Madame Kokott, vous avez grandi à Bonn. Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance?
«J’ai passé mon enfance dans la Sarre. Je suis venue à Bonn plus tard. Ce que je retiens de l’après-guerre, c’est aussi le sort des membres de ma famille, qui n’avaient rien du tout et qui étaient venus comme réfugiés. Mon père est devenu maire à Sankt Ingbert. C’était comme une seconde naissance pour mes parents parce qu’ils avaient vraiment tout perdu. Finalement, il y a eu les années 1970 avec l’Allemagne qui devenait plus prospère. Mon père était humaniste, il parlait le grec ancien et le latin. Il m’a ainsi fallu apprendre le français parce que la Sarre était très attachée à la France. Il y avait pas mal d’industriels, des maires et des consuls de France à la maison. Mon père parlait finalement assez bien le français parce qu’il écoutait toujours des disques français à la maison.
D’où venait votre famille?
«De Kaliningrad, qui est en Russie maintenant, pour ma famille du côté maternel. Du côté paternel, c’est Brieg, qui est en Pologne désormais, plus précisément en Silésie. J’ai visité Kaliningrad lors du 450e anniversaire de l’université début 1990 et j’ai aussi visité Brieg (qui s’appelle Brzeg de nos jours) avec l’avocat général polonais Maciej Szpunar. Il avait de bonnes relations à Brieg et a fait en sorte que je puisse voir la ville natale de mon père et la rue où se trouvait sa maison. Je ne connaissais pas l’adresse exacte mais j’ai cherché ‘Karl Kokott, juge’ sur internet et j’ai trouvé un annuaire des années 1930. C’était incroyable.
C’est une histoire de l’après-guerre. Mes parents étaient des réfugiés, puis il y a eu le rideau de fer qui les a empêchés de revenir. Malheureusement, ils sont morts et n’ont plus eu la possibilité de revoir ces endroits.
Durant vos années de lycée en Sarre, est-ce que vous étiez déjà quelqu’un de très studieux, ou de plutôt fêtard?
«J’avais beaucoup d’énergie donc je pouvais faire les deux. Je ne sais pas si j’étais particulièrement studieuse, mais la littérature m’intéressait, les mathématiques aussi, j’adorais le sport. C’est facile si on est vraiment intéressé.
Le droit semble être une histoire de famille…
«Mon grand-père était juge et mon père a été maire, puis conseiller juridique de la Croix-Rouge allemande. Du côté maternel, c’est la théologie et l’économie qui dominaient.
Mais je crois que ma mère a simplement décidé que je ferais du droit... Quand j’avais 7 ans, je signais ‘Dr. iur.’ (docteur en droit, ndlr) parce qu’elle me disait que je ferais cela plus tard. Elle me disait aussi que j’aurais mes enfants pendant mon doctorat. Elle avait des idées très claires. En outre, je devais aussi apprendre le piano pour stimuler mon intellect lorsque je n’étudiais pas. Elle a fait de la germanistique, mais elle disait que c’était trop ennuyeux pour moi et que je n’y rencontrerais que des filles, alors qu’à cet âge-là, il fallait aussi que je rencontre de jeunes hommes [sourires]. Elle a pensé à tout. Et ça s’est passé un peu comme ça.
Vous êtes très obéissante alors…
«[rires] Oui.
J’aime rechercher et aller au fond des choses.
Juliane Kokott, avocat général à la Cour de justice de l’Union européenne
Au-delà de cette prédisposition familiale, est-ce que vous aviez vraiment une appétence pour le droit?
«J’aime rechercher et aller au fond des choses. Ce sont un peu les hasards de la vie.
Quand vous avez commencé vos études de droit, est-ce qu’il y avait une matière qui vous intéressait plus particulièrement?
«J’ai toujours voulu ouvrir mon horizon vers les autres systèmes de droit, les autres cultures juridiques et les autres pays. Cela m’a naturellement conduite vers le droit international à cette époque. Maintenant, chaque matière est internationalisée, mais autrefois, c’était du droit international public. J’ai commencé avec les droits de l’Homme et le droit constitutionnel.
Vous avez étudié en Allemagne, en Suisse, en Tunisie, ensuite aux États-Unis…
«Par curiosité. Cela m’intéressait.
Donc à l’époque, vous n’aviez pas de plan de carrière.
