Depuis plusieurs années déjà, la fonction d’administrateur de fonds indépendant prend de l’ampleur au point de devenir un métier à part entière. Le développement des règles de corporate governance ainsi que les recommandations des régulateurs tendent à promouvoir l’installation de tels administrateurs. Même si, aujourd’hui, rien n’oblige à y avoir recours au moment de composer le board d’un fonds d’investissement. «Cette tendance nous vient des États-Unis où la pratique est bien ancrée dans les mœurs et, pour partie, obligatoire, relate , administrateur indépendant, avocat honoraire au Barreau de Luxembourg et membre du réseau The Directors Office. Aucune contrainte n’existe à ce sujet en Europe, sauf pour les plus grandes banques. Toutefois, dans les faits, la pratique tend à se répandre, et il apparaît clairement que la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) voit d’un bon œil le fait qu’il y ait de plus en plus d’administrateurs indépendants au sein des conseils d’administration des fonds.»
Au Luxembourg, le recours à des independent directors est donc en constante augmentation. «On assiste clairement à un changement d’attitude par rapport à cette fonction, constate Michael Delano, président du comité des fonds de l’Institut luxembourgeois des administrateurs (ILA), et associé au sein de PwC Luxembourg. Voici quelques années encore, les sociétés nommaient un administrateur indépendant dans le seul but de rassurer les investisseurs, sans autre réflexion. Aujourd’hui, on en nomme souvent plus d’un. Surtout, on le fait pour bénéficier de leur expertise. Cela étant dit, nous n’en sommes pas encore au niveau des États-Unis, où le nombre d’administrateurs indépendants est beaucoup plus élevé. Et je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’en arriver là au Luxembourg.»
Une relation win-win
L’intérêt d’avoir recours à un ou plusieurs administrateurs indépendants dans le secteur des fonds n’est plus à prouver. «La composition du conseil d’administration est un élément clé pour le bon pilotage de toute entreprise. Plus la diversité est importante, plus les échanges et les débats sont riches. Il est assez simple de comprendre qu’un juriste aura une autre vision qu’un commercial, un administrateur expérimenté n’aura pas les mêmes points d’attention qu’un jeune professionnel qui sort de l’université, et une personne externe indépendante aura un autre focus qu’un collaborateur qui a fait sa carrière dans l’entreprise…, confie Michèle Biel, head of Conventum Third Party Solutions, au sein de Banque de Luxembourg Investments (BLI). Vous voyez des administrateurs indépendants oser donner leur opinion et poser des questions parfois dérangeantes; la plus-value est très vite tangible. La société en sort gagnante.» L’autre tendance va à la diversification des boards, en termes de genre, d’âge, d’origine, etc.
«Faire confiance à un administrateur indépendant, c’est aussi avoir accès à des compétences dont on ne dispose pas en interne. La plupart des initiateurs de fonds luxembourgeois sont actifs à un niveau international. Ils ne possèdent pas une connaissance des pratiques et des réglementations locales spécifiques», constate Michèle Biel. «Très souvent, les gens qui représentent l’initiateur du projet ne sont pas basés à Luxembourg. Le gestionnaire de fonds peut être à Londres ou à Singapour, en Allemagne ou en France. Or, lorsque la CSSF a des questions à poser, elle apprécie d’avoir quelqu’un sous la main, capable de se rendre rapidement à la route d’Arlon (où se trouve le siège du régulateur luxembourgeois, ndlr), témoigne Charles Muller. Disposer d’un relais sur place est un atout indéniable. Ce ne doit pas nécessairement être un résident luxembourgeois, mais il doit être disponible à très courte échéance.»
Le premier rôle d’un administrateur indépendant dans un fonds d’investissement est certainement de se prémunir contre le risque de conflits d’intérêts. Comme pour toute société, les membres du conseil d’administration sont nommés par les actionnaires. Cependant, la très grande majorité de ces actionnaires ne participent généralement pas aux assemblées générales et n’ont aucune vue sur l’activité du fonds. «Vous-même, si vous prenez des parts dans un fonds quelconque auprès de votre banque, vous n’allez pas trouver d’intérêt à suivre une assemblée générale (AG) et vous ne ferez pas valoir votre droit de vote, relate Charles Muller. Les seuls qui participent à l’AG, et qui votent, sont ceux qui ont initié le projet, ceux qui gèrent le fonds. Or, ces derniers ont en soi déjà un conflit d’intérêts parce qu’ils sont rémunérés par le fonds. Ils sont à la fois du côté de celui qui reçoit l’argent et du côté de celui qui décide de ce qu’ils vont recevoir… Cela pose un problème. Dès lors, pour représenter tous ces actionnaires qui ne participent pas aux AG, l’idée est de mettre en place des administrateurs indépendants. Ceux-ci n’ont pas de lien avec les prestataires de services du fonds. Ils ne gèrent pas le fonds, n’en font pas l’audit, ne sont pas issus de la banque dépositaire ni engagés sous quelque forme que ce soit. Ils ont en tête l’unique idée de veiller à l’intérêt de l’investisseur.»
