François Mousel: «Dans une économie intégrée, il doit être primordial pour les entreprises de se préparer à surmonter ces événements dramatiques.» (Photo: Olivier Toussaint / Maison Moderne)

François Mousel: «Dans une économie intégrée, il doit être primordial pour les entreprises de se préparer à surmonter ces événements dramatiques.» (Photo: Olivier Toussaint / Maison Moderne)

Pour François Mousel, associé de PwC Luxembourg, l’État doit aujourd’hui jouer tout son rôle pour aider les entreprises en difficulté, mais il ne doit pas s’entêter à sauver artificiellement celles dont le business model aurait de toute façon périclité sans la crise du coronavirus.

Le programme de stabilisation de l’économie de 8,8 milliards d’euros dévoilé par le gouvernement vous semble-t-il à la hauteur en termes de montant comme en termes de mesures?

. – «Oui, au jour d’aujourd’hui. J’ai regardé le programme annoncé par les États-Unis qui est décrit comme extrêmement ambitieux. Il se situe lui aussi entre 10 et 15% du PIB. En termes de proportion ou d’envergure, c’est donc comparable. Après, lorsque l’on regarde dans le détail, on voit que la moitié de cette somme est allouée à des reports d’impôts, à des délais de paiement. Il ne s’agit donc pas d’argent que l’État réinjecterait dans l’économie ou transférerait au secteur privé.

Il faut bien distinguer les mesures qui visent à régler des problèmes de liquidité avec des véritables mesures de transfert. L’autre élément, ce sont toutes les garanties de l’État sur les prêts bancaires. La mesure est chiffrée entre 2 et 2,5 milliards, mais cela ne veut pas dire non plus que l’État va débourser l’intégralité de cette somme. C’est juste le risque que l’État est prêt à garantir et à supporter.

Il ne s’agit certes pas que d’argent frais pour relancer la machine, mais de mesures concrètes pour répondre aux problèmes de financement immédiats. Au fond, n’est-ce pas ce dont les entreprises avaient le plus besoin en ce moment?

«Si, bien sûr. Toutes les entreprises se soucient d’abord de leur trésorerie, avant même de se soucier de l’impact de la crise, à moyen ou à long terme, sur leur chiffre d’affaires. Dans certains secteurs où les revenus sont aujourd’hui descendus à zéro, la situation est souvent dramatique. Il est donc normal que le premier paquet de mesures soit centré là-dessus.

Il est important et nécessaire que l’État joue aujourd’hui tout son rôle
François Mousel

François MouselassociéPwC Luxembourg

Ce retour de l’État au premier plan vous paraît-il durable? Ou n’est-ce qu’une parenthèse le temps de la crise?

«Je pense que c’est une parenthèse. Il est important et nécessaire que l’État joue aujourd’hui tout son rôle, mais il va falloir éviter que ces mesures financent ou soutiennent des activités qui auraient été de toute façon déficitaires, qui auraient de toute façon périclité. C’est une des grandes erreurs qui ont été faites après la crise de 2008. On a mis énormément de liquidités dans le marché, mais on a aussi maintenu en vie artificiellement des activités ou des entreprises dont les business models n’étaient ni sains ni viables, y inclus des acteurs du secteur financier.

Mais comment faire le tri?

«Aujourd’hui, c’est extrêmement difficile, voire impossible dans les secteurs à l’arrêt notamment, puisqu’il faut agir très vite pour un ensemble d’acteurs. Un coiffeur qui ferme à cause des mesures sanitaires va utiliser le chômage partiel, même si c’était un salon de coiffure en mauvaise santé.

Mais dans d’autres secteurs, il faut essayer de mettre en place des conditions d’attribution en fonction d’analyses ou de critères précis. Ou alors il faudra fonctionner avec des avances et demander des remboursements. Tout cela n’est pas encore toujours très clair, mais je pense qu’il est primordial de mettre en pratique des critères, quand on peut le faire.

C’est ce que Franz Fayot (LSAP) a voulu dire en déclarant qu’on ne pourrait pas aider toutes les entreprises? Cette petite phrase lui a été reprochée…

«Je pense, oui, même si je ne suis pas dans sa tête. Il faut savoir résister à la tentation, en période de crise, de vouloir répondre aux attentes à un niveau trop élevé, même si on veut et s’il faut rassurer. On peut toujours déclarer qu’il n’y aura aucune faillite, comme Emmanuel Macron l’a fait pour rassurer les Français… Mais la question qui se pose est de savoir si c’est vraiment réalisable en pratique… et si le citoyen en est dupe.

Quand Macron dit que l’État fera ce qu’il faut «quoi qu’il en coûte», quand Bettel dit que «ça coûtera ce que ça devra coûter», ils paraphrasent l’un et l’autre le célèbre «whatever it takes» de l’ancien patron de la BCE, Mario Draghi, lors de la crise de la zone euro pour rassurer les marchés…

«En politique monétaire, les banques centrales savent bien que l’effet d’annonce vaut parfois autant que la mesure elle-même. Mais en politique budgétaire, c’est moins vrai. a peut-être voulu – et c’est sans doute dans la nature luxembourgeoise – être un minimum honnête aussi. On peut être rassurant et réaliste à la fois.

