Pascal Saint-Amans a bouleversé la finance internationale en quelques années, profitant de la maturité de l’opinion publique et des dirigeants pour introduire un plan d’action radical. (Photo: Géraldine Aresteanu)

Pascal Saint-Amans a bouleversé la finance internationale en quelques années, profitant de la maturité de l’opinion publique et des dirigeants pour introduire un plan d’action radical. (Photo: Géraldine Aresteanu)

Vous avez lancé le projet Beps en 2012. Il a été signé trois ans après, à l’automne 2015. Aviez-vous imaginé une telle rapidité d’exécution?

«C’est ce qu’on avait proposé, même si par contre beaucoup de gens n’y croyaient pas. On avait prévu de changer toutes les règles de la fiscalité internationale en deux ans pour la simple et bonne raison que si on ne le fait pas très vite, on ne le fait jamais. Il fallait aussi le faire dans un horizon politique pour maintenir un soutien politique de haut niveau. Ce qui est satisfaisant, c’est qu’au-delà des mots ou des accords internationaux, on est passé à la traduction dans les faits de ces changements dans chaque pays. On a aussi établi une structure, le cadre inclusif pour l’application de Beps, qui réunit 90 pays! On peut dire que Beps a eu une résonance immédiate bien au-delà des pays du G20 et de l’OCDE. Nous devrions dépasser la centaine de pays membres fin janvier.

Avez-vous réussi à dépasser les préjugés des multinationales américaines envers Beps?

«Oui, je crois, même s’il y a toujours la perception que c’est un agenda européen contre les États-Unis. Ce n’est pas le cas. Il y a la Chine, le Brésil, l’Afrique du Sud, l’Argentine, l’Indonésie, le Japon, la Corée... qui ne sont pas des pays européens! Et puis le rapport récent sur BASF est une belle illustration du fait que les techniques d’érosion des bases et des transferts des bénéfices ne sont pas l’apanage des entreprises américaines. C’est plus visible dans le cas des entreprises américaines parce qu’elles ne peuvent pas rapatrier leur profit qui est donc piégé offshore – il y aujourd’hui 2.600 milliards de dollars de profit cumulé de sociétés américaines aux Bermudes ou aux îles Caïmans. Alors que pour les entreprises européennes, ça se voit moins parce qu’avec les règles de territorialité, elles peuvent éroder les bases fiscales et rapatrier les dividendes dans leur chiffre d’affaires avec des dispositifs anti-abus très limités.

Que peut-on attendre, selon vous, de l’élection de Donald Trump à la Maison Blanche?

«Jusqu’à présent, les États-Unis ont soutenu le projet Beps. Mais comme sur beaucoup de sujets, il y a un niveau d’incertitude élevé par rapport à la nouvelle administration américaine. Ce qui me paraît assez clair néanmoins, c’est que toutes les conditions sont maintenant réunies pour une réforme fiscale aux États-Unis. Or une réforme fiscale, quelle qu’elle soit, ne peut se traduire que par une baisse des taux, parce que le taux américain, à 40%, est aujourd’hui le plus élevé de l’OCDE, et il est vraiment très en écart par rapport aux autres.

S’il y a une baisse des taux, il y aura un élargissement des bases, ce qui permettrait de mettre fin à une anomalie qui favorise la double non-imposition. C’est en quelque sorte la pièce manquante du puzzle Beps.

L’application du projet Beps va-t-elle automatiquement conduire à une baisse des taux d’imposition des sociétés, comme vous l’anticipiez il y a quelques années?

«En mettant fin à la double non-imposition, ce qui est son but, le projet ne met pas fin à la concurrence pour la baisse des taux. Les entreprises avaient le choix hier entre les États-Unis à un taux de 40%, la France à 36% ou – je fais un peu de provocation – l’Irlande ou le Luxembourg à un taux proche de 0%, parce qu’il y avait un ruling, etc. Qu’est-ce qu’on choisit dans ce cas-là? On fait des arrangements juridiques pour arriver au 0. Et ça, ce n’est plus possible parce que les règles obligent les entreprises à réaligner la localisation des profits et la localisation des activités.

