des jalousies. Le CSV s’est hâté d’abroger le droit de veto que la loi de 1977 octroyait à la tripartite. Et le Conseil d’État n’a pas manqué de rappeler en 1984 que la tripartite «n’est pas une méthode de gouvernement», rendant l’État «otage des partenaires sociaux»(2).

Très rapidement, la tripartite a dépassé sa visée initiale – un outil déclenché en cas de difficultés économiques – et a été déclinée dans d’autres secteurs que la sidérurgie. De fait, dès le début des années 1980, ses décisions impactaient l’ensemble de la population avec l’introduction de l’impôt de solidarité de 10% ou les diverses modulations de l’index entre 1981 et 1984.
C’est à la tripartite que l’on doit la pérennité de la CDR, la Cellule de reclassement des salariés de la sidérurgie. Appliquée à grande échelle dans la sidérurgie, la préretraite a été étendue aux autres secteurs économiques au milieu des années 1980. Autre héritage précieux: le statut unique, obtenu par les syndicats en 2006 après six mois de négociations et plusieurs années d’attente. Ouvriers et employés du privé sont réunis sous le terme unique de «salariés» bénéficiant des mêmes avantages.

Mais c’est la dernière avancée obtenue par la tripartite au sens global. Les premières fêlures apparaissent lors de la tripartite de 2009 dédiée à la crise économique et financière. Elle accouche de quelques mesures sur la formation et l’emploi mais Jean-Claude Juncker évoque déjà «trop d’aspects incompatibles» entre l’UEL et les syndicats. L’OGBL initie une manifestation contre la crise en mai 2009 qui réunit entre 16.000 et 30.000 personnes.

La crise de 2008 déchire la tripartite

La crise s’aggravant, le gouvernement Juncker-Asselborn II réunit la tripartite début 2010. Malgré 140 heures de discussions et de multiples entretiens bipartites, aucun accord n’est trouvé. Jean-Claude Juncker a même convoqué les Sages du passé comme Jacques Santer, John Castegnaro et Joseph Kinsch pour éviter l’échec. Pour finir seul devant la presse, à expliquer que le gouvernement s’était opposé au moratoire de deux ans sur l’index, au statu quo du salaire social minimum (SSM) et à la flexibilisation du travail demandés par le patronat. Les syndicats ont rejeté les deux modulations de l’index proposées par le gouvernement: soit le retrait des produits pétroliers du calcul de l’index en échange de transports publics gratuits, soit le plafonnement de l’indexation pour les salaires correspondant à deux SSM. La tripartite est devenue un dialogue de sourds.

L’effondrement de la sidérurgie n’appelait aucune divergence d’interprétations, alors que la crise de 2008 est perçue par les syndicats comme une conséquence de la libéralisation effrénée de l’économie. «Nous ne paierons pas pour votre crise!» était d’ailleurs le mot d’ordre de la grande manifestation du 16 mai 2009. La tripartite de 2010 confirme la désolidarisation de l’OGBL et de son pendant politique traditionnel, le LSAP. Surtout, «les syndicats ont déplacé vers la place publique des débats qui auraient dû rester dans la tripartite de manière confidentielle», indique Franz Clément. L’échec de la tripartite mène la coalition au bord de l’éclatement. La fracture entre patronat et syndicats s’avère si nette que le Conseil économique et social est paralysé d’avril 2010 à janvier 2011. Et sa relance tient surtout au fait qu’il ait décidé de se cantonner à des sujets absents des discussions tripartites, comme le logement ou encore le PIB bien-être.

Le gouvernement finira par nouer des accords séparés avec les syndicats et le patronat. Les premiers obtiendront le maintien de l’abattement pour frais de déplacement en échange d’une modulation de l’index. Les seconds négocieront la baisse de leurs cotisations et une aide accrue du gouvernement pour financer la formation professionnelle continue.

