Selon Nicolas Griedlich et Anke Joubert, l’IA est avant tout un outil d’aide au quotidien ne fonctionnant jamais seul. (Photo: Matic Zorman/Maison Moderne)

Selon Nicolas Griedlich et Anke Joubert, l’IA est avant tout un outil d’aide au quotidien ne fonctionnant jamais seul. (Photo: Matic Zorman/Maison Moderne)

L’intelligence artificielle (IA) va profondément modifier nos manières de travailler. S’il s’agit d’une révolution, elle n’est pas pour autant simple à appréhender. Explications avec Nicolas Griedlich, partner, et Anke Joubert, senior manager, experts de l’IA chez Deloitte Luxembourg.

L’IA est au cœur de nombreuses discussions. Si l’on s’attend à une révolution, comment en définir l’ampleur?

(N. G.).-  «Nous assistons en effet à une accélération du déploiement des outils d’IA. Cependant, les concepts qui y sont associés ne sont en rien nouveaux. Les possibilités liées à l’IA font l’objet d’une exploration depuis plusieurs décennies. Aujourd’hui, de nombreux acteurs déploient cette technologie dans tous les secteurs. On accède beaucoup plus facilement à des solutions avancées d’exploitation et de traitement de la donnée qui ­s’appliquent à de nombreux cas d’usage dans beaucoup de domaines d’activité. Il ne faut pas forcément être un professionnel du numérique pour tester ces solutions et explorer les possibilités offertes par ces outils. Il suffit simplement de quelques clics – et c’est gratuit – sans que des bonnes pratiques ou un cadre soient clairement établis.

Quelles sont les principales raisons menant à l’accélération de l’IA?

- «L’accélération en cours depuis 10 ans s’explique, entre autres, par une démocratisation des ressources informatiques, ainsi qu’un accès plus aisé à de la puissance de traitement, notamment grâce au développement des plateformes cloud et à leur adoption par un nombre croissant d’acteurs. Le potentiel de l’IA est désormais libéré.

ChatGPT, depuis quelques mois, suscite beaucoup d’émoi – de ­l’enthousiasme autant que des craintes. Quel regard portez-­vous sur les enjeux liés au déploiement de ces solutions?

A. J. - «En effet, ChatGPT a initié le buzz autour de l’IA générative après l’ajout, par OpenAI, d’une simple interface interactive par-dessus un modèle de langage de grande taille (large language model – LLM), en novembre dernier. De ce fait, la société a rendu l’IA générative accessible au grand public. Cependant, nous devons être prudents lorsque nous abordons l’IA générative. En effet, nous devons l’aborder dans son ensemble, et ne pas la restreindre à ChatGPT. L’IA générative inclut une multitude d’outils basés sur cette technologie, notamment la génération de textes, mais aussi d’images, de code, de voix, de vidéos. L’accessibilité accrue à ces outils a suscité une excitation et une ouverture à de nombreuses opportu­nités, mais nous devons garder à l’esprit que leur adoption implique certains défis et risques…

N. G. -  «Le potentiel des IA génératives est énorme. Si ChatGPT constitue la première génération de ces solutions, aujourd’hui, des millions d’outils s’appuient sur cette technologie. Jusqu’à présent, les applications d’IA étaient déployées dans une optique d’automatisation des processus pour fluidifier le suivi d’opérations. Avec cette nouvelle génération de solutions, on explore le potentiel créatif des solutions d’IA. Cependant, il faut également se ­rappeler que ces outils font exactement ce pour quoi ils ont été imaginés: ­générer des réponses. Ils le font à la demande, sur la base du contenu qui leur est fourni au départ et de ce qu’ils ont appris. Vous leur posez une question et vous obtenez une réponse. Est-elle bonne ou mauvaise? Si vous connaissez le sujet, vous pourrez facilement vous en rendre compte. Dans le cas contraire, vous n’êtes pas en capacité d’évaluer la validité de la réponse.

L’IA est la technologie la plus avancée pour valoriser les données dont on dispose.
Nicolas Griedlich

Nicolas GriedlichPartner Deloitte Luxembourg 

Pour un dirigeant d’entreprise, ­comment bien appréhender les possibilités associées à cette technologie?

