François Thiry et Diane Heirend (Photo: Maison Moderne)

François Thiry et Diane Heirend (Photo: Maison Moderne)

Le manque de logements est devenu une priorité nationale. Les politiques s’accordent à dire qu’il n’y a pas de recette miracle, mais un ensemble de solutions à conjuguer pour tenter d’endiguer la crise. Mais les architectes ont-ils eux aussi des idées et leur mot à dire? Conversation avec Diane Heirend et François Thiry.

Les architectes ont-ils leur mot à dire face aux politiques sur ce sujet de la crise du logement?

Diane Heirend.- «En aucun cas on ne peut se résigner à dire que nous ne sommes que des fournisseurs de services et que nous faisons ce qu’on nous dit de faire sans réflexion plus profonde. Certes, il faut être lucide, les décisions importantes se font au niveau politique et se reflètent par la suite dans les plans d’aménagement généraux (PAG). Mais il me semble évident que nous pouvons avoir un impact sur le travail à faire au niveau de la qualité de vie dans la densité. C’est éminemment important.

.- «On parle beaucoup du logement en termes de crise. Mais si la situation perdure, n’est-ce pas le signe qu’une partie de la population en bénéficie? La prospérité économique est une opportunité de créer de nouvelles formes de vie adaptées à la société luxembourgeoise actuelle et future. Cela suppose de discuter à l’échelle métropolitaine et de prendre en compte les risques de dualisation sociale, et donc résidentielle. De ce point de vue, l’approche sectorielle du logement apparaît frustrante. Le logement peut-il encore demeurer une compétence politique autonome, mais marginale? Les thématiques de l’habiter et de la mixité sociale ne devraient-elles pas figurer au cœur des politiques d’aménagement du territoire?

Dans cette perspective, la densification fait-elle partie de la solution?

DH.- «La densification doit être considérée à deux niveaux: du point de vue de l’urbanisme et au sein du logement. C’est à nous, architectes et urbanistes, de démontrer que la densification n’est pas synonyme de perte de qualité de vie. Il faut veiller, de manière très méticuleuse, à créer des espaces extérieurs de qualité, qu’ils soient communs ou privatifs. Ces espaces extérieurs doivent rester des espaces privilégiés, comme des places publiques correctement aménagées, où l’on aime séjourner, ou pour l’espace privé, de grandes terrasses sur lesquelles il est possible de prendre un repas ou de jouer. Avec les conséquences du changement climatique, ces espaces extérieurs deviennent de véritables espaces de vie, même au Luxembourg. C’est à nous, architectes, de créer des espaces de qualité et de garantir une bonne fluidité entre espace extérieur et intérieur. Tout ceci est notre pouvoir et notre devoir.

Êtes-vous favorable à une densification de l’habitat lui-même?

DH.- «Lorsqu’on compare un deux-pièces en France et un deux-chambres au Luxembourg, on ne parle pas du tout de la même chose. Je pense qu’il y a un travail à faire qui devra aller de pair avec le modèle culturel de notre habitat. Car pour l’instant, les cahiers des charges que nous recevons reflètent encore beaucoup la famille parfaite des années 1960. Or, ce schéma familial a fortement évolué: le travail de densification à l’intérieur d’un plan va de pair avec la considération de cultures diverses. Nous avons quand même presque 50% de non-Luxembourgeois qui vivent au Luxembourg. Beaucoup ont un mode de vie différent. Et il faut les accueillir de manière à ce qu’ils se sentent à l’aise et qu’ils puissent prendre racine. Ces travaux-là, ces réflexions sur la culture de l’habitat et la réflexion sur la densification de l’habitat dans l’unité de l’habitat doivent donc aller de pair. Il me semble par conséquent intéressant de repenser les plans.

