Bruno Colmant, head of macro research chez Degroof Petercam Bruxelles et professeur auxiliaire à la Luxembourg School of Finance. (Photo: Degroof Petercam)

Bruno Colmant, head of macro research chez Degroof Petercam Bruxelles et professeur auxiliaire à la Luxembourg School of Finance. (Photo: Degroof Petercam)

Nos communautés occidentales traversent un bouleversement d’une amplitude jamais atteinte. La mondialisation induit un monde multipolaire et complexe. Après les deux premières révolutions industrielles, celle des années 1780 qui a porté sur les sciences et techniques du textile, de la métallurgie et du transport ferroviaire, et celle qui a débuté dans les années 1880 avec l’apparition de l’électricité, de l’automobile et de l’avion, nous vivons une troisième révolution industrielle, celle de la mobilité de l’information.

C’est aussi celle de la mondialisation digitale qui dissocie les espaces-temps. Pour la première fois, tous les hommes peuvent, individuellement ou collectivement, être en contact les uns avec les autres de manière synchrone. Cette troisième révolution modifie la typologie du progrès. Elle est globale, car elle dissocie la géographie de la formation du savoir des lieux de sa commercialisation. Par ailleurs, dans un monde où la monnaie digitale a remplacé la monnaie fiduciaire, la versatilité de l’information accompagne la fluidité des capitaux et la mondialisation du commerce.

Cette nouvelle relation de l’homme à l’information crée des associations humaines élastiques, mobiles et donc polycentriques.

Bruno Colmant

Le rapport à l’information modifie la compréhension du monde, la diffusion et le décodage des idées, notamment économiques. Au contraire des précédentes, cette transformation sociétale est planétaire et repose sur un modèle particulier, l’économie de marché, qu’elle entretient. 

La révolution de l’information entraîne l’adoption d’un sens de l’histoire instantané, c’est-à-dire un rapport au temps différent. Elle crée des communautés éphémères, transitoires, promptes à stimuler l’échange, la créativité et le commerce. Cette nouvelle relation de l’homme à l’information crée des associations humaines élastiques, mobiles et donc polycentriques.

En même temps, des crises multiples et virales frappent de plein fouet nos États européens, atteignant jusqu’aux fondements de nos systèmes politiques sociaux-démocrates. Tous les secteurs sont aujourd’hui ébranlés: l’environnement, l’alimentation ou encore les flux migratoires, mais également l’économie financière et monétaire. Nos communautés ont perdu l’équilibre et la tempérance qui les caractérisaient.

Mais s’il n’y a pas de causalité, ni de déterminisme dans la séquence des événements, on peut, à tout le moins, juxtaposer des évolutions dans une affinité élective.

Bruno Colmant

Bien évidemment, il n’y a pas de causalité affirmée entre une révolution technologique et des chocs sociétaux dont l’imminence se rapproche. Mais s’il n’y a pas de causalité, ni de déterminisme dans la séquence des événements, on peut, à tout le moins, juxtaposer des évolutions dans une affinité élective. C’est ainsi que la révolution informationnelle et bientôt digitale se juxtapose sur un capitalisme anglo-saxon dont la prééminence s’est établie au cours des dernières décennies.

Peut-on donc retracer un fil conducteur à ces chocs que nous n’avions pas pressentis? Mettre le doigt sur le détonateur qui écartèle nos communautés entre leurs ambitieuses promesses à une population âgée, fragilisée par la révolution digitale, et des marchés qui leur échappent?

Ce fil pourrait bien être le capitalisme anglo-saxon, de nature originellement protestante, qui s’est déployé depuis le début de la révolution industrielle du 19e siècle jusqu’à dominer les ordres sociaux européens. Cette expansion exponentielle, aujourd’hui hors de contrôle, se nourrit plus que jamais de la traînée de poudre laissée par la mondialisation et la digitalisation.

Il faudra, dans les prochaines années, parler autant d’économie de marché que d’économie politique.

Bruno Colmant

À l’intuition, on ne peut pas dissocier la prééminence du capitalisme anglo-saxon mondialisé, et progressivement digital, dans nos communautés européennes, des réactions politiques qui s’y manifestent sous forme de rejets d’élite et de bouleversements politiques inquiétants. L’interrogation porte sur le fait de savoir si les raidissements politiques et autres populismes n’expriment pas une rancœur contre des gouvernements qui sont perçus comme ayant été incapables de tempérer la mondialisation d’inspiration anglo-saxonne. L’aboutissement de cette intuition, c’est que nos sociétés sociales-démocrates pourraient être pulvérisées par un ordre marchand qui conduise à des régimes autoritaires, en questionnement et en réponse à la mondialisation débridée.

Il faut donc restaurer les États dans un modèle d’équilibre politique, et surtout centrer sur le culte de l’intérêt général, c’est-à-dire un contrat social de solidarité. Il faudra, dans les prochaines années, parler autant d’économie de marché que d’économie politique. Mais cette orientation sera très complexe à mettre en œuvre, car, mesuré en termes de croissance économique (et non en termes de bien-être social et solidaire), le modèle anglo-saxon semble supérieur en termes d’efficacité – et plus précisément en termes de productivité – parce qu’il est inductif, mobile, tourné vers l’avenir, admet les erreurs et exige une remise en cause permanente de l’approche d’une situation économique.

Nous n’arriverons pas à vivre dans des mondes hermétiques.

Bruno Colmant

En même temps, il est plus fragile et insuffisant en termes de répartition des richesses créées et de correction des injustices. Ceci ramène à la dissociation qu’il est important d’opérer entre l’économie de marché, en tant que modalité factuelle, et la morale. L’économie de marché fonde la création de richesses, tandis que le modèle politique – qui doit, lui, être congruent – assure répartitions et redistributions nécessaires. 

Empreints d’un capitalisme qualifié de rhénan, les Européens subissent donc la secousse de profonds bouleversements sociaux. Il faudra réaffilier et réhabiliter les citoyens dans un contrat social solidaire. Mais le temps nous est compté, car ce qui est en jeu, ce sont la paix et la bienveillance sociale. Nous n’arriverons pas à vivre dans des mondes hermétiques. Il faut ouvrir le débat moral et sociétal avec une vision profondément humaniste telle que deux mille ans d’histoire l’ont façonnée. Et comme disait Camus, parfois ne pas mettre son fauteuil dans le sens de l’histoire. Et se rappeler les prophétiques paroles de Mauriac qui écrivait en 1939: «Tel est le sort des démocraties, n’avoir su rompre ce cercle fatal que trop tard et lorsque le souffle de la bête [totalitaire] était déjà sur nous».