Dès qu’un indépendant monte au board d’un fonds, on note généralement une amélioration significative de la gouvernance.
Oser poser des questions dérangeantes
L’administrateur indépendant exerce un rôle actif. Il a pour mission de veiller à la bonne conduite des affaires, dans le respect des règles en vigueur. «Son premier rôle est d’être administrateur, explique Michèle Biel. Avec ses collègues, il doit définir les choix stratégiques du fonds, suivre et contrôler les travaux de la direction journalière. La spécificité de l’administrateur indépendant est qu’il apporte une vue extérieure, indépendante et parfois naïve. Cela permet de véritablement remettre en question certaines pratiques. Étant actif au sein de plusieurs boards, il peut aussi se nourrir de ce qu’il voit ailleurs, apporter des idées et des solutions qui ont fait leurs preuves.» Grâce à sa vue extérieure, il peut également se permettre de poser des questions dérangeantes que, par loyauté, d’autres n’oseront pas poser. «Aussi, la tendance générale est à l’intégration d’un ou deux administrateurs au board des fonds. Dès l’instant où c’est le cas, on note généralement une amélioration significative de la gouvernance, un suivi plus rapproché des affaires courantes. Les réunions du conseil sont plus régulières, le suivi des points d’action est assuré, les délais sont mieux respectés, la documentation est plus complète…»
Pour être un bon directeur indépendant et apporter une réelle plus-value, il faut s’intéresser à une multitude de sujets et disposer de larges connaissances générales. «La théorie dit qu’un bon board dispose collectivement de toutes les compétences requises, reprend Charles Muller. Lorsqu’on compose un conseil d’administration, l’idée est de lister les compétences dont on a besoin et de choisir des personnes en fonction de leurs spécialités. Classiquement, on va prendre quelqu’un qui a des compétences d’audit ou financières, qui sait lire en détail les comptes et poser les bonnes questions, une personne plus opérationnelle qui pourra poser des questions pertinentes dans ce domaine. On retrouve aussi le juriste qui va notamment s’assurer que telle nouvelle réglementation a bien été prise en compte…» Dans la pratique, un administrateur indépendant dispose très souvent d’une spécialisation. «Au-delà du rôle de généraliste indispensable pour comprendre les rouages du système, ces personnes apportent une expertise très pointue dans un domaine bien précis. Pour les fonds d’investissement luxembourgeois, l’expertise représentée par les administrateurs indépendants est souvent la connaissance de la réglementation luxembourgeoise. Cette évolution est plutôt positive», souligne Michèle Biel. D’autant que les sujets sur la table sont de plus en plus complexes.
Attention à l’excès de contrôle
En présence d’administrateurs indépendants, la tendance est à l’augmentation des réunions. «Ces personnes s’engagent avec beaucoup de conviction. D’une réunion trimestrielle, on passe à six ou sept réunions par an afin de s’assurer de la bonne gestion du fonds. Le focus est clairement placé sur le contrôle. Beaucoup de questions tournent autour de la compliance, des règles de reporting, des exigences légales. Cela conduit à des comptes-rendus de plus en plus longs…, ajoute la directrice de Conventum Third Party Solutions. Le grand défi est de veiller à l’efficience des boards. Parfois, l’aspect contrôle réglementaire prend tellement de place qu’on en oublie les objectifs commerciaux.»
Si sa plus-value n’est plus à prouver et que son rôle est aujourd’hui bien compris, il existe encore un débat autour de la définition de ce qu’est un véritable directeur indépendant. «Tout le monde comprend que si, vous êtes employé par un gestionnaire, vous n’êtes pas indépendant. Les grands gestionnaires ont du personnel au Luxembourg et ils peuvent mettre leurs salariés dans le conseil d’administration des différents fonds, mais ils ne sont, de facto, pas indépendants, détaille Charles Muller. La question est de savoir si d’autres prestataires de services le sont, à commencer par les avocats. La question se pose si je suis avocat et que je conseille le fonds, est-ce que je suis indépendant? Les auditeurs ont leurs propres règles et n’ont pas le droit de monter au board d’un fonds. Chez les avocats, les grands cabinets de droit international ont aussi des règles internes qui disent que vous n’avez pas le droit d’être au board si vous faites du conseil juridique.»
Pour le moment, il n’y a pas de cadre. Vous pouvez vous lever un matin et vous autoproclamer directeur indépendant.
Aujourd’hui, les véritables administrateurs indépendants en ont fait un métier à part entière. Ils ne font rien d’autre que de siéger dans différents conseils d’administration. La question du statut reste toutefois pendante. «Faut-il imposer un socle de formations obligatoires? Pour le moment, il n’y a pas de cadre. Vous pouvez vous lever demain matin et vous autoproclamer directeur indépendant. Trouver des clients, c’est autre chose, constate Charles Muller. Certains se positionnent dès lors davantage sur le prix que sur l’expertise. Des discussions sont en cours au sujet du statut professionnel de l’administrateur indépendant, sur les compétences requises. Le régulateur jette régulièrement un œil au curriculum vitae des membres proposés pour siéger au conseil d’administration des fonds. Même s’il n’y a rien d’obligatoire, la CSSF va jusqu’à les convoquer pour évaluer leurs compétences, les connaissances requises, leur parcours, etc.»