Depuis, la tripartite est «cliniquement morte», selon Franz Clément. Les tentatives de relance ont toutes échoué en 2011 et 2012, amenant le gouvernement à légiférer directement, comme pour la modulation de l’index entre 2012 et 2014. Le gouvernement Bettel a bien essayé d’insuffler une nouvelle dynamique en invitant les partenaires sociaux à des groupes de travail en 2014. Mais il n’a pu que signer des accords bipartites et la tripartite espérée en octobre 2015 a été annulée, faute de rapprochement de vues plausible.

La société a changé

Les dossiers qui fâchent sont toujours sur la table. L’UEL réclame une flexibilisation du temps de travail qui permettrait aux entreprises d’aménager les horaires de leurs salariés sur une période de référence de quatre mois au lieu d’un mois actuellement et d’adapter ainsi leur production aux fluctuations de l’activité. La réforme profonde de l’échelle mobile des salaires est aussi dans leur ligne de mire, tout comme le niveau élevé du SSM qui attire tant les travailleurs frontaliers que cela pénalise les résidents. De leur côté, les syndicats demandent une sixième semaine de congés payés et refusent de faire travailler les salariés de la construction jusqu’à 52 heures par semaine. Patronat et syndicats présentent enfin des attentes opposées face à la réforme fiscale annoncée pour 2017. Et ne semblent pas près de se retrouver.

Est-ce donc vraiment la fin pour la tripartite? «Quand on regarde en arrière, au début des années 1980, malgré la solidarité nationale autour de la sidérurgie, il y a déjà eu des blocages au niveau de la tripartite marqués par une incapacité à aboutir à des accords», rappelle Franz Clément. L’historien Denis Scuto cite «la grève générale de 1982, la menace de grève générale en 1993, les luttes sociales de 1998, 2006 et 2009» comme autant d’expressions de la combinaison de «volonté de dialogue» et des «capacités conflictuelles» au sein même du triangle tripartite. «Comme dans un champ magnétique, ce sont les forces qui s’y opposent qui lui donnent son dynamisme.»(3)

Si le Premier ministre et le ministre de l’Économie n’ont pas souhaité s’exprimer quant à l’état et à l’avenir de la tripartite, les partis de la coalition se montrent optimistes. Le DP souligne l’«avancée énorme dans la bonne direction» des derniers accords bipartites. De son côté, le LSAP défend la «double fonction» du modèle luxembourgeois combinant «intérêt des salariés et développement économique dynamique». «La tripartite n’est pas menacée dans son existence mais elle a besoin d’être revitalisée», estime Déi Gréng. Dans l’opposition, le CSV soutient un «cadre fiable et flexible» tout en rappelant que la décision finale revient au gouvernement et au Parlement. L’ADR attend une «action énergique du gouvernement pour sauvegarder (...) un des secrets de nos succès économiques». Enfin pour Déi Lénk, «la tripartite n’est pas une question religieuse, ce qui nous importe, c’est que le gouvernement prenne des mesures en faveur des salariés et des chômeurs».

La solution réside certainement dans la capacité du gouvernement à initier, animer, recadrer le débat. Les dissensions de la coalition CSV-LSAP ont été avancées comme un des facteurs déterminants dans l’échec de la tripartite de 2010. Après deux ans au pouvoir, le gouvernement Bettel n’est pas parvenu à reconvoquer une tripartite aboutissant à un accord quelconque. Il est peut-être alors temps de faire ce que le Luxembourg sait faire de mieux: s’adapter à un nouvel environnement.

Ces dernières années ont vu le Luxembourg ébranlé par sa propre évolution. L’entêtement du gouvernement CSV-LSAP dans l’affaire des bourses d’études en 2010, le non au référendum de juin dernier sur le vote des étrangers traduisent un ahurissement devant l’ampleur des mutations de la société luxembourgeoise et du marché de l’emploi. Et les salariés de la place financière, principal vecteur de croissance du pays comme la sidérurgie en son temps, ne sont même pas représentés à la tripartite, alors qu’ils ont un syndicat, l’Aleba, pour porter leur voix.

La grande famille des Luxembourgeois doit serrer les rangs pour affronter les défis spirituels, sociaux et économiques de notre temps.