Le télétravail permet très souvent de continuer à travailler, et cela marche plutôt bien. Tout ne s’est pas arrêté du jour au lendemain.
François Mousel

François MouselassociéPwC Luxembourg

Dans quel état sont les entreprises au Luxembourg aujourd’hui? Quels signaux vous parviennent du terrain, de vos clients?

«Il est difficile de tirer des conclusions trop rapides et trop générales. Il y a une trop grande hétérogénéité de situations, selon les secteurs notamment.

Quand on prend l’artisanat ou le commerce par exemple, l’impact est immédiat et extrêmement dur dans la majorité des cas. Beaucoup de ces entreprises luttent pour leur survie tout simplement, parce que même si le chômage partiel prend en charge les salaires, cela ne règle pas la problématique des loyers, ni le sujet des autres frais.

Quand on a zéro revenu, toute charge puise directement dans la trésorerie, à condition qu’il y en ait. Macron a été beaucoup plus loin que nous en reportant – de manière concomitante à l’arrêt – les factures d’électricité, de gaz… Dans les services ou le secteur financier, la situation est différente.

Le télétravail permet très souvent de continuer à travailler, et cela marche plutôt bien. Tout ne s’est pas arrêté du jour au lendemain.

Le secteur financier peut continuer à fonctionner en télétravail, c’est vrai, mais il est impacté sévèrement par la dégringolade des marchés…

«Bien sûr. Après, quand on regarde dans le détail, les situations varient aussi. Dans les banques et les assurances, l’activité continue. Celles-ci risquent même d’être plus sollicitées, et pour les premières comme les secondes, la question sera davantage de savoir quel appétit de risque elles sont prêtes à prendre, d’où les garanties mises en place par l’État.

En revanche, toutes celles qui ne se sont pas complètement digitalisées ou qui n’avaient pas mis en place des protocoles électroniques (exemples: facturation, signatures manuelles, formulaires de demandes en papier, etc.) ont connu des goulots d’étranglement.

Elles découvrent, à leurs dépens avec cette crise, à quel point c’est un facteur de vulnérabilité. Si on regarde le secteur de l’asset management, donc celui des fonds d’investissement, là, les impacts «marchés» sont évidemment extrêmement importants.

Dans le secteur alternatif, l’effet est un peu moins immédiat que dans les marchés liquides, cotés
François Mousel

François MouselassociéPwC Luxembourg

C’est-à-dire?

«Si on prend les fonds d’investissement Ucits qui investissent principalement dans des valeurs mobilières, la volatilité des marchés boursiers les frappe de plein fouet, et les frais (liés aux valeurs nettes d’inventaire) sont automatiquement impactés.

J’observe au passage que cela va impacter aussi les recettes de l’État, puisque la taxe d’abonnement est basée sur la valeur nette d’inventaire des fonds, donc l’impact est linéaire. Sur les fonds ouverts au rachat, nous avons beaucoup de discussions avec nos clients pour gérer les retraits d’investisseurs et éviter que ceci ne déclenche un effet boule de neige.

Il est trop tôt pour tirer des conclusions, mais ce secteur est en mode «gestion de la crise» au jour le jour. Dans le secteur alternatif, l’effet est un peu moins immédiat que dans les marchés liquides, cotés. Mais en private equity par exemple, où les valorisations étaient très élevées, l’impact sera aussi important. C’est un marché qui va temporairement se refermer. Il risque d’y avoir très peu, voire pas de nouvelles transactions pendant le temps que durera la crise.

Enfin, au niveau du real estate, c’est encore plus délicat. Toutes les discussions et les mesures qu’il y aura autour des loyers (annulations, reports, diminutions, faillites de locataires, etc.) dans différents pays pourront avoir un impact sur ce secteur.

Quelle est la situation dans l’industrie?

«C’est sans doute là où l’impact est le plus complexe, car dans l’industrie, les chaînes logistiques sont internationales et très enchevêtrées. Certaines usines n’ont pas uniquement fermé à cause des mesures sanitaires, mais aussi parfois parce qu’elles savaient qu’elles n’allaient plus être livrées ou approvisionnées en pièces. La Chine s’est arrêtée de produire fin janvier et en février, mais compte tenu des délais de transport des containers, c’est maintenant que cela se fait sentir en Europe. Et même si la Chine reprend aujourd’hui, les marchandises mettront un temps à être transportées.

Cette crise est une illustration parfaite du degré de vulnérabilité auquel nous sommes exposés dans une économie globale et intégrée.
François Mousel

François MouselassociéPwC Luxembourg

Selon vous, cette crise est-elle un accident qui pourra être surmonté très vite, une fois qu’elle sera terminée? Ou est-ce qu’elle intervient sur des fondamentaux pas très sains qui rendront le rebond compliqué?

