«Nous devons faire extrêmement attention à ce que la lutte contre le dérèglement climatique ne soit pas une nouvelle victime de la guerre menée par la Russie», prévient le directeur de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), Fatih Birol. (Illustration: Maison Moderne)

«Nous devons faire extrêmement attention à ce que la lutte contre le dérèglement climatique ne soit pas une nouvelle victime de la guerre menée par la Russie», prévient le directeur de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), Fatih Birol. (Illustration: Maison Moderne)

La guerre en Ukraine, en provoquant une crise énergétique majeure, aura un impact sur la politique de transition énergétique européenne. Certains y voient une opportunité d’accélérer les investissements dans les énergies renouvelables. D’autres redoutent un risque pour la lutte contre la crise climatique.

Opportunité pour certains, risque pour d’autres, la crise énergétique provoquée par la guerre en Ukraine ne sera pas sans conséquence sur la transition énergétique et la lutte contre la crise climatique. Que ce soit en bien ou en mal.

Pour certains, la prise de conscience des effets néfastes de la dépendance aux énergies fossiles, en particulier russes, devrait accélérer la transition vers les énergies renouvelables. «Investir dans les énergies renouvelables est un investissement stratégique parce que moins dépendre du gaz russe et d’autres sources de combustibles fossiles signifie aussi moins d’argent pour le trésor de guerre du Kremlin», notait ainsi début mars la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen.

Pour d’autres, au contraire, le risque est grand. L’invasion de l’Ukraine par la Russie menace de devenir un «énorme revers» pour l’effort visant à accélérer l’action climatique, selon le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres. «Nous devons faire extrêmement attention à ce que la lutte contre le dérèglement climatique ne soit pas une nouvelle victime de la guerre menée par la Russie», prévient de son côté le directeur de l’agence internationale de l’énergie (AIE), Fatih Birol.

Dépendance à long terme

Le risque est en effet que les gouvernements, afin de remplacer les énergies fossiles importées de Russie, relancent la production de charbon, de pétrole et de gaz. L’Europe, très dépendante de la Russie, est en première ligne. Avec en particulier l’Allemagne, qui prévoyait de nouvelles centrales au gaz pour faire de cette énergie fossile une énergie de transition permettant au pays de sortir du charbon, plus émetteur de CO2 – en attendant, à termes, un remplacement par les énergies renouvelables. Le projet de gazoduc Nord Stream 2, dont la mise en fonctionnement a été annulée, avait été conçu dans cette perspective.

Désormais, le prolongement, voire la construction, de centrales à charbon ou encore l’importation de gaz naturel liquéfié (le GNL est décrit comme plus émetteur de CO2 que celui issu de pipelines) via de nouveaux terminaux méthaniers sont des options sur la table dans de nombreux pays européens. Une sombre perspective pour Antonio Guterres, qui considère que «ces mesures à court terme risquent de créer une dépendance à long terme aux combustibles fossiles et de rendre impossible la limitation du réchauffement climatique à 1,5 °C».

Le gaz à la baisse

Le ministre de l’Énergie, (déi Gréng), se veut quant à lui rassurant et estime que les politiques de transition énergétique européennes sont suffisamment ambitieuses pour ne pas être affectées par l’actuelle crise énergétique. Selon lui, la consommation de gaz baissera suffisamment dans les années à venir pour en atténuer les effets.

Il faut comprendre qu’en Europe le gaz sert essentiellement à chauffer les bâtiments. Or, avec les nouvelles réglementations européennes prévoyant la rénovation des bâtiments ou le remplacement des chaudières par des pompes à chaleur, la consommation de gaz dans ce secteur devrait baisser de moitié, selon Claude Turmes.

Quant au deuxième plus important consommateur de gaz, le secteur industriel, «un mouvement est enclenché pour remplacer des processus qui se font à base de gaz vers l’électricité, donc là aussi le gaz baisse», explique le ministre.