Pierre Werner, Premier ministre (1959-1974 et 1979-1984)

Pierre Werner estimait que «la grande famille des Luxembourgeois doit serrer les rangs pour affronter les défis spirituels, sociaux et économiques de notre temps». Si le Luxembourg n’est plus tout à fait celui qu’il était, son objectif doit rester le même: concilier essor économique et protection sociale élevée.

Chronologie
Accords et désaccords

  • 1975: En pleine crise sidérurgique, la loi du 26 juillet autorise le gouvernement de  Gaston Thorn  à prendre des mesures pour préserver l’emploi en cas de difficultés conjoncturelles. Elle crée le comité de conjoncture chargé d’évaluer chaque mois les demandes de chômage partiel émanant des entreprises en proie à des difficultés économiques.
  • 1977: La loi du 24 décembre institue le comité de coordination tripartite appelé à intervenir au déclenchement de certains seuils de «gravité de la situation économique, conjoncturelle et structurelle».
  • 1979: Le tout premier accord tripartite signé le 19 mars porte sur la restructuration et l’assainissement de la sidérurgie.
  • 1982: Le 27 mars, l’OGBL, qui a rejeté en tripartite la modulation de l’index et l’impôt de solidarité de 10% prévus par le gouvernement Werner, organise une grande manifestation anti-crise. La Chambre vote la politique d’austérité le 8 avril.
  • 1993: Le  comité de coordination tripartite  se penche sur la crise économique fulgurante qui touche l’Union européenne.
  • 1998: Le Premier ministre Jean-Claude Juncker réunit les partenaires sociaux dans le cadre du plan d’action national pour l’emploi lancé par Bruxelles.
  • 2003: La tripartite arrive à un accord le 24 novembre sur l’amélioration financière durable de l’assurance maladie, en particulier à travers une régulation accrue des arrêts maladie.
  • 2004: Le Premier ministre Jean-Claude Juncker réunit les partenaires sociaux le 1er mars pour leur exposer les mesures du protocole de Kyoto. La tripartite sidérurgie aboutit à l’accord Lux2006 après six mois de négociations et une  manifestation à Dudelange  dont le site est fermé en contrepartie d’investissements et de terrains par Arcelor. Le 12 octobre a lieu une quadripartite sur l’assurance maladie (contrôles des assurés et des médecins, dossier médical informatisé).
  • 2005: Le 24 octobre, une tripartite ferroviaire intervient dans le contexte de l’ouverture à la concurrence du fret et du transport international de voyageurs au niveau européen.
  • 2006: Le dernier  accord tripartite  est atteint le 19 avril après six rencontres des partenaires sociaux et plusieurs entretiens bipartites. Les syndicats obtiennent le statut unique en contrepartie d’une modulation de l’indexation.
  • 2009: La tripartite nationale pour l’emploi et la cohésion sociale fait le point le 6 mai sur les retombées de la crise économique et financière sur l’emploi. Une grande manifestation contre l’austérité est lancée à quelques semaines des législatives.
  • 2010: La tripartite sidérurgie du 3 mars boucle le plan Lux2011. Le 27 avril,  Jean-Claude Juncker  s’exprime seul à l’issue de l’échec de la tripartite sur l’emploi, la compétitivité et les finances publiques. En fin d’année, le gouvernement signe des accords séparés avec les partenaires sociaux – les accords bipartites.
  • 2011: Jean-Claude Juncker reçoit les partenaires sociaux le 8 mars pour tenter de mettre fin au blocage du dialogue social. Les rencontres de l’automne ne donneront rien. Deux tripartites sidérurgie, en juin et en décembre, discutent du plan de sauvetage des sites ArcelorMittal de Rodange et Schifflange. Faute d’accord tripartite, Jean-Claude Juncker tranche et décide une modulation de l’index.
  • 2012: Le plan Lux2016 est adopté par la tripartite sidérurgie le 28 mars.
  • 2014-2015: Le  gouvernement Bettel réunit les partenaires sociaux au sein de groupes de travail thématiques sans parvenir à raviver le dialogue. La tripartite du 12 octobre est finalement annulée.

Indexation des salaires
L’index dans la ligne de mire
Le mécanisme d’indexation est peut-être le seul point constant à l’ordre du jour des différentes tripartites depuis 1979.