FT.- «La taille des appartements n’est pas un problème en soi. Il y a un marché pour les petites unités, car il y a de plus en plus de familles monoparentales ou de jeunes couples qui ont des enfants sur le tard. Les questions se situent plutôt à un autre niveau. Dans quelles localités, dans quels quartiers ces petites unités résidentielles seront-elles concentrées? Dans des quartiers vivants et attractifs par leur mixité sociale ou bien dans des ‘cités-dortoirs’? Qui va souhaiter y habiter? Ces produits immobiliers seront-ils désirables et choisis, ou plutôt subis? Est-il possible d’envisager avec un angle positif la réduction de surface, en utilisant peut-être différemment l’espace disponible?

Dans quelle direction?

DH.- «Il faut se demander par exemple si une chambre à coucher est un espace uniquement de nuit qui est juste utilisé pour dormir, ou si c’est un espace qui peut aussi participer à l’espace de vie. Dans un des appartements que nous avons conçus, par exemple, nous avons installé une paroi coulissante entre la chambre et le salon, pour que les occupants puissent bénéficier de la lumière qui provient de la chambre et de la prolongation visuelle de l’espace, sans pour autant avoir une vue sur le lit, qui doit rester dans une autre sphère que celle du salon. Il faut réfléchir au degré d’utilisation des espaces d’un appartement et réfléchir à comment avoir un usage plus intense, plus jouissif, plus agréable des espaces qui sont à disposition.

Il s’agit donc de mieux réfléchir aux différentes interactions des différents espaces?

DH.- «Oui, et de ne pas oublier les différentes évolutions possibles. Qu’une chambre d’enfant puisse devenir un espace loué à un étudiant une fois que les enfants ont quitté le foyer, ou une chambre pour un auxiliaire de vie lorsqu’on devient plus âgé. C’est notre devoir de réfléchir à tout cela et de donner une plus grande flexibilité à un appartement afin qu’il ne soit pas figé pendant toute sa durée de vie, qu’il puisse évoluer en fonction des personnes qui y vivent.

FT.- «Quand l’architecte commence à concevoir le logement, les dés sont en grande partie jetés. La commune a son règlement et son schéma directeur, parfois très précis, le client son programme, la performance énergétique est prédéfinie. Bien sûr, nous avons la possibilité d’amener des qualités, de faire des propositions à l’échelle de l’appartement. Mais en réalité, lorsqu’on parle de logements, la discussion s’est beaucoup réduite.

Qu’entendez-vous par là?

FT.- «Aujourd’hui, la discussion sur le logement est principalement d’ordre économique. Il s’agit d’optimiser des mètres carrés vendables. On parle de la hausse des prix et de la quantité de logements à construire. On a l’impression de courir sans fin après les statistiques démographiques. C’est un phénomène qu’on observe dans la plupart des villes européennes. Qui parle de crise du logement ne parle en général que du marché de l’immobilier, comme s’il existait une sorte de sphère indépendante dont on ne pourrait parler qu’en chiffres.

DH.- «C’est aussi la réalité, malheureusement. Les personnes à la recherche d’un toit sont confrontées à ce manque de logements, une pénurie qui est chiffrée, et qui a également des conséquences chiffrées sur le coût du logement.

FT.- «D’accord, mais elles sont aussi confrontées à d’autres phénomènes…

Lesquels, par exemple?

FT.- «Le fait de parler constamment des ‘chiffres du logement’ peut conduire à occulter d’autres questions, comme le choix du lieu de vie et les effets d’inclusion et d’exclusion spatiales, connus par exemple sous le nom de ‘gentrification’. Quand avons-nous l’occasion de parler de manière prospective et positive des questions de voisinage, par exemple, ou de quel type de société nous voulons construire? Il y a tellement de stress sur les prix que la liberté d’inventer ou d’essayer de nouvelles approches est devenue presque impossible.