«Cette crise est une illustration parfaite du degré de vulnérabilité auquel nous sommes exposés dans une économie globale et intégrée. Les entreprises qui étaient gérées sainement, prudemment, avec un coussin de liquidités et peu de dettes, survivront bien à moyen et long terme, et c’est une leçon capitale pour chaque chef d’entreprise.

En revanche, toutes celles qui fonctionnaient en just in time, sans gras, risquent de péricliter, ou du moins d’être en difficulté, même avec les mesures gouvernementales. Le coronavirus nous montre une fois encore que les existent, comme l’a théorisé l’auteur Nassim Nicholas Taleb, et qu’ils surviennent plus souvent qu’on ne le pense, et toujours là où ne les attend pas.

Dans une économie intégrée, il doit être primordial pour les entreprises de se préparer à surmonter ces événements dramatiques. Pour le reste, il est vrai que l’économie, avant la crise, montrait déjà des signes de déséquilibre et de surchauffe. On le voyait par exemple avec certaines valorisations extrêmement élevées dans le secteur de l’asset management, ou avec certains niveaux d’endettement étatiques préoccupants.

L’expérience du travail à distance, si on en tire les bonnes leçons, va permettre d’être plus créatif et d’aller beaucoup plus loin sur des modèles alternatifs de travail.
François Mousel

François MouselassociéPwC Luxembourg

Qu’est-ce que cette crise va changer au Luxembourg?

«D’abord, le sentiment que la santé reste le bien le plus précieux et qu’il peut être en danger, même en Europe de l’Ouest, bien sûr. Mais on va peut-être aussi se rendre compte que cette crise aura été l’événement déclencheur pour repenser vraiment à fond l’organisation du travail et apporter une réponse à nos problèmes de transport, de coût des bureaux.

L’expérience du travail à distance, si on en tire les bonnes leçons, va permettre d’être plus créatif et d’aller beaucoup plus loin sur des modèles alternatifs de travail. Si on arrive à bien le gérer, ça peut nous mener à une nouvelle façon de travailler.

Avec ce test grandeur nature, on a maintenant les points de repère pour savoir que cela peut fonctionner. Pour les frontaliers par exemple, cela pourrait permettre au gouvernement de mener des négociations plus concrètes avec les pays limitrophes pour relever les seuils de télétravail, peut-être en contrepartie d’une certaine redistribution des recettes fiscales du Luxembourg. Et je passe d’autres innovations technologiques/de collaboration qui se sont réalisées en quelques jours en temps de crise, alors qu’elles traînaient auparavant: enseignement à distance, téléconsultation, etc.

Cette crise peut donc être vue au Luxembourg, d’un point de vue économique, comme un catalyseur d’innovations à garder et à continuer dans la durée.

Qu’est-ce que la crise aura changé pour PwC?

«La crise est une énorme opportunité pour redécouvrir notre esprit d’équipe. Ça sonne extrêmement plat quand je le dis comme ça, mais lorsque je vois la façon dont tous les silos internes sont tombés et comment les gens ont travaillé ensemble, en fonction des problèmes et non plus des départements auxquels ils appartiennent, c’est une réalité très puissante et hyper motivante.

Avec 2.800 personnes disséminées dans la Grande Région, nous avons su rester une entreprise, servir nos clients quasi dans la continuité et développer des réponses à la crise. Je n’aurais pas osé faire la conclusion que ceci serait possible il y a un mois.

Revenir en arrière comme si rien ne s’était passé serait une grave erreur
François Mousel

François MouselassociéPwC Luxembourg

Et en termes d’impact sur le chiffre d’affaires?

«Il est trop tôt pour le dire. Vous savez, au début, notre premier réflexe a été d’essayer de mesurer l’impact pour chiffrer exactement où nous en serons cet automne. Et puis nous nous sommes très vite rendu compte que ce n’était pas la bonne approche.

Plutôt que d’essayer de savoir où nous en serons en novembre prochain, ce qui relève de la pure spéculation compte tenu du contexte, il faut s’organiser pour être le plus proches de nos clients, pour les soutenir, pour comprendre l’impact de la crise chez eux et leur proposer des solutions, comme la signature électronique ou un appui temporaire de ressources là où elles font défaut.

Au-delà des projections de trésorerie normales qu’il faut bien faire pour assurer la liquidité, c’est une approche beaucoup plus saine. De plus, tous les dirigeants doivent parvenir à être un peu schizophrènes: gérer la situation de crise, mais aussi se projeter dans l’après-crise. Cela permettra de rebondir plus vite et de ne pas oublier les leçons utiles de la crise, comme le télétravail par exemple. On veut toujours que tout revienne comme avant, c’est humain. Mais revenir en arrière comme si rien ne s’était passé serait une grave erreur et il faut, au contraire, pérenniser les innovations utiles!»