Les petits pays doivent être un peu plus attractifs.

Pascal Saint-Amans

Une fois que vous êtes obligé de faire ça, quelle est la conséquence pour les États dans un environnement ouvert où il n’y a absolument pas d’accord sur une harmonisation des assiettes ou des taux? La compétition fiscale se fait sur la vraie matière taxable, pas sur des contrats juridiques. Donc oui, dans une économie ouverte, j’imagine que les petits pays vont être entre 12,5 et 20% alors que les grands pays vont plutôt être entre 20 et 30%. Les petits pays doivent être un peu plus attractifs. Ils sont plus ouverts et comme ils n’ont pas de marché, ils n’ont pas certains atouts des grands États ni les mêmes besoins financiers. Les grands États, à mon avis, peuvent se permettre et ont besoin d’être un peu plus haut.

Il n’y a pas de théorie économique qui démontrerait un taux optimal et cela varie avec le temps. Il y a 30 ans, un taux de 40 voire 50% d’imposition des sociétés était considéré comme banal, alors qu’aujourd’hui, c’est totalement exceptionnel et en écart avec le reste du monde.

Les mesures Beps peuvent-elles réellement mettre fin à l’optimisation fiscale que vous appelez agressive?

«Oui. On a fait un plan d’ensemble de 15 mesures et on n’a pas juste essayé de fermer un schéma ici ou là. On a quand même attaqué les racines du mal. Le problème est que les États avaient laissé les règles perdre de leur pertinence et devenir telles qu’elles facilitaient l’optimisation fiscale. On met fin à cela en agissant sur plusieurs manettes en même temps: prix de transfert, transparence, conventions fiscales, dispositifs anti-hybrides... On change de paradigme. On était dans un cadre où on pouvait faire de la planification fiscale, c’était même facilité, presque incité par les règles. Et ces règles ont changé, donc il devient compliqué, en tout cas illégal, de faire des choses qu’on pouvait faire hier.

Il y aura toujours de l’optimisation fiscale, mais au lieu d’être au cœur du réacteur, elle sera marginale.

Pascal Saint-Amans, OCDE

Bien sûr, il y aura toujours de l’optimisation fiscale. On n’est pas naïfs. Mais au lieu d’être au cœur du réacteur, comme c’était le cas hier – il fallait être en quelque sorte assez peu malin pour payer des impôts puisque tout facilitait cette optimisation fiscale –, demain elle sera marginale.

Croyez-vous que Beps signe la fin des rulings outranciers?

«Les rulings étaient tolérés dans le passé, malgré une tentative en 1998-2000 de dire qu’ils devraient faire l’objet d’un échange spontané de renseignements. Mais ça ne se passait pas. Et c’est vrai que certains pays, dont le Luxembourg, avaient la réputation de sortir des rulings qui favorisaient très fortement l’optimisation fiscale agressive – pour être poli. Le projet Beps rend cela impossible du fait de l’échange automatique des rulings. Si vous faites un ruling qui prive vos partenaires de base taxable, comme vous allez être obligé de leur notifier votre ruling, celui-ci n’a plus de raison d’être.

Êtes-vous satisfait de l’application des mesures de Beps au niveau européen?