N. G. - «Aujourd’hui, l’IA est la technologie la plus avancée pour valoriser les données dont on dispose. L’enjeu est de voir comment cela peut soutenir des processus, lever des freins et satisfaire de nouveaux besoins. Il ne s’agit pas de faire de l’IA pour de l’IA. Il y a un enjeu essentiel d’éducation préalablement à tout projet. Si l’IA est appelée à se déployer dans de nombreux contextes, les équipes doivent être en capacité de comprendre comment elle agit, d’évaluer les résultats de son travail, ainsi que la valeur de ce qui est généré. L’enjeu actuel est de préserver la ­maîtrise, ainsi que la connaissance des ­processus utilisés dans l’entreprise.

L’IA s’appuie sur l’humain autant que l’humain est appelé à travailler avec elle, en somme…

N. G. - «Dans notre approche, nous n’évoquons jamais l’IA seule, mais l’“IA avec…”, comme un outil d’aide dans le quotidien professionnel. La technologie, en l’état, ne va pas remplacer l’humain, mais le soutenir. Si les IA génératives sont appelées à produire du contenu et même des éléments créatifs, il faudra toujours en valider la pertinence. L’IA ne remplacera pas la discussion que nous avons aujourd’hui. Par contre, elle peut nous aider à préparer l’interview, préciser les questions et préparer les réponses. Toutefois, la pertinence de l’article qui sera produit s’appuie essentiellement sur l’échange qui a eu lieu autour du sujet.

Aujourd’hui, dans la sphère business au Luxembourg, quels sont les cas d’utilisation les plus fréquents?

A. J. - «Les cas d’utilisation les plus fréquents ont recours au traitement du langage naturel: un type spécifique d’IA qui permet notamment d’extraire des éléments d’information utiles d’un document pour, par exemple, soutenir un processus ou alimenter une base de données. La technologie permet notamment des gains de temps importants dans la mise en œuvre d’une procédure de KYC (know your customer, ndlr). Cette même technologie est celle qui se retrouve derrière les agents conversationnels, à l’instar des chatbots, pour soutenir l’interaction avec les utilisateurs. L’IA dans le domaine de la reconnaissance d’image est aussi déployée dans divers cas d’usage. Elle permet d’aller rechercher de l’information dans des documents qui ne se présentent pas sous la forme de texte, mais d’image. Par exemple, on peut utiliser la reconnaissance d’image pour évaluer les dégâts sur une voiture au départ d’une photo. Cela permet d’éviter beaucoup d’interventions manuelles.

N. G. - «Le traitement du langage ­naturel est aussi beaucoup utilisé pour transcrire des échanges et faire des résumés d’une discussion. Ces quelques exemples, toutefois, ne permettent pas de se rendre compte de l’étendue des possibilités offertes par ces technologies. Aujourd’hui, l’enjeu est de partir de besoins et de points de friction identifiés au niveau d’un processus pour envisager la manière avec laquelle l’IA peut les résoudre. Dans la plupart des cas, si la donnée est disponible, déjà maîtrisée par l’entreprise et que le ­projet a du sens pour le business, il y a des solutions à mettre en œuvre.

Les IA génératives semblent avoir un potentiel de transformation plus important encore. Quels sont les cas d’utilisation les plus fréquents?

A. J. - «Les possibilités sont aussi nombreuses. On peut, par exemple, évoquer le recours à ces solutions pour la mise en place de formations. Elles permettent de proposer des sessions ou de créer des vidéos animées avec un avatar autour de divers sujets. Dans l’industrie créative, la capacité des IA à générer des images pour des besoins publicitaires sans devoir recourir à une séance de prise de photos ouvre également de nouvelles perspectives.

N. G. - «Autour de ces sujets, des enjeux relatifs à la propriété intellectuelle se posent encore. Il y a lieu de se demander qui détient les droits d’auteur: si l’on demande par exemple à une IA de nous écrire une chanson à la manière de Nick Cave, à qui reviennent les droits d’auteur? Cet artiste, en particulier, s’est dit scandalisé par ce type de démarche.

