Le Conseil d'État craint une perte d'indépendance vis-à-vis de la Chambre des députés. (Photo: Sven Becker)

Le Conseil d'État craint une perte d'indépendance vis-à-vis de la Chambre des députés. (Photo: Sven Becker)

Chaque avis du Conseil d’État, en particulier ceux touchant à la place financière, donne lieu à des spéculations autour du nom du rapporteur du texte – qui n'est pas communiqué à dessein – et des amendements que ses pairs y ont apportés ou non, en fonction de leurs orientations politiques. Manière de prendre la mesure de l’autorité du conseiller au sein de la maison, et de son indépendance aussi par rapport à la filiation politique d’origine de certains de ses membres.

Les familiers de la «haute corporation», vue comme un pilier du rouage législatif et réglementaire en l’absence d’une seconde Chambre, savaient reconnaître un style, une plume, une inspiration. Mais le renouvellement massif que le Conseil d’État a connu depuis la fin de 2013 et le rajeunissement des troupes ont un peu brouillé les cartes. Difficile de reconnaître une signature en raison de la règle de l’anonymat des rapporteurs de projet. Une règle et donc une culture de l’opacité et du secret dont se targue l’institution pour s’affranchir des contingences politiques, c’est-à-dire des influences des partis. «L’autorité d’un avis est affaiblie s’il n’est pas pris dans le consensus», indique le Conseil d’État dans son avis sur la réforme du… Conseil d’État.

La réforme de l’institution proposée par le gouvernement de Xavier Bettel, sur les radars du programme de coalition de décembre 2013, conservera à l’institution sa part de mystère: on ne connaîtra toujours pas les auteurs des avis sortant des ateliers des Sages. Sans remettre en cause le principe de l’anonymat du vote, on saura toutefois à l’avenir le nombre de votes positifs ou négatifs exprimés à l’occasion du vote de chaque résolution. C’est une des rares concessions ayant été faites au nom de la transparence. 

Les Sages craignent que l’indication du nombre de ses membres ayant participé au vote compromette l’impartialité et l’objectivité de l’institution. «L’exigence prévue, déplorent-ils, risque (…) de soumettre