Lucile Barberet (nyuko) et Stéphanie Damgé (Jonk Entrepreneuren), disposent en interview avec Paperjam. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Lucile Barberet (nyuko) et Stéphanie Damgé (Jonk Entrepreneuren), disposent en interview avec Paperjam. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Le «challenger d’idées» nyuko accompagne une centaine d’entrepreneurs par an. L’ASBL Jonk Entrepreneuren a touché plus de 13.000 élèves en 2021 via un de ses programmes de sensibilisation à l’entrepreneuriat. Les directrices respectives de ces deux structures, Lucile Barberet (nyuko) et Stéphanie Damgé (Jonk Entrepreneuren), disposent d’une situation privilégiée pour parler des enjeux de la création d’entreprise au Luxembourg. Une interview croisée sans langue de bois.

Avez-vous constaté une baisse des demandes ou de l’activité, sous l’effet de la crise du Covid?

(L. B.) – «Nous n’avons pas connu de baisse, mais nous avons clairement vu un changement de paradigme au niveau des porteurs de projets. À la faveur de la pratique plus intensive du télétravail, les salariés remettent en question leur parcours professionnel. Nous voyons ainsi arriver de plus en plus de projets complémentaires à une activité professionnelle principale.

L’autre changement notable est relatif à la montée en puissance du «bien-être» (coaching, sophrologie, yoga…) parmi les secteurs ou domaines d’activités qui nous sont présentés. Ces reconversions professionnelles s’orientent donc autour d’une passion ou d’un centre d’intérêt. En revanche, la crise sanitaire et l’incertitude économique poussent les porteurs de projet à davantage de prudence avant de se lancer de manière effective. Mais le propre de l’entrepreneur est aussi de faire en fonction du contexte et de s’adapter en permanence…

(S. D.)– «Nous agissons sur le développement de l’esprit entrepreneurial auprès de la population scolaire. Par ailleurs, le taux de chômage des jeunes demeure élevé en Europe et dans le monde. L’entrepreneuriat peut donc être une réponse concrète à la situation du marché de l’emploi, pour favoriser la création d’entreprises et contribuer à la relance économique post-crise. Sans compter la soif d’entreprendre ou de découvrir le monde de l’entrepreneuriat. Nous avons touché l’an passé plus de 13.000 jeunes: un nouveau record! L’intérêt est donc là!

Tout comme chez les adultes, la crise a-t-elle aussi amené les participants des mini-entreprises (différents projets menés par des lycéens, ndlr), par exemple, à proposer de nouvelles thématiques?

S. D. – «Le changement que nous observons depuis plusieurs années s’inscrit avant tout dans le cadre de la crise climatique, bien plus qu’en réaction à la crise du Covid-19. Les jeunes sont fondamentalement en quête de sens lorsqu’ils veulent créer leur mini-entreprise. L’entrepreneuriat social est devenu un vrai sujet, voire un modèle pour eux, au même titre que le développement durable est le fil rouge de nombre de projets qui voient le jour. Plus largement, l’impact du Covid et de la guerre en Ukraine auprès des jeunes générations doit encore être évalué selon moi. Étant donné le fait que nous vivons dans une période marquée par des crises, nous devrons plus spécifiquement évaluer comment ces crises influenceront la manière d’entreprendre de jeunes générations de demain.

La forme «classique» des études, à savoir plusieurs années passées essentiellement dans un contexte de haute école ou d’université, ne casse-t-elle pas l’envie d’entreprendre de certains jeunes qui auraient découvert l’entrepreneuriat pendant leurs études secondaires? Comment faire évoluer le parcours de formation pour les jeunes qui ont envie de prendre leur destin en main?

S. D. – «Outre l’environnement familial, l’école joue un rôle essentiel lorsqu’on démarre sa carrière. Nous devons investir davantage et plus rapidement dans l’éducation et la formation pour équiper les jeunes avec les compétences transversales et les aptitudes actuelles dont ils auront besoin pour réussir. Nous devons aussi permettre aux jeunes d’engranger, tout au long de leur cursus, beaucoup plus d’expériences concrètes en lien avec le monde du travail. Libre à eux ensuite de choisir comment ils les utiliseront, soit en tant que salarié soit en tant que chef d’entreprise.

Lucile Barberet (nyuko) et Stéphanie Damgé (Jonk Entrepreneuren) disposent d’une situation privilégiée pour parler des enjeux de la création d’entreprise au Luxembourg.  (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Lucile Barberet (nyuko) et Stéphanie Damgé (Jonk Entrepreneuren) disposent d’une situation privilégiée pour parler des enjeux de la création d’entreprise au Luxembourg.  (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Devrait-on imaginer une sorte d’ «Entrepreneurs Academy», qui permettrait aux lycéens de poursuivre dans la voie de l’entrepreneuriat tout en étant formés?