L’Union européenne veut encadrer l’IA.  (Visuel: Maison Moderne)

L’Union européenne veut encadrer l’IA.  (Visuel: Maison Moderne)

En l’occurrence, au regard des capa­cités de cette technologie, elle est en mesure de faire le travail réalisépar des rédacteurs, des graphistes, etc. Si elle ne les remplace pas, elle va profondément affecter leur manière de travailler…

N. G. - «Je ne pense pas que l’IA va remplacer des métiers, tels que le métier de journaliste. Nous sommes ainsi aujourd’hui confrontés à une proli­fération de fake news, dont la production peut être soutenue par l’IA et qui affectent nos démocraties. Dans ce contexte, le recours à ces technologies va contribuer à remettre en lumière la vraie valeur du métier de journaliste, qui est de garantir la véracité de l’information qui est diffusée, en questionnant et recoupant les sources, ­en vérifiant les faits, et, enfin, en portant un regard critique sur l’information propagée. Dans le domaine du design, l’IA peut également permettre d’épargner beaucoup de temps et d’argent lors des étapes de recherche préliminaire pour la mise en œuvre d’un nouveau concept de voiture, par exemple.

A. J. - «L’IA, comme d’autres technologies avant elle, va nous soutenir dans ce que nous cherchons à accomplir. Elle est un accélérateur, nous permettant d’atteindre plus facilement les objectifs que nous nous sommes fixés. Elle permet à l’humain de concentrer ses efforts autour des enjeux pour lesquels il a une réelle valeur ajoutée à apporter.

N. G. - «C’est pour cela que la bonne manière d’aborder l’IA est d’abord de regarder vos objectifs et vos processus, pour voir comment la technologie peut y contribuer. Dans beaucoup de cas, on voit que l’IA peut aider à résoudre de nombreuses problématiques.

A. J. - «Si certaines tâches réalisées aujourd’hui par des humains sont ­appelées à être effectuées par l’IA, cette transformation va aussi induire de nouveaux jobs et exiger de nouvelles fonctions. Travailler avec l’IA implique d’autres compétences. Il ne suffira pas, demain, de demander à OpenAI de créer la campagne marketing parfaite. Ce n’est pas simple. Il ne suffit pas de faire une demande. Il faut développer d’autres approches, qui exigeront sans doute d’autres compétences dans l’ingénierie ou dans le domaine de la linguistique.

Récemment, plusieurs figures scientifiques et de la tech ont lancé un appel, demandant un moratoire de six mois sur la recherche autour de l’IA. Quel regard portez-vous sur cette initiative?

N. G. - «Derrière cet appel, on peut se dire que certains sont favorables à ce moratoire pour des raisons d’agenda. Mais sur le fond, je pense que l’enjeu est de donner du temps pour sensibi­liser les utilisateurs, les décideurs, les législateurs, et leur permettre de bien appréhender l’impact de cette technologie. Dans ce contexte, je pense que c’est un appel raisonnable. Les développements en la matière vont très vite et la plupart des acteurs ne sont pas prêts pour cela. Il faut s’assurer que chacun puisse bien comprendre la technologie, ses possibilités, et l’adopter de manière fiable. Pour cela, on a besoin de lignes de conduite claires.»

Il faut veiller à un équilibre: ne pas bloquer l’innovation, tout en s’assurant qu’elle sera mise en œuvre de manière sûre.
Anke Joubert

Anke JoubertSenior managerDeloitte Luxembourg

A. J. - «Il faut veiller à un équilibre pour ne pas bloquer l’innovation, tout en s’assurant qu’elle sera mise en œuvre de manière sûre. Au regard de la vitesse à laquelle se développent les solutions, les régulateurs doivent appréhender rapidement les enjeux inhérents à leur déploiement. Il s’agit de permettre l’adoption de l’IA, tout en prévenant les risques de dérive qui pourraient porter atteinte à la société. Le côté rassurant est que la plupart des textes sont déjà là pour cadrer l’usage de certaines informations dans les modèles d’IA, comme le RGPD (Règlement général sur la protection des données, ndlr) ou encore l’AI Act (Artificial Intelligence Act, ndlr).»

Cet article a été rédigé pour le supplément  de l’édition de  parue le 20 juin 2023. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam. 

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