«J’avais deux choses en tête: diplomate et professeur. Au début, je voulais être maire, comme mon père, parce que, dans cette fonction, on voit ce qu’on fait, on peut réaliser des choses concrètes. Après, j’ai voulu devenir diplomate, parce qu’à Bonn, tout le monde était fils ou fille de diplomate, et tous les quatre ans, on découvre le monde. Je trouvais cela attirant. Puis j’ai commencé à me pencher plus profondément sur le droit et j’ai découvert que j’aimais les bibliothèques. Maintenant, ce sont les ordinateurs. J’utilise notamment ma tablette pour lire les jugements, pour travailler, etc.
Pourquoi votre choix de carrière s’est-il finalement arrêté sur le droit plutôt que la diplomatie?
«La diplomatie requiert trop de communication. Il faut constamment communiquer, et cela va à l’encontre de mon envie de recherche. Je ne pouvais pas combiner mon amour pour les bibliothèques avec tous les événements, les réceptions qui accompagnent la vie de diplomate. J’aime bien communiquer, mais j’ai besoin de temps pour réfléchir.
Vous avez également effectué plusieurs séjours aux États-Unis, notamment comme doctorante à Harvard et comme professeur visitant à Berkeley. La vie américaine vous a plu?
«Ça m’a beaucoup plu, oui. Washington est une ville très agréable, très ouverte, très chaleureuse. De plus, si on travaillait bien, on avait vraiment beaucoup plus de possibilités qu’en Allemagne où, à cette époque, devenir professeur en étant une femme était vraiment exceptionnel. En Allemagne, il y avait toutes sortes de préjugés, et tout était difficile et hiérarchisé. Il y avait une autre approche face à tout cela aux États-Unis, moins compliquée, moins hiérarchisée, plus ouverte.
Sur quoi votre doctorat à Harvard a-t-il porté exactement?
«La question des droits de l’Homme en droit international et droit comparé avec la charge de la preuve.
C’était aussi une époque où la justice internationale était moins reconnue qu’aujourd’hui.
«Il y a des vieilles cours, comme la Cour internationale de justice. La Cour de justice de l’Union européenne, alors appelée Cour de justice des communautés européennes, avait quant à elle beaucoup moins de compétences.
Quelque part, cela mêlait un peu votre goût pour la diplomatie et pour le droit…
«Oui, c’est vrai. La CIJ combine les deux aspects. Je le réalise seulement maintenant. Si on me demande ce que je fais ici, il y a, je pense, un bon pourcentage de diplomatie aussi.
Et n’avez-vous pas eu envie de vous installer définitivement aux États-Unis pour bénéficier de ces ouvertures?
«Une des raisons pour lesquelles je suis revenue est que je préfère le droit allemand. Je le trouve plus systématique que le droit américain, avec sa case law, ses treaties. Trop de mots, trop de phrases…
Vous êtes revenue en Allemagne et avez pendant longtemps enseigné à l’université de Saint-Gall, en Suisse. Continuez-vous à le faire?
«Nous n’avons pas beaucoup le temps d’enseigner ici. En tout cas, pas de façon régulière. C’est impossible. Je pense qu’il y a vingt ans, on pouvait peut-être donner un cours le lundi, mais maintenant, le travail est trop intense. En plus, du point de vue géographique, c’est un peu compliqué parce que ma famille est toujours à Heidelberg. Je donne des conférences de temps en temps à Oxford, Yale, Michigan et Cambridge.
À Yale, il s’agit d’une rencontre entre les juges des cours constitutionnelles du monde entier. Il y a environ deux tiers de juges constitutionnels, un tiers de professeurs de la faculté de Yale et quelques autres personnalités comme des juges de la Cour suprême américaine. Nous échangeons sur les différentes approches, sur la question des réfugiés, des prisons, la gestion des affaires. Toutes sortes de choses auxquelles nous sommes confrontés.
Lors de ces rencontres-là, quelle image de la CJUE recueillez-vous?
«Ils ne suivent pas tellement les détails. Et en général, je pense que l’image de la Cour est relativement bonne. Les discussions sont plus intenses naturellement si on discute avec des juges ou académiciens des États membres, parce qu’ils connaissent des détails de la jurisprudence. Je trouve que les fiscalistes sont des gens spéciaux, ils sont très critiques et je fais de mon mieux pour défendre la Cour [rires].