S. D. – «Il faut débuter plus tôt et proposer des initiations à l’entrepreneuriat dès l’école primaire, en intégrant l’entreprise, ou des éléments de gestion basés sur des expériences pratiques, dans l’enseignement de différentes matières. Le travail en mode “projet” doit aussi être encouragé. Pourquoi ne pas imaginer aussi l’apprentissage du français ou des mathématiques appliqué aux situations de la vie professionnelle… Certaines écoles mènent des projets à leur échelle, mais cette approche transversale doit s’envisager de manière systématique, tout en tenant compte des différents publics représentés au sein de la population du pays. Cette dernière présente une grande diversité quant au milieu culturel et au cursus scolaire, du classique au technique.

L. B. – «Les systèmes éducatifs – tant au Luxembourg que chez nos voisins – ont tendance à faire rentrer les jeunes dans un cadre déterminé qui n’encourage ni la prise d’initiative ni la recherche de solutions ou de réponses par soi-même. Certains se sentent à l’aise dans ce cadre, d’autres beaucoup moins. Or parmi ceux qui “ne rentrent pas dans le cadre” ou qui font preuve d’originalité, je suis persuadée que nous pourrions trouver de bons entrepreneurs. Nous devons encourager les jeunes à chercher dans quoi ils sont bons afin de faciliter leur choix de carrière. Je note d’ailleurs que la majorité des personnes qui viennent nous voir sont d’abord passées par une phase de remise en question des carcans qui avaient façonné leur parcours avant d’envisager de sortir du salariat. À l’inverse, nous avons malheureusement peu de jeunes entrepreneurs qui frappent à notre porte, à nouveau en raison des carcans éducatifs classiques.

La sécurité que peut procurer une carrière dans le secteur public joue-t-elle encore sensiblement en défaveur de l’entrepreneuriat chez les jeunes Luxembourgeois?

S. D. – «Nous le ressentons encore en effet! L’écart salarial et la sécurité d’emploi offerte par le secteur public dans son ensemble demeurent de réels freins. Il faut vraiment avoir l’envie viscérale d’entreprendre pour se lancer en tant que Luxembourgeois, lorsqu’on connaît souvent peu d’autre référence professionnelle que l’État ou le secteur public. J’ajoute que les prix élevés du logement et le coût de la vie dans son ensemble ne favorisent pas actuellement la prise de risque.

 L’idée, évoquée au début de la crise sanitaire, de mettre en place une indemnité de chômage pour les indépendants, pourrait-elle favoriser davantage l’entrepreneuriat?

L. B. – «Avant la crise, le risque financier représentait probablement un frein moins important. L’incertitude et les risques économiques sont venus, entretemps, changer cette donne. La réflexion autour d’une indemnité de chômage pour indépendants devrait donc être relancée. Dans un pays qui se veut être une “start-up nation”, nous devons aussi veiller à soutenir des projets qui ne sont pas technologiques, mais plus traditionnels. Nous devons sortir de ce double discours qui voudrait que, d’une part, les start-up technologiques fassent l’objet d’un large soutien, et que d’autre part, les PME “classiques” fassent moins l’objet d’une attention de la part des pouvoirs publics. À quand la “House of freelancers”, la “House of petits restaurants qui viennent de se lancer”?

Que faudrait-il faire pour relier ou regrouper les efforts à destination des entrepreneurs dont la technologie n’est pas le cœur de métier?

S. D. – «Il faut les rendre visibles, les aider avec du marketing et de la visibilité, en portant un message positif en faveur de l’entrepreneuriat. Nous devons promouvoir l’entrepreneuriat en montrant des exemples et des success-stories qui ne sont pas que technologiques.

L. B. – «Ce partage d’expériences pourrait aussi motiver les gens qui hésitent à se lancer, car ils pensent que leur idée n’est pas suffisamment innovante. Un secteur n’est pas meilleur qu’un autre. J’ajoute que nous devons aussi changer la représentation que certains ont encore de secteurs comme l’artisanat, qui a considérablement évolué.

S. D. – «Beaucoup pensent que l’on ne peut devenir entrepreneur que si on coche toute une série de cases ou de conditions. Mais on peut aussi devenir entrepreneur sans un bagage scolaire typique ou sans être issu d’une famille d’entrepreneurs. L’entrepreneuriat est ouvert à toutes et tous. La création d’entreprise n’est pas réservée à une élite. L’entrepreneuriat doit aussi servir à l’insertion dans la société.

L. B. – «Nous devons, en Europe en général, et au Luxembourg en particulier, arrêter de diaboliser l’échec et de laisser croire que les succès arrivent du jour au lendemain. Nous devrions plutôt travailler collectivement sur la normalisation de l’entrepreneuriat et aider les porteurs de projet à définir leurs propres critères de succès.

Quid du financement de ces projets pour leur permettre de décoller?

