Antoine Deltour n’était pas lanceur d’alerte au moment du vol des fichiers selon l’avocat général. (Photo: Marion Dessard)

Antoine Deltour n’était pas lanceur d’alerte au moment du vol des fichiers selon l’avocat général. (Photo: Marion Dessard)

C’était au tour du journaliste de Premières Lignes d’être auditionné devant la Cour d’appel, après Antoine Deltour et Raphaël Halet lors de la première audience. «L’appel n’est pas un souhait de condamner à tout prix Édouard Perrin, mais les faits sont indivisiblement liés à ceux reprochés à Raphaël Halet et la décision [de première instance] était erronée en fait et en droit», indique le premier avocat général, John Petry.

Pour ce dernier, le journaliste a «formellement commis une infraction en droit luxembourgeois», à savoir le blanchiment découlant de la détention issue du vol de documents par Raphaël Halet. «Mais il n’est pas à condamner car [l’infraction] est justifiée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme sur la liberté d’expression qui s’applique expressément aux journalistes.»

Il y a beaucoup de fantasmes sur cette boîte morte.

Édouard Perrin

Seul «reproche» formulé par le premier avocat général: avoir facilité la transmission des documents par le système de la «boîte morte», consistant pour une source à déposer des fichiers en pièce jointe d’un brouillon de mail et que le journaliste va ensuite récupérer. C’est aussi sur ce point que se concentrent les questions du juge Michel Reiffers. «Il y a beaucoup de fantasmes sur cette boîte morte mais ce n’est qu’une adaptation moderne de la boîte aux lettres morte», souligne Édouard Perrin. Le journaliste rappelle que la protection des sources a pu être mise à mal à l’ère numérique en raison de la traçabilité des échanges. «Êtes-vous en aveu?», questionne le président de la chambre correctionnelle. «Il s’agit de sécuriser la relation entre un journaliste et sa source, ce n’est pas un procédé conspiratif», répète le journaliste.

L’audition d’Édouard Perrin a aussi permis aux avocats des deux autres prévenus de préciser leur ligne de défense, le juge les autorisant de bonne grâce à poser des questions n’ayant pas trait directement aux faits reprochés au journaliste.

Enjeu pour la défense de Raphaël Halet: souligner l’importance des documents copiés par celui-ci même s’ils ne sont pas aussi sensibles que les rulings divulgués par Antoine Deltour. Me Bernard Colin amène donc le journaliste à préciser la pertinence des déclarations fiscales et des annexes transmises par l’agent administratif. Avec notamment des procès-verbaux de réunions de filiales d’Amazon montrant que diverses questions étaient réglées en une minute de réunion. «Cela montre le peu de substance de ces filiales», traduit le journaliste.

Un préjudice jugé supérieur à l’intérêt public

De son côté, la défense d’Antoine Deltour interroge Édouard Perrin sur la pertinence de n’utiliser qu’une petite partie des 20.000 pages divulguées par l’ancien auditeur dans la perspective d’une dénonciation des rulings outranciers. «J’avais besoin de travailler sur des documents, des preuves, et il n’est pas concevable de produire des documents biffés, ne serait-ce que pour garantir le contradictoire», confirme le journaliste.

Et en effet, c’est l’un des points soulevés par le premier avocat général dans son réquisitoire à l’encontre d’Antoine Deltour. S’il lui reconnaît le respect de quasiment tous les critères du lanceur d’alerte établis par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, il estime qu’Antoine Deltour a agi «de manière disproportionnée en remettant tel quel et sans garantie de restriction 20.000 pages avec la conséquence finale d’une publication intégrale».

Il soutient également que la protection du lanceur d’alerte n’intervient que s’il a «l’intention de communiquer des informations» - et le 13 octobre 2010, lorsqu’Antoine Deltour copie les rulings depuis le serveur de PwC, il n’a «aucune intention précise», selon ses déclarations constantes. Les «tâtonnements» et la réflexion avancés par la défense présentent une «thèse qui n’est pas crédible» pour le premier avocat général. «À mon sens, le vol reste un vol et il échappe à l’article 10; Antoine Deltour n’était pas encore un lanceur d’alerte» au moment où il a copié les 548 rescrits.

La Convention européenne des droits de l’Homme protège les lanceurs d’alerte, mais pas à n’importe quel prix.

John Petry, premier avocat général

«Cette connotation temporelle, chronologique ne figure dans aucun des arrêts de la CEDH», réagit Me Philippe Penning, avocat du Lorrain, à l’issue de l’audience. «Il rajoute une condition au statut de lanceur d’alerte dans le critère de la bonne foi qui n’existe nulle part.» Pour autant, il est avéré qu’Antoine Deltour était sensibilisé à la question des rulings et des prix de transfert, comme le prouvent des pièces versées par sa défense hier, à savoir une intervention sur une émission de France Inter et des commentaires postés sur un blog spécialisé datant de l’été 2010.

Le premier avocat général pointe encore la proportionnalité des actes d’Antoine Deltour, estimant que ce dernier avait plusieurs options permettant de limiter la violation du secret professionnel tout en dénonçant les pratiques qu’il souhaitait dénoncer. Exposer les pratiques fiscales sans citer de noms, présenter une poignée de documents ou des documents caviardés, à tout le moins imposer des restrictions au journaliste… «La Convention européenne des droits de l’Homme protège les lanceurs d’alerte, mais pas à n’importe quel prix», justifie-t-il.

Pour terminer, John Petry s’emploie à réduire la portée du combat des lanceurs d’alerte. «À mon sens, il faut éviter la caricature», estime-t-il au regard des révélations faites par Raphaël Halet sur la procédure de validation par l’Administration des contributions directes des rescrits élaborés par PwC. «Un rapport récent d’Eurodad montre que les rescrits restent importants», malgré la nouvelle procédure plus encadrée à l’ACD.

Au final, le premier avocat général préconise d’acquitter Antoine Deltour et Raphaël Halet des infractions de violation du secret des affaires et de blanchiment de fraude informatique, tout en retenant celles de vol domestique, fraude informatique, violation du secret professionnel et blanchiment de l’objet du vol domestique. Il requiert une peine d’emprisonnement de 6 mois assortie du sursis pour le premier, ainsi qu’une amende de 1.500 euros, et une simple amende pour le second, déjà lourdement sanctionné par son licenciement. Quant à Édouard Perrin, son acquittement est requis.

«C’est une satisfaction de voir que quelqu’un qui est très estimé d’un point de vue juridique à Luxembourg – c’est quand même le premier avocat général de la Cour de cassation – qui estime qu’effectivement la première peine était beaucoup trop lourde» pour les deux lanceurs d’alerte, remarque Me May Nalepa, avocate de Raphaël Halet. «Mais même si on nous met la sanction la plus légère en droit pénal, on ne pourra pas s’en satisfaire parce que le but est d’avoir une protection intégrale, et pas seulement pour notre propre pomme, mais également pour celle des futurs éventuels lanceurs d’alerte.»

Prochaine audience mercredi avec le début des plaidoiries. Le procès se prolongera en janvier.