Entre-temps, des formations spécifiques pour administrateurs indépendants ont été mises en place par l’Institut luxembourgeois des administrateurs. Il existe notamment un cursus complet permettant de devenir directeur agréé certifié. Il s’agit d’un label de qualité. La formation a lieu en partie au Luxembourg et à l’étranger. De plus, afin de maintenir le niveau certifié, l’ILA demande à ses membres d’actualiser leur niveau de connaissance de manière continue. «Les administrateurs certifiés s’engagent à suivre un minimum d’heures de formation par an, en participant à des programmes adéquats de formation, partage Charles Muller. Le but est de maintenir leurs compétences professionnelles au plus haut niveau. Personnellement, je dispose de mon bureau, d’une secrétaire, de salles de réunion, d’un support IT. Tous les éléments nécessaires pour travailler efficacement. C’est devenu une spécialité comme une autre. Il existe une véritable communauté aujourd’hui au Luxembourg.»
Des profils souvent expérimentés
Vu l’importance du secteur des fonds d’investissement au Luxembourg, on peut très vite imaginer que de très nombreux administrateurs indépendants seront nécessaires dans les années à venir. «Jusqu’à présent, nous voyons essentiellement des personnes expérimentées, avocats, auditeurs, experts-comptables, qui ont travaillé dans le secteur financier à Luxembourg et qui se reconvertissent, constate Michèle Biel. De nouveaux candidats font aussi leur apparition et s’engagent dans cette voie avec beaucoup d’à-propos. On voit par ailleurs des indépendants qui viennent d’autres juridictions, avec d’autres domaines d’expertise que la réglementation et la pratique luxembourgeoises.»
Endosser le rôle de l’administrateur indépendant implique inévitablement des responsabilités, que ce soit sur le plan civil ou pénal. «C’est aussi pour cette raison que la CSSF insiste pour avoir des gens qui savent ce qu’ils font. Le sujet du blanchiment d’argent ou du financement du terrorisme implique de lourdes sanctions, qui peuvent aller jusqu’à une peine de prison ferme, pour les administrateurs indélicats, souligne Charles Muller. Côté civil, il peut aussi être amené à payer des dommages et intérêts. Sur ce point, nous sommes toutefois couverts par des assurances.»
Au final, l’administrateur indépendant vient garantir la bonne gestion du fonds d’investissement et, par corollaire, la prise en compte des intérêts de l’investisseur lambda. «Personnellement, je fais ce que je pense être le mieux pour les investisseurs. Il existe évidemment une part de subjectivité. Cela reste mon appréciation, témoigne encore Charles Muller. Sur l’aspect du coût par exemple, mon rôle est de vérifier qu’on ne dépense pas trop d’argent pour le service qu’on reçoit en retour. La CSSF y veille aussi. Tout fonds délègue une série de tâches à des prestataires de services professionnels et c’est au board de surveiller qu’ils font bien leur travail. Pour mener sa mission, le directeur indépendant n’est pas seul. Il existe des auditeurs externes. Certains mécanismes font que les prestataires de services se surveillent mutuellement. Si un fonds dit dans ses statuts qu’il n’achète que des actions américaines, c’est notamment à la banque dépositaire de refuser toute transaction qui ne respecte pas ce point. Mais, en fin de compte, celui qui est responsable, c’est le conseil d’administration.»
Confronté à une avalanche de nouveaux textes réglementaires, à intervalles réguliers, l’administrateur indépendant doit être capable d’absorber une multitude d’informations afin de se tenir au courant sur une grande variété de sujets. «Le métier présuppose une mise à jour constante, confie Michèle Biel. Il faut aimer lire et se former de manière continue, parcourir des politiques et comptes-rendus de centaines de pages, acquérir de nouvelles compétences.» Aujourd’hui, c’est la taxonomie verte et les critères ESG qui sont au cœur de toutes les attentions. «C’est un sujet assez nouveau pour nous, mais, à l’avenir, on ne pourra plus dire qu’on ne s’y intéresse pas. Il faudra une connaissance générale sur cette question comme sur beaucoup d’autres, mais il y aura aussi des administrateurs indépendants qui vont se spécialiser dans ce domaine, ajoute Charles Muller. Les temps où l’investisseur était totalement passif, où tout ce qui l’intéressait était de voir tomber les dividendes en fin d’année est révolu. Désormais, les investisseurs ont leurs exigences. Ils imposent un minimum de règles éthiques à respecter pour que leur argent ne contribue pas à la destruction de l’environnement, ou profite à des entreprises qui ne respectent pas les droits de l’homme et font travailler des personnes dans des conditions effroyables. Ça aussi, c’est une tendance forte pour demain.»
Cet article a été rédigé pour le supplément ‘Fonds d’investissement’ de parue le 27 mai 2021.
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