DH.- «Pour cela, il faut revenir au PAG puisque c’est cet outil qui définit le cadre de vie. Et ses ‘contours’ sont dessinés par les personnes qui prennent les décisions politiques. En tant qu’architectes, nous ne pouvons que les faire vivre, puisque c’est le PAG qui définit où sont les lieux culturels, les écoles, les bureaux, les commerces, les logements… Le cadre de vie est thématisé selon moi, mais je suis tout à fait d’accord pour dire qu’il y a comme deux niveaux de discussion: l’un plus abstrait autour du cadre de vie et l’autre plus ancré dans la réalité avec cette crise chiffrée qui, dans l’œil du cyclone, devient agressive, avec les problèmes d’embouteillages, de stress, d’endettement…

Mais je veux garder à l’esprit ce côté naïf et têtu que les dés ne sont pas jetés. Je refuse de voir l’architecte comme le dernier maillon d’une chaîne. Nous devons exploiter au maximum ce qui est entre nos mains, et composer avec ce qui nous est imposé. Il est aussi de notre devoir de signaler lorsque les cadres réglementaires des communes ne nous permettent pas de concevoir une architecture de qualité correspondant à nos besoins actuels.

Il y aurait donc aussi des différences de niveaux de discours entre les volontés nationales et les réalités communales?

DH.- «Absolument. Il y a des communes où c’est beaucoup plus facile d’être en phase avec un besoin sociétal que d’autres. Parfois, il y a une véritable contradiction entre les discours nationaux et communaux. D’un côté, il y a la croissance, avec la volonté d’accueillir de nouveaux résidents, de désengorger les routes afin de rendre une qualité de vie aux personnes qui travaillent au Luxembourg, le souhait qu’ils puissent ainsi participer à la vie sociale et culturelle du pays, sachant pertinemment que ces personnes sont nécessaires pour financer notre système social qui, sans eux, s’effondrerait; et d’un autre côté, il y a des volontés politiques, qui sont à l’origine de PAG dans lesquels le nombre de logements n’est pas en adéquation avec nos besoins réels…

Il est parfois difficile de concilier ces deux approches… Je me demande donc s’il n’y aurait pas un discours national et une réalité communale. Avant les élections, il y a eu une proposition de réduire le nombre de communes, ce qui a fait bondir certains, mais qui pourrait être une possibilité. Nous sommes quand même un peu pressés par le temps pour trouver des solutions et garantir un cadre de vie valable. C’est pourquoi je pense que nous avons le devoir de pointer ces dissonances quand nous les rencontrons à travers nos projets. Nous voulons bien donner tout ce que nous pouvons pour créer un cadre de vie digne et intéressant, orienté vers le futur et contemporain, pour un maximum de personnes, mais le chemin pour le faire est parfois entravé!

Le pays bénéficie d’une économie prospère et de nombreuses personnes jouissent d’une qualité de vie élevée. Les nouveaux espaces urbains sont-ils à la hauteur de cette société privilégiée?

FT.- «Dans le domaine du logement collectif, les projets de promotion immobilière donnent lieu à des architectures assez homogènes. Faute d’une vision un peu plus large sur notre mode de vie, on se concentre forcément sur l’optimisation des mètres carrés sans pouvoir entrer dans une discussion plus innovante et plus intéressante. La prospérité économique a sans doute des effets positifs en termes de choix dans les domaines de la santé, de l’éducation, des loisirs ou de la culture.

Mais dans le domaine du logement, l’offre disponible et la liberté de choisir ne progressent pas vraiment. À part certaines exceptions notables, la prospérité collective semble se traduire dans le secteur du logement par des contraintes accrues et par une réduction de la perspective. On peut se demander à quoi bon la croissance et les investissements si, à la fin du compte, on ne parvient pas à inventer une forme de vie en commun qui convienne au plus grand nombre. Il existe pourtant des exemples de régions européennes qui sont parvenues à créer une urbanité moderne, relativement apaisée et attractive.