Le Luxembourg est le dernier pays avec la Belgique à avoir conservé un mécanisme automatique d’indexation des salaires. Introduit en 1921 pour les traitements et pensions des fonctionnaires et des cheminots, l’index fut étendu à l’ensemble de la population active en 1975, alors que le premier choc pétrolier affolait les prix du baril de pétrole.

Il s’agit en réalité d’un mécanisme complexe qui s’appuie sur l’indice des prix à la consommation nationale (IPCN) excluant la consommation des non-résidents. L’IPCN considère l’évolution mois après mois du prix d’un panier de 8.000 produits de consommation courante (produits alimentaires, vêtements, boissons alcoolisées, chaussures...). Ce panier est mis à jour tous les ans afin de prendre en compte le changement des habitudes de consommation - le DVD et le Blu-ray ont ainsi délogé depuis longtemps la cassette VHS du panier de référence. Ces prix récoltés sont ensuite pondérés afin de refléter leur part réelle dans la consommation mensuelle d’un ménage.

Lorsque la moyenne de l’IPCN des six derniers mois dépasse de 2,5% la valeur de la dernière tranche indiciaire, une nouvelle tranche est déclenchée, ce qui ouvre la voie à une augmentation des salaires de 2,5%.

Mais en temps de crise, ce mécanisme est rapidement dénoncé par le patronat qui a dû par exemple supporter au moins deux augmentations de salaires annuelles entre 1975 et 1981. Début 1981, une nouvelle tripartite décide une première modulation en décalant d’un mois l’augmentation effective des salaires par rapport au déclenchement d’une tranche. Le gouvernement Werner suggère de fixer les dates de déclenchement des prochaines tranches, provoquant l’ire des syndicats et la grande manifestation du 27 mars 1982. De fait, il existe plusieurs types de modulation du mécanisme, de la suspension temporaire au plafonnement par l’instauration d’une tranche maximale en passant par l’introduction d’un délai minimum entre deux tranches. Ainsi, la tripartite de 2006 décale de plusieurs mois les tranches intervenant jusqu’en 2010: la tranche arrivée à échéance en août 2006 est déclenchée en décembre, celle de décembre 2007 est reportée à mars 2008 et celle de juillet 2008 est décalée à mars 2009. La tripartite 2010 voit le patronat et les syndicats se déchirer à propos d’une nouvelle modulation de l’index. L’UEL réclame un moratoire de deux ans sur l’indexation et l’exclusion des produits pétroliers du panier de référence.

Leur effet est pourtant surestimé, selon le Statec dans son Working papers n°43 d’août 2010 dédié aux modulations de l’index afin de «permettre d’objectiver le débat assez enflammé» en cours. L’institut statistique a simulé diverses modulations de l’index entre 2003 et 2009 et évalué leur impact par rapport à la situation observée. D’après ses calculs, il y aurait de toute façon eu six tranches entre 2003 et 2009 et la perte de salaire se serait échelonnée entre 0,3 et 0,9% sur six ans, quel que soit le scénario. «Les résultats de la simulation, qui portent sur la période 2003-2010 riche en épisodes de forte et de faible inflation, montrent que les différences entre les variantes de modulation du système d’indexation sont assez faibles, que ce soit en termes de tranches payées, de décalage de la date de paiement ou de réduction du salaire par rapport à la situation réglementaire en vigueur», conclut le Statec. Le gouvernement et les syndicats s’accordent finalement sur une modulation de l’indexation qui sera de courte durée puisque la faiblesse de l’inflation maintiendra l’indice sous la cote d’échéance d’octobre 2013 au printemps 2016.

(1) La crise sidérurgique et le «modèle luxembourgeois» - Lorsque le droit est dépassé, Alexandre et Robert Krieps, in Droit des entreprises en difficulté, Institut international de droit d’expression française, Bruylant, 1991.
(2) Aux origines du droit du travail, Jean-Luc Putz, Promoculture-Larcier, 2014.
(3) Le regard étonné d’un historien sur cent ans de relations sociales, Denis Scuto, revue forum, février 2011.