L’enjeu actuel est de distribuer d’une façon équitable les revenus du monde.
Juliane Kokott, avocat général à la Cour de justice de l’Union européenne
La fiscalité fait d’ailleurs partie de vos sujets de prédilection.
«Oui, et je trouve ça très intéressant, parce que l’enjeu actuel est de distribuer d’une façon équitable les revenus du monde. Et ça renoue avec mon intérêt originel du droit international public, dans une matière qui touche toute personne ou presque.
On est vraiment sur une nouvelle évolution de cette matière, alors que, pendant longtemps, il n’y avait pas de réelle remise en cause.
«Absolument, c’est incroyable.
À partir de quand avez-vous ressenti la montée en puissance de cette matière?
«Cela remonte déjà à mon entrée à la Cour en ce qui concerne les questions de fiscalité directe. Mon mentor m’avait dit à l’époque que je devais m’occuper du droit fiscal européen et même écrire un livre sur le sujet. C’était en 2003. Il était constitutionnaliste et spécialisé en droit international public, mais il a vraiment été clairvoyant à cet égard. C’était l’époque des grands arrêts sur les libertés fondamentales et le système des impôts directs. Les entreprises pouvaient transférer leurs gains dans des pays avec peu de taxes et transférer leurs pertes dans des pays avec une haute taxation. C’était juste avant l’arrêt Marks & Spencer de 2005 (selon lequel l’exclusion de la possibilité pour une société mère britannique de pouvoir imputer sur ses résultats les pertes subies par une filiale résidente d’un autre État membre de l’Union européenne alors qu’elle peut imputer sur ses résultats les pertes subies par une filiale résidente du Royaume-Uni constitue une atteinte à la liberté d’établissement dans cet autre État membre, ndlr), qui était un peu un compromis. Cela a toujours été intéressant.
Aujourd’hui, avec la digitalisation de l’économie, les liens traditionnels comme la résidence, cela devient plus difficile de savoir où taxer. En plus, il y a ces tendances internationales telles que la lutte contre le Beps au niveau de l’OCDE; l’Union européenne s’oriente beaucoup dans cette direction et tout le monde parle de la lutte contre les abus. Et puis, on peut se demander ce qu’il advient des droits du contribuable. Ce qui me ramène aux droits de l’Homme.
D’ailleurs, l’arrêt Berlioz se place justement dans cette optique, en mettant en balance les droits du contribuable et la nécessité de lutter contre l’évasion fiscale.
«Oui, cet arrêt est très important pour la protection des données. Il peut être un modèle, parce que l’échange des données n’intervient pas seulement dans l’Union européenne, mais dans le monde entier.
Est-ce que vous choisissez vos affaires?
«Non. Les avocats généraux peuvent indiquer leur intérêt pour une matière ou une affaire, mais en général tout le monde s’intéresse aux mêmes sujets – sauf peut-être la TVA... En principe, nous sommes vraiment généralistes. Je traite aussi bien des affaires de concurrence, d’environnement, de droit européen privé que de droits de l’Homme, avec l’affaire du foulard.
Aimeriez-vous vous spécialiser davantage, vous concentrer sur certaines matières?
«Je trouve fascinant de pouvoir toucher à toutes les matières. C’est peut-être une des rares positions où on a la chance d’avoir une vue générale, un peu comme les juristes d’autrefois. Mon père me disait toujours de lire aussi la Neue juristische Wochenschrift, parce qu’il ne fallait pas que je me concentre sur une seule matière. Et à la CJUE, c’est possible.
Le droit fiscal m’intéresse. C’est vraiment une matière dynamique. Le droit bancaire et la surveillance prudentielle des banques sont également intéressants, mais moins tangibles. Le droit de la concurrence aussi. Le droit fiscal revêt quant à lui une certaine technicité, il est un tout petit peu mathématique, et cela me plaît.
À l’inverse, vous avez aussi livré des conclusions très attendues – et suivies par la Cour – dans l’affaire Achbita, l’une des deux affaires ayant pour enjeu le port du voile islamique au travail. Ce sont des sujets vraiment très délicats, très sensibles actuellement.
«Extrêmement. C’est aussi un sujet de longues années de recherche pour moi, d’autant plus qu’à Tunis, je côtoyais des femmes en foulard, ainsi que différentes cultures.»