DH.- «Mais elles y sont parvenues parce que la politique a géré depuis plus de 100 ans un foncier que la main publique avait à disposition. Vienne la Rouge en est un exemple type. Ce n’est pas pour rien que la capitale autrichienne a encore récemment été désignée comme étant la ville la plus agréable pour y vivre. C’est parce que la Ville de Vienne a toujours eu des terrains sur lesquels elle construit, avec fierté, grâce au denier public. On en revient aux chiffres, et c’est navrant, mais il ne faut pas se voiler la face. Nous sommes tributaires des personnes à qui appartiennent les terrains.

S’ils souhaitent faire appel à des architectes qui les aident à développer des projets qui dépassent le simple nombre de logements, c’est-à-dire un cadre de vie qui va générer une vie culturelle, une interaction, c’est formidable. Mais si nous sommes face à des personnes qui estiment que ce n’est pas de leur ressort et qui cherchent juste à faire fructifier leur terrain, nous devons trouver des solutions. C’est effectivement dommage que l’État luxembourgeois n’ait pas pris le soin de garder une réserve foncière. Certes, il aurait fallu beaucoup de clairvoyance il y a 100 ans pour anticiper notre croissance et imaginer que nous pourrions atteindre le million d’habitants. Il y a des explications à tout, et nous devons aujourd’hui composer avec les faits.

Et que penser des contraintes liées à la voiture dans la conception des logements?

DH.- «Il est certain que la création de logements est aujourd’hui conditionnée par les emplacements de stationnement des voitures. Ce n’est pas du tout noble, et je trouve cela regrettable, mais cela fait partie de notre réalité.

Est-ce que cette discussion sur notre cadre de vie n’aurait pas dû avoir lieu avant que les nouveaux PAG ne soient déposés?

DH.- «Si, absolument, cette discussion aurait dû être le moteur pour développer le nouveau cadre réglementaire.

FT.- «Au Luxembourg comme dans les autres pays européens, les procédures d’aménagement du territoire telles que les PAG sont devenues hautement techniques et spécialisées. Elles ne sont pas adaptées pour une conversation publique. Les médias ont du mal à s’emparer de ces questions. On en revient à l’économie: il est plus facile de parler de l’augmentation annuelle des prix que de discuter de façon nuancée et positive de la qualité du vivre-ensemble dans tel ou tel village ou quartier.

Les PAG et les plans d’occupation du sol sont souvent des projets ‘top-down’. En témoigne la création de vastes ensembles urbains sur des territoires inhabités en périphérie des agglomérations (friches industrielles, anciennes terres agricoles). La discussion y est très concentrée entre les politiques, les urbanistes, les architectes et les experts. Cela permet certes de créer de nouveaux quartiers plus ou moins efficacement, en tout cas massivement, mais pas forcément dans un cadre de concertation très développé.

DH.- «Mais c’est aussi ‘bottom-up’, puisque ce sont les municipalités de ces territoires qui décident de développer ces friches et les élus municipaux sont élus par voie démocratique.

La propriété est-elle indéboulonnable?

FT.- «Jusqu’à récemment, le Luxembourg était un pays où il était possible de devenir propriétaire de son logement grâce au fruit de son travail. Or, aujourd’hui, c’est en train de changer. Tous les nouveaux arrivants au Luxembourg ne peuvent plus rêver d’acheter leur logement. Cette ancienne promesse n’est plus tenable. La société est en train de se transformer à grande vitesse et il n’y a pas vraiment de discussion au sujet de ce processus silencieux de dualisation.

C’est une transformation qui peut être dangereuse, car clivante socialement parlant, puisqu’elle risque de créer des disparités financières.

FT.- «Sur certaines parties du territoire, on voit émerger des quartiers assez homogènes au niveau social et dans leurs ambiances. Si nous voulons répondre à cette tendance par des alternatives innovantes et inclusives, il faut nous confronter au défi d’inventer des morceaux de ville mixtes, diversifiés et pluriels, attractifs et accessibles à un public élargi.»