«Alors que pendant très longtemps l’UE n’avait pas avancé à cause de l’unanimité requise en matière de fiscalité, le fait qu’il y ait un accord global au niveau de l’OCDE a débloqué les discussions au niveau communautaire. Il y a donc eu une rapidité d’adoption des textes sans précédent. La directive sur l’échange automatique de renseignements bancaires a été adoptée à très grande vitesse parce qu’on avait déjà développé le CRS (Common Reporting Standard). L’échange automatique des rulings, l’une des mesures de l’action 5 de Beps, a été traduit par une directive en quelques semaines. C’est très positif. Vous avez une directive sur le reporting pays par pays qui est un copier-coller de l’accord OCDE. Et puis Beps a été repris par d’autres textes sur les produits hybrides, les dispositifs CFC, la déduction des intérêts avec les directives Atad et maintenant Atad II, qui pourra, je l’espère, être adoptée sous présidence slovaque (qui s’achève le 31 décembre 2016, ndlr). Quand l’UE reproduit l’accord que ses pays membres ont trouvé à l’OCDE avec d’autres pays, ce qui permet de niveler le terrain de jeu, de 'level the playing field', ça facilite.

Est-ce que les différentes fuites n’ont pas aussi joué un rôle important en attirant l’attention de l’opinion publique sur les pratiques fiscales dommageables?

«Oui et non. Par exemple sur les rulings, les LuxLeaks sont sortis trois mois après l’accord sur l’action 5 de Beps. Nous avons anticipé dès 2012 avec un calendrier, mais les 'leaks' ont maintenu la pression politique pour continuer à avancer sur tous les fronts. La crise a provoqué la réaction et l’attention politique, les différents 'leaks' l’ont maintenue à un niveau élevé via l’opinion publique, et ça n’a jamais fléchi. Et encore au sommet du G20 à Hangzhou en septembre dernier, tous les chefs d’État et de gouvernement ont parlé spontanément de la nécessité de régler les problèmes de fiscalité internationale en dehors même de la session fiscale.

Que pensez-vous des lanceurs d’alerte à l’origine des différentes fuites?

«Lorsque les choses deviennent inacceptables et ne sont plus acceptées, et que les pays ne les résolvent pas, il y a un moment où ça fuit. C’est comme l’eau: il y a de l’eau qui s’accumule quelque part où elle ne devrait pas être et si on ne résout pas le problème, ça va fuiter, vous pourrir le plafond et le mur. La tolérance pour des rulings hors normes est devenue très faible, voire nulle. Et donc ça finit par sortir. Les fuites sur HSBC et autres, c’est parce que la Suisse refusait l’échange automatique de renseignements et que c’était devenu inacceptable dans un monde où les inégalités se sont accrues. Je le vois sous cet angle-là et pas sous celui de la moralité, parce que les affaires de lanceurs d’alerte sont toujours compliquées.

Ce qui me choque néanmoins, sans faire d’ingérence dans les affaires intérieures de quelque pays que ce soit – je reconnais que juridiquement c’est compliqué, est-ce qu’il faut protéger les lanceurs d’alerte ou pas –, c’est que l’on poursuive des journalistes devant des tribunaux quand ils font leur travail.

Mais au total, les changements sont intervenus dans les lois, les pratiques et les politiques, ce qui éloigne le spectre de situations inacceptables. Je reconnais avec plaisir que le gouvernement de Xavier Bettel, avec l’action de Pierre Gramegna, a été très constructif et positif.»


Chronologie: quatre ans de travail

Juin 2012 Première évocation du projet Beps devant le G20
Juillet 2013 Présentation du plan d’action Beps
Novembre 2015 Adoption des 15 mesures par le G20 à Antalya (Turquie)
Décembre 2016 87 pays signataires, une centaine en janvier 2017

Dix ans de carrière à l’OCDE
1967 Naissance à Désertines (France)
1996 Licencié en histoire, diplômé de Sciences Po Paris et de l’École nationale d’administration (Ena), Pascal Saint-Amans rejoint le ministère de l’Économie et des Finances à la direction de la législation fiscale.
2007 Il entre à l’OCDE à la tête de la division chargée de la coopération internationale et de la compétition fiscale. Il assiste notamment le Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements en matière fiscale.
2012 Trois mois après sa nomination à la direction du Centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE, il propose le projet Beps au G20, qui en adoptera les mesures finales en novembre 2015.
2017 Beps devrait atteindre la centaine de pays signataires lors de la prochaine réunion du cadre inclusif fin janvier.