L. B. – «Chez nyuko, nous devons répondre systématiquement à deux questions: “où puis-je trouver de l’argent? Est-ce que mon idée est bonne?” Je ne suis pas pour un financement par défaut en phase de lancement. C’est très sain d’être sous une forme de pression financière plutôt que de brûler du cash dont on bénéficierait en masse dès le début. Cette pression à la rentabilité amène à prendre des choix et à poser des priorités pertinentes. En revanche, on pourrait imaginer des incitations pour encourager les demandeurs d’emploi à fonder leur entreprise ou une forme de congés payés pour les jeunes étudiants qui veulent se lancer.

Quel rôle doivent jouer les entreprises et les mentors dans l’épanouissement des projets?

S. D. – «Beaucoup de jeunes n’ont pas la possibilité de parler à quelqu’un qui travaille dans le secteur privé et qui peut les inspirer. D’où l’importance de quelque 400 volontaires issus d’entreprises et qui travaillent avec nous pour rencontrer et “mentorer” les jeunes qui participent à un projet de Jonk Entrepreneuren. Ces échanges sont très enrichissants pour les jeunes. Certaines entreprises accordent par ailleurs du temps à leurs employés pour s’investir dans de telles missions, nous ne pouvons que nous en féliciter et en encourager d’autres à rejoindre ce mouvement.

Qu’attendez-vous de l’État pour encourager l’entrepreneuriat?

L. B. – «Un vivier de talents reste encore inexploité au sein même des entreprises. La mise en place d’une incitation de la part de l’État pour laisser la possibilité aux employeurs d’accorder du temps à leurs collaborateurs pour que ceux-ci travaillent sur leur propre projet entrepreneurial représenterait une source d’épanouissement pour les employés. La baisse, voire l’exemption, des charges auxquelles sont soumises les entreprises, par exemple durant la première année du lancement ou jusqu’au seuil de rentabilité, ferait également du sens.

L’avènement du travail en free-lance va-t-il forcément encourager l’entrepreneuriat?

L. B. – «Outre les free-lances, les “slashers” sont en vogue. Ce sont ces personnes qui ne se limitent pas à un seul emploi, un seul métier, à temps plein ou pas, et qui poursuivent une activité complémentaire, en lien souvent avec une passion ou la quête de sens que nous évoquions.

S. D. – «Les évolutions du marché du travail entraînent une remise en question de la forme du travail et donc de la forme même du contrat de travail. La digitalisation favorise ces changements. Pour beaucoup de jeunes, le rapport au travail ne doit pas être fixe, mais flexible, et quasiment à la demande.

À l’échelle mondiale, des études montrent que les femmes deviennent d’abord CEO en montant leur entreprise. Qu’est-ce que ceci vous inspire?

L. B. – «Cela corrobore mon expérience. On ne devrait pas forcément devoir passer par la case entrepreneuriat pour devenir CEO en tant que femme. D’une manière générale, les femmes sont plus averses au risque, ce qui influe sur leur façon de développer leur projet, qui est souvent bien structuré.

S. D. – «On voit que beaucoup de filles participent et sont même majoritaires dans certains projets. Je note aussi un intérêt grandissant pour des métiers techniques, même s’il reste du chemin à faire. En revanche, nous remarquons que nos “alumni” restent majoritairement des garçons, ce qui prouve que les filles ne vont pas forcément au bout de leur démarche entrepreneuriale ou qu’elles l’interrompent en cours de chemin de vie.

Comment y remédier?

S. D. – «Nous devons d’abord changer les messages qui sont donnés aux filles dans l’enseignement et dans la société en général, pour leur permettre d’aborder le maximum de possibilités pour leur carrière. Le changement est en cours parmi les nouvelles générations, mais on peut toujours espérer qu’il se diffusera plus vite.

L. B. – «Concernant les adultes, les outils digitaux et des programmes de formation en ligne permettent aussi de combler un manque de temps ou de s’adapter à un agenda où la vie de famille prend une place non négligeable, même si elle est partagée. Nous devons enlever au maximum les freins à l’entrée, par tous les moyens.

Finalement, qu’est-ce qu’un entrepreneur?

S. D. – «Cette définition est bien entendu évolutive, mais initialement, c’est quelqu’un qui sait identifier une opportunité et concrétiser cette opportunité en un service ou un produit. Entrepreneur rime aussi avec attitude: être créatif, innover, se réinventer en permanence, progresser constamment. Sans oublier l’indispensable vision et la capacité à s’entourer des bonnes personnes.»

L. B. – «Je partage cette réponse. C’est aussi quelqu’un qui a décidé consciemment d’aligner son métier avec ses valeurs et de créer son propre impact et sa propre réalité économique. Il sait s’adapter et il a un certain goût pour le changement, puisqu’en tant qu’entrepreneur, vous vous devez d’être sur la brèche au quotidien.»

Cette interview a été rédigée in extenso pour l’édition magazine de Paperjam du mois d’avril 2022 parue le 30 mars 2022. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.

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