M e  André Lutgen, 73 ans, est une des grandes figures du Barreau de Luxembourg.  (Photo: Caroline Martin/Maison Moderne)

M e André Lutgen, 73 ans, est une des grandes figures du Barreau de Luxembourg.  (Photo: Caroline Martin/Maison Moderne)

Suite à une plainte d’un juge d’instruction, Me André Lutgen a été inculpé d’intimidation et d’outrage à magistrat, puis renvoyé devant le tribunal correctionnel. Toute une profession se sent bafouée et se mobilisera, le 29 juin, pour soutenir ce ténor du barreau.

Le droit pénal est limpide: l’intimidation envers un magistrat est un crime, certes correctionnalisé s’il y a renvoi en instance, et est sanctionnable d’une peine de 5 à 10 ans de prison à titre principal. C’est ce que risque donc Me André Lutgen, ténor du Barreau de Luxembourg, qui doit aussi répondre d’outrage à magistrat (délit qui peut valoir 6 mois de détention) et pourrait être frappé d’une série d’autres sanctions: amende, interdiction d’exercer sa profession… L’affaire sera examinée lors d’audiences du tribunal correctionnel les 29 juin et 1er juillet. 

Mobilisation de l’Alap

Ce renvoi de l’un des leurs devant le tribunal émeut et consterne toute une profession. Qui se mobilisera pour marquer son soutien à Me Lutgen. L’Association luxembourgeoise des avocats pénalistes (Alap) est occupée à mettre ses troupes en ordre de bataille, rappellent d’ailleurs nos confrères de Reporter. Ce que confirme à Paperjam un avocat local: «Il y aura du monde, c’est certain. Les grands noms ne manqueront pas. Cette affaire va évidemment faire des vagues énormes.»

Un membre du barreau évoque un «tsunami» alors que cela «n’aurait même pas dû faire des vaguelettes».

Le contexte est évidemment important. Le 27 mai 2019, un ouvrier décède par électrocution au sein de l’usine ArcelorMittal de Differdange. Comme le veut la procédure, le juge d’instruction en charge du dossier fait apposer les scellés sur le disjoncteur principal du site et l’armoire électrique dans laquelle le malheureux est décédé. Cela dans l’attente d’une expertise.

Une usine au ralenti et une menace pour 200 ouvriers

Le disjoncteur sous scellés, cela entraîne une mise au ralenti de l’usine, la production ne pouvant plus être évacuée. À partir du jeudi 30 mai, si le disjoncteur n’est pas libéré, le site de Differdange devra être mis à l’arrêt, entraînant aussi des difficultés pour l’usine de Belval, mettant 200 ouvriers en chômage technique et engendrant un préjudice économique de plus de 20 millions d’euros par semaine.

Cette perspective peu réjouissante pousse Me Lutgen, avocat d’ArcelorMittal, dès le 28 mai, à solliciter auprès du juge d’instruction, «respectueusement», la mainlevée des scellés. Le lendemain, la demande de l’avocat étant sans réponse. Il la réitère, d’autant plus inquiet que le 30 mai est férié et que le «pont» qui le suit conduira à devoir attendre le lundi suivant. Il faut donc faire diligence pour le moins, aller très vite idéalement.

Le magistrat lui signifie laconiquement cette fois que la mainlevée aura lieu quand l’expert aura mené ses devoirs, mais semble avoir omis d’indiquer que ce sera chose faite dans la matinée même. L’expert s’exécute en effet peu après, et indique à un collaborateur d’André Lutgen présent sur place que les scellés ne sont plus nécessaires. Mais seul le juge d’instruction peut ordonner la mainlevée. 

Un e-mail au procureur général d’État et aux ministres

Celle-ci est donc attendue avec impatience. Mais ne vient pas. L’avocat tente de joindre le juge plusieurs fois par téléphone, à différents endroits, sans succès. Un e-mail reste lettre morte. Après un dernier essai, le plaideur écrit au procureur général d’État, , ajoutant également en copie le ministre de la Justice de l’époque,  (Déi Gréng), et le ministre de l’Économie de l’époque,  (LSAP), pour leur faire part de ses échecs à contacter le juge, avec qui il précise avoir déjà eu des incidents. Juge qui fera finalement lever les scellés le 29 mai vers 18h30, sans que Me Lutgen en soit informé.

En attendant, son e-mail a été transmis au juge d’instruction par le procureur général d’État. Et a suscité une terrible irritation dans la magistrature. Dès le 31 mai, Martine Solovieff écrit à André Lutgen pour lui signifier qu’«il est inadmissible que, dans le cadre d’une instruction en cours, vous [vous] adressiez à Messieurs les ministres Felix Braz et Étienne Schneider qui, en leurs qualités de membres du pouvoir exécutif, n’ont pas à s’immiscer dans des affaires judiciaires […] Il ne vous appartient pas, alors que votre client est partie prenante à l’instruction, du moins à l’heure actuelle, d’exercer une quelconque pression sur le magistrat instructeur…»

Magistrat qui dépose une plainte le 5 juin contre André Lutgen. «Tout cela alors qu’un simple petit e-mail aurait suffi pour que cela ne s’envenime pas», déplore un avocat.

Du coup, une procédure disciplinaire est ouverte au barreau, mais est classée sans suite par la bâtonnière  en novembre 2020, aucune faute déontologique n’ayant été trouvée.

La Chambre du conseil de la Cour d’appel, elle, décide de renvoyer l’avocat devant le tribunal.

Les enjeux sont importants.

Certainement pour l’avocat. Sa défense fera valoir que, selon elle, l’infraction ne peut être établie. Un argumentaire technique long de plusieurs pages étayera cette thèse.  «Le fait que les charges sont insuffisantes semble une évidence», dit-on.  Tout comme le fait qu’il a «simplement fait son devoir d’avocat: assurer la défense de ses clients».

Les magistrats veulent être indépendants. Mais l’indépendance a comme corollaire la responsabilité.

Un avocat du Barreau de Luxembourg

Mais aussi pour tout le monde de la justice au Luxembourg. «C’est tout l’état de droit qui est ici malmené», confie un avocat. «On est face à une décision totalement saugrenue: le Conseil de l’Europe invite ses membres à ne pas exercer de pression sur les avocats, le dossier est classé sans suite car il n’y a pas de faute déontologique… De plus, Me Lutgen a respecté la loi sur l’organisation judiciaire de 1980 qui indique que «le procureur général d’État et les procureurs d’État, sous une même autorité, c’est à dire celle du ministre de la Justice, doivent veiller au maintien de la discipline, à la régularité du service et à l’exécution des lois et règlements». Il s’est donc adressé aux bonnes personnes. Mais évidemment, cette loi ne plaît pas aux magistrats, qui veulent être indépendants et se croient intouchables. Ils oublient juste que l’indépendance a comme corollaire la responsabilité.»

La dureté des mots reflète la cassure entre les avocats et les juges. Un fossé qu’il sera peu évident de combler. «Les instances judiciaires, je les pratique, je les connais… Il y a beaucoup de gens compétents, sérieux, travailleurs. Mais c’est une institution qui est aussi très largement dysfonctionnelle, il faut en avoir conscience. Cela alors que les magistrats doivent être les gardiens des droits fondamentaux.»

Ce qui va sans aucun doute devenir «l’affaire Lutgen» sera peut-être l’occasion de faire tabula rasa du mode de fonctionnement des instances judiciaires? Certains avocats appellent cela de leurs vœux.