Le gaz, une énergie d’appoint

Reste un troisième pilier d’utilisation du gaz: la production d’électricité. «Beaucoup de gens croient que si j’ai une turbine gaz qui produit de l’électricité, cela augmentera la consommation de gaz en Europe. Ce n’est pas le cas: la diminution dans les secteurs du bâtiment et de l’industrie est plus importante que l’augmentation potentielle liée à la production d’électricité dans les années à venir», estime Claude Turmes. En outre, «si j’ai de plus en plus de renouvelable – ce qu’on est en train de mettre en place –, j’ai des turbines gaz qui vont tourner 200 ou 300 heures pour faire l’appoint, donc ce sont de très petits volumes».

Quant à l’impact plus lourd du GNL sur les émissions de gaz à effet de serre, le ministre botte en touche: «C’est une fausse discussion. Les gaziers ont toujours bien caché les émissions de méthane dues aux fuites des pipelines et aux forages de gaz traditionnels. Le bon gaz russe au niveau des émissions de CO2, il n’est pas aussi bon pour la performance climatique que le lobby du gaz le suggérait.»

Reste à savoir si la crise énergétique n’incitera pas certains pays à remettre en cause leur sortie du nucléaire. La question de prolonger les centrales nucléaires se pose en Allemagne et a même été prise en Belgique. Si elle se réjouit d’une «prise de conscience» quant à notre dépendance aux énergies fossiles, la présidente du Mouvement écologique, , s’inquiète ainsi d’un retour du nucléaire dans les pays qui avaient tiré un trait dessus. «À mon avis, ce serait aller à 100% dans la mauvaise direction», estime-t-elle.

Le nucléaire perdant?

«Les différentes perspectives en ce qui concerne l’énergie nucléaire – c’est-à-dire soutien de l’énergie nucléaire dans le cas français et scepticisme des pays comme l’Allemagne ou le Luxembourg – vont tout de même rester», estime cependant Robert Harmsen, professeur de sciences politiques à l’Université du Luxembourg. «Ce sont désormais des choses très ancrées culturellement, qui ne vont pas changer du jour au lendemain, surtout en ce qui concerne la transition à plus long terme.»

Pour Claude Turmes, les dernières actualités jouent même plutôt contre le nucléaire. «Le lobby nucléaire est sidéré en ce moment, car tout le monde admet qu’il faut accélérer la transition énergétique, ce qui veut dire dans les prochaines cinq ou dix années. Donc le nucléaire est out parce qu’il est trop lent. Quand M. Macron promet qu’avec son nouveau nucléaire il va résoudre le problème du climat, des prix de l’énergie et des dépendances géopolitiques, il dit en fait aux citoyens: revenez dans 15 à 20 ans, j’aurais une solution pour vous!»

Unanimité européenne

Idem quant à la dangerosité de l’énergie nucléaire. Les événements autour des centrales de Tchernobyl et de Zaporijia, la plus grande d’Europe, devraient nous le rappeler, selon le ministre de l’Énergie: «Un réacteur nucléaire est potentiellement un chantage inouï, qu’il soit militaire ou, demain, terroriste», constate-t-il.

Il faudra donc compter sur la dynamique de l’UE pour espérer que la guerre en Ukraine soit une – triste – opportunité pour la lutte contre la crise climatique. Après une récente réunion des ministres de l’Énergie à Bruxelles, Claude Turmes est ressorti optimiste: «Jusqu’à présent, la Pologne, la Roumanie, la Tchéquie ou la Slovaquie prônaient toujours le maintien du charbon et du gaz en réclamant de ne pas aller trop vite sur les renouvelables. Mais pour la première fois, c’était clair: tout le monde a compris que la seule issue face à Poutine est d’accélérer les investissements d’efficacité énergétique et d’énergies renouvelables». Encore faudrait-il qu’une telle prise de conscience dépasse les frontières de l’UE.