Laurent Marochini et Karima Lachgar. (Photo: Société Générale)

Laurent Marochini et Karima Lachgar. (Photo: Société Générale)

Après plusieurs années d’expérimentation, la blockchain tient enfin ses promesses. 2020 et 2021 ont vu arriver sur le marché de nombreuses réalisations comme la tokénisation des actifs, des monnaies, la finance décentralisée (DeFi) et les non-fungible tokens (NFT). Certaines banques revoient déjà leurs stratégies de façon à se positionner en actrices du monde de demain. Les régulateurs sont des parties prenantes incontournables dans la construction d’une proposition de valeur unique pour nos clients.

Interview de Karima Lachgar, associée et avocate à la Cour, responsable du département Services financiers et de paiement/Fintechs et cryptoactifs chez Osborne Clarke à Paris, et Laurent Marochini, head of Innovation chez Société Générale Securities Services au Luxembourg.

Quels sont les facteurs qui ont permis de générer autant d’engouement pour cet univers digital particulier?

Laurent Marochini. (LM) – «Sur le marché des cryptoactifs, tout d’abord, on constate effectivement un réel engouement depuis plus d’un an. L’an passé, la capitalisation de ce marché s’élevait à 450 milliards d’USD; elle s’élève aujourd’hui à plus de 2,6 trilliards. Les marchés sont haussiers suite à une série de signes positifs des régulateurs, et en conséquence de la maturité de la technologie ainsi que de l’arrivée des clients institutionnels sur ce segment. Le marché – très volatil – est très réceptif et réactif aux effets d’annonces.

Une enquête réalisée par SGSS auprès de nos clients et partenaires indique que les fonds d’investissement américains sont très actifs sur le sujet du crypto asset management et que les fonds européens sont dans l’attente de la mise en place de la réglementation européenne, notamment MiCAR (Markets in Crypto-Assets Regulation) et le régime pilote. Sur ce plan, il conviendra d’être prêt en 2022 de façon à tenir une position correcte face aux acteurs d’outre-Atlantique.

L’adoption de ces technologies et la réglementation sont deux facteurs-clés de succès. Quelle est votre vision sur le sujet? Allons-nous dans la bonne direction?

Karima Lachgar. (KL) – «Votre question met en perspective le sujet essentiel du ‘bien légiférer’ ou ‘better regulation’. Pour un régulateur, accompagner l’innovation digitale se traduit toujours par un arbitrage complexe entre (i) favoriser l’adoption de nouvelles technologies et l’arrivée de nouveaux entrants et (ii) garantir la protection de l’épargne et des investisseurs.

De mon point de vue, en Europe, les autorités de supervision ont pris la mesure de l’importance d’une dynamique réglementaire qui intègre progressivement l’écosystème crypto dans un environnement régulé. Cela permet également d’avoir un temps suffisant pour appréhender la réalité et l’ampleur des risques liés aux protocoles blockchain, aux smart contracts et aux cryptoactifs.

Par ailleurs, les initiatives de la Commission européenne dans le cadre de sa stratégie pour une finance digitale européenne (5e et 6e directives de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme, MiCAR, régime pilote, Digital Operational Resilience Act) et les réformes entreprises depuis 2017 par les grands pays de l’UE (France, Allemagne, Luxembourg et Suisse) et dans le reste du monde, sont autant de signes d’une prise de conscience généralisée de ce que la tokénisation des biens et des services est une tendance de fond qui va s’inscrire durablement dans nos économies développées et émergentes. On le voit aussi, dans une certaine mesure, avec la stratégie de certains États comme le Salvador, qui a décidé de légaliser le bitcoin comme monnaie fiduciaire.

Enfin, l’arrivée dans l’industrie crypto de grands acteurs du secteur bancaire et financier et des Gafam va contribuer sensiblement à la standardisation et à la normalisation de pratiques de marché ‘mieux disantes’.

2023 approche à grands pas. Quels seront les grands sujets de cet avenir proche?

KL. – «Le développement rapide de la finance décentralisée (DeFi) et des NFT se traduit par l’apparition de nouveaux enjeux de régulation. Par exemple, la FINMA – Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers, en Suisse – considère déjà le staking (technique de sécurisation des transactions blockchain consistant à mettre à disposition de protocoles décentralisés ou de contreparties centralisées des détentions en cryptoactifs en tant que collatéral immobilisé et à recevoir en contrepartie des récompenses en cryptoactifs) comme une activité devant être réglementée. En France, l’Autorité des marchés financiers a lancé, en écho aux prises de position de la Securities and Exchange Commission (organisme fédéral américain de réglementation et de contrôle des marchés financiers) une consultation informelle auprès des acteurs pour mieux appréhender les implications des offres de lending, de cloud mining ou d’enchères parachain avant d’envisager de les réguler ou non.

En Europe, on assiste également, en anticipation de l’adoption de MiCAR, à un phénomène de structuration du marché: les nouveaux entrants les plus robustes et les plus importants en volume d’affaires ont accéléré leur processus de mise en conformité auprès des régulateurs. Les acteurs traditionnels (prestataires de services de paiement et entreprises d’investissement), quant à eux, déploient des offres crypto et security tokens au travers de plateformes de tokénisation ou de plateformes de trading et d’investissements en gestion individualisée ou collective. Les partenariats entre les acteurs traditionnels et les nouveaux entrants se multiplient et favorisent l’adoption.

Dans tous les cas, les acteurs évoluant dans les cryptoactifs doivent être rapidement sensibilisés aux enjeux en matière de droit de la consommation et de communication promotionnelle. En France, on assiste par exemple aux premières décisions de justice imposant aux plateformes de trading le respect des règles en matière de protection des consommateurs/investisseurs et de pratiques commerciales déloyales. Plusieurs États, comme la France et l’Espagne, ont adopté des dispositions législatives spécifiques réglementant les publicités sur les services sur actifs numériques et sur les offres au public de cryptoactifs (‘ICO’).

LM. – «2023, en continuité de l’année 2022, verra se réaliser des projets de tokénisation de plus en plus importants qui entreront dans le quotidien des marchés de capitaux. Les institutions financières ne peuvent plus ignorer la magnitude du changement et devront stratégiquement se positionner sur des segments, des produits et des géographies. Elles auront des choix à faire pour prendre en main leur destin.

Sur la tokénisation, les monnaies digitales de banques centrales amplifieront le phénomène. Il est alors primordial de monitorer les premières réalisations – notamment en Chine – afin de prendre la mesure du changement. La technologie devient mature, les cas d’usage sont là; maintenant charge à chacun de devenir acteur du changement.»