Juliane Kokott estime qu’il est aisé de surmonter les cultures pour appliquer un seul et même droit dans toute l’UE. (Photo: Anthony Dehez)

Juliane Kokott estime qu’il est aisé de surmonter les cultures pour appliquer un seul et même droit dans toute l’UE. (Photo: Anthony Dehez)

Madame Kokott, on sent beaucoup de précautions dans vos conclusions. Comment procédez-vous pour ces affaires particulièrement sensibles?

«J’essaie de peser chaque mot.

Comment travaillez-vous sur une affaire?

«Nous avons un dossier assez volumineux que nous lisons. Nous élaborons nos idées. Nous discutons. J’ai toujours un référendaire qui lit le dossier en même temps que moi, donc je discute avec lui, et si c’est quelque chose de vraiment très controversé, nous organisons une petite table ronde, par exemple dans l’affaire du foulard ou pour l’adhésion de l’UE à la Convention européenne des droits de l’Homme. Mais c’est plutôt l’exception, parce qu’on a beaucoup d’affaires.

Cela vous arrive-t-il de vous réunir avec les autres avocats généraux?

«Non, pas vraiment. Chacun rédige ses propres affaires.

Diriez-vous que ce travail repose davantage sur la réflexion que sur la recherche?

«C’est plus de réflexion, parce qu’il y a en général peu d’articles – hormis sur le foulard, où il en existe un millier. S’agissant de l’affaire du foulard, je suis vraiment spécialisée dans cette matière: depuis 20 ans, j’écris des commentaires sur le droit constitutionnel dans le Kommentar Sechs en Allemagne, j’ai discuté à de nombreuses reprises avec mes collègues de la Cour constitutionnelle, et j’ai même échangé sur cette question avec des archevêques. Je ne suis donc pas partie de zéro dans cette affaire.

Pour d’autres affaires, comme Aviva (TVA sur les Gap dans les assurances, ndlr), il n’y avait tout simplement rien. Dans ce cas, c’est essentiellement de la réflexion.

Est-ce cela qui vous plaît aussi, lancer une réflexion nouvelle sur un sujet?

«Je trouve cela très intéressant. Lorsqu’on est professeur, on ne trouve pas tellement de problèmes nouveaux, alors qu’ici, on rencontre toutes sortes de questions inédites, par exemple la question de savoir si une imposition progressive peut constituer une aide d’État (la Commission ayant adopté cette approche). On peut discuter avec des collègues, se demander si nos réflexions ont du sens. Mais en général, il n’y a jamais beaucoup d’articles, de livres ou de travaux académiques qui peuvent nous aider.

Et c’est une réflexion qui s’affranchit de ce que peuvent dire à l’audience, par exemple, les États qui interviennent ou même la Commission, comme dans l’affaire de la TVA sur les Gap.

«Je dois dire que l’argumentation de la Commission était vraiment bizarre. Elle a présenté une vue spéciale de la genèse de l’article 132. Mais en effet, nous ne sommes pas obligés de suivre la Commission, pas plus que les autres parties ou les États membres. Pas du tout.

Les juges ne sont pas non plus tenus de suivre votre argumentation.

«Non, et un autre avocat général avait une autre opinion dans l’affaire que vous venez d’évoquer.

… Et une autre argumentation qui aurait plu davantage au secteur financier luxembourgeois.
[rires]

Le Luxembourg a également connu cela, avec l’arrêt sur les bourses d’études pour les frontaliers. Et c’est quelque chose que peut-être le grand public ne comprend pas bien: il n’y a pas qu’une seule façon d’interpréter les choses. La Cour peut changer de jurisprudence. Par exemple, concernant la TVA sur les Gap, elle est allée beaucoup plus loin dans ses arrêts Aviva et DBN Banka que dans sa décision sur le recours en manquement Commission contre Luxembourg.

«Personne ne l’avait prévu. Sans doute aussi parce que la Cour est plus libre de répondre dans le cadre d’un renvoi préjudiciel que dans celui d’un recours en manquement.

Je trouve normal que les juges ne suivent pas systématiquement mon opinion, mais cela ne doit pas arriver trop souvent, parce qu’il faut être utile à la Cour.

Juliane Kokott, avocat général à la Cour de justice de l’Union européenne

Les juges ne suivent pas toujours les conclusions de l’avocat général. Que ressentez-vous lorsque cela vous arrive?

«En général, dans le processus juridique des Cours constitutionnelles, il y a des opinions dissidentes, mais nous ne connaissons pas cela à la CJUE. Je trouve cela normal que les juges ne suivent pas systématiquement mon opinion, mais cela ne doit pas arriver trop souvent, parce qu’il faut être utile à la Cour, et on n’est utile que si la Cour suit dans la plupart des cas ce que l’on propose. D’un autre côté, les juges ne doivent pas toujours suivre aveuglément les conclusions de l’avocat général, parce que le droit permet souvent différentes interprétations et le public doit aussi voir les diverses possibilités de raisonnement. C’est pour cela que la Cour désigne deux avocats généraux si l’affaire a trait à une question très controversée comme le foulard.

C’était aussi le cas dans les affaires des mères « commanditaires » – deux femmes qui ont fait appel à des mères porteuses à l’étranger et se sont vu refuser le congé maternité dans leur État membre (arrêts C.D. et Z, 18 mars 2014, ndlr).

C’était assez controversé. J’étais pour le congé maternité afin de laisser la possibilité à la mère de mieux connaître son enfant. Mais la Cour ne m’a pas suivie. M. Nils Wahl (l’avocat général suédois, ndlr) a conclu dans l’autre sens, faisant une analogie avec l’adoption. Personnellement, je trouve qu’il y a une différence, car l’adoption intervient en général à un âge plus avancé.

Vous êtes intervenue au printemps dans une conférence de l’Union internationale des avocats sur les femmes et l’État de droit. Cela fait-il partie du rôle d’un avocat général de la CJUE, selon vous?

«Oui, je le pense, parce qu’il ne faut pas rester isolé du monde, dans sa tour d’ivoire. Il faut savoir ce qui se passe dans les États membres, quelles sont les sensibilités, ce que pensent les confrères des autres juridictions. Le droit est écrit, on l’applique, mais il y a quand même des contextes à connaître et des effets très importants sur la société. Il ne faut pas l’oublier.

Comment vous détachez-vous de votre nationalité, de votre culture, pour essayer d’avoir une vision européenne?

«Nous appliquons le même droit, et cela facilite énormément les choses. C’est la base des discussions. Les méthodes sont peut-être un peu différentes, mais en principe, c’est moins difficile qu’on ne le pense.

Mon professeur américain, Thomas Buergenthal, qui était juge à la Cour internationale de justice et auparavant président de la Cour américaine des droits de l’Homme, a toujours dit: «Les bons juristes de tous les systèmes arrivent au même résultat.» Peut-être que le chemin est différent, mais en principe, ils arrivent au même résultat.

Il y a aussi des cultures où on discute beaucoup avec les représentants des États lors des audiences, et d’autres cultures où on discute moins. Mais les points sur lesquels nous discutons et le résultat sont souvent sensiblement les mêmes.

Vous êtes la doyenne des avocats généraux et co-doyenne des magistrats, puisque Rosario Silva de Lapuerta, la juge espagnole, est arrivée en même temps que vous, en octobre 2003. Comment êtes-vous entrée à la CJUE?

«Je n’avais pas postulé. Je ne sais même pas si cela se fait maintenant. C’était la ministre de la Justice qui m’avait téléphoné à l’époque. J’étais surprise qu’elle m’ait trouvée, car j’enseignais à Saint-Gall (en Suisse, ndlr). Ses collaborateurs ont cherché sur internet et elle a ensuite demandé l’avis des professeurs et des collègues. En Allemagne, on a souvent pris des professeurs de droit public pour ce poste.

Mon prédécesseur, M. Siegbert Alber (avocat général allemand de 1997 à 2003), était politicien. Günter Hirsch (juge de 1994 à 2000) était magistrat. Mais maintenant, Thomas von Danwitz et moi sommes tous les deux des professeurs d’université.

Est-ce que vous pensiez rester si longtemps lorsque vous êtes entrée à la CJUE?

«J’ai toujours pensé que c’était vraiment une position fascinante. Mais on ne peut jamais savoir. Mon prédécesseur avait effectué un seul mandat.

Est-ce que vous vous voyez continuer?

«Oui ! Je suis contente ici. Et c’est plus calme: mes enfants sont déjà grands. C’est aussi plus de travail. Il faut souvent être ici du dimanche jusqu’au vendredi ou au samedi. C’est beaucoup, et c’est un peu dur, notamment en raison de mon fils qui a 12 ans.

Ma famille est restée à Heidelberg parce qu’en 2003, j’avais des enfants en bas âge ainsi que d’autres qui allaient passer leur bac et cela aurait été assez compliqué de déménager. De plus, on ne savait pas que ça allait durer 18 ans.

Est-ce que vous aimez votre vie à Luxembourg?

«Oui, mais il fait un peu froid [rires]. Même à Heidelberg il fait plus chaud, il y a plus de lumière. Mais la Sarre est très proche, le dialecte est un peu similaire et j’aime bien la mentalité. Les gens ne sont pas compliqués, ils sont ouverts. Ce n’est pas trop grand, un peu comme en Suisse. On se connaît vite. C’est bien.

Vous parliez de vos enfants. Vous en avez six. Comment conciliez-vous un poste aussi prenant et une famille très nombreuse?

«C’est une question de chance, de bonne santé et d’énergie. Aucun de mes enfants n’a de maladie grave. J’ai une famille qui n’est pas compliquée et qui m’aide. Et nous formons une très bonne équipe avec mon mari. Et puis, j’ai cette volonté très forte qui fait que je ne peux simplement pas faire autre chose que de la recherche.

Vous êtes pourtant une exception en Allemagne, où le triptyque Kinder, Kirche, Küche (enfants, église, cuisine) imprègne encore profondément la société.

«Oui, c’est vrai que les ‘trois K’ sont encore très forts. Ils l’étaient surtout quand j’ai eu mon premier enfant. Avec Mme Van der Leyen (ministre allemande de la Famille qui a multiplié les places en crèche, ndlr), cela a beaucoup changé: les Kindergarten ont ainsi été ouverts de 9h à 12h30, puis de 14h30 à 16h. C’était incroyable. Maintenant, même les Waldorfkindergarten, qui en principe étaient très ‘trois K’, accueillent les enfants jusqu’à 19h.

Malgré toutes ces avancées, les femmes allemandes ont encore mauvaise conscience de laisser leurs enfants à la crèche. Elles pensent que c’est mauvais pour la psychologie des enfants.

Êtes-vous tentée de parler de votre exemple pour contrecarrer cette pression sociale?

«J’ai justement donné plusieurs interviews à des magazines pour montrer aux femmes qu’on peut avoir les deux, une carrière et une famille. Il y a beaucoup de gens à 60 ans qui regrettent de n’avoir que deux ou trois enfants. Il faut savoir, dès l’âge de 20 ou 30 ans, qu’il est possible de concilier vie professionnelle et privée. C’est pour cela que j’ai accepté de faire ces articles.

La parité n’est pas encore acquise au sein de la CJUE puisqu’il y a 6 femmes et 34 hommes, en comptant les magistrats et les avocats généraux. Aimeriez-vous pousser davantage de femmes à postuler?

«Ce serait bien, mais ce sont les États membres qui décident des nominations. Ce débat doit avoir lieu dans les États membres. Peut-être que la Cour pourrait dire que ce serait très apprécié.

Avec le Brexit, la Cour va être amenée à perdre des magistrats, mais aussi des affaires. Du point de vue des droits fondamentaux, est-ce regrettable que le Royaume-Uni veuille se défaire de la CJUE?

«Je n’apprécie pas le Brexit. Personne ne l’apprécie. Mais on verra seulement ce qui se passera avec les compétences de la Cour une fois que les négociateurs auront trouvé un accord. Pour le moment, il y a beaucoup de spéculations.

Les attributions d’avocat général gagneraient-elles, selon vous, à être étoffées ou renforcées?

«C’est un peu de la cuisine interne. En principe, je suis contente de l’état actuel des choses. On ne manque pas de travail [rires].

Peut-être un peu de temps...

«Oui, surtout le temps de se concentrer sur les grandes questions.

La solution viendrait-elle d’un accroissement du nombre des avocats généraux?

«Trois avocats généraux viennent d’être ajoutés. Nous sommes 11 maintenant, et je pense que ça suffit. Nous sommes une grande Cour. Il faut se consolider.

Un récent rapport spécial de la Cour des comptes européenne indique que la CJUE peut encore gagner en efficacité.

«Cela se réfère peut-être plus au tribunal, qui a beaucoup d’affaires complexes à traiter. Pour la Cour, je pense que nous sommes vraiment efficaces. Avec toutes ces langues et tous ces juges, nous sommes assez efficients et beaucoup plus rapides que de nombreuses autres instances telles que les cours constitutionnelles nationales et la Cour européenne des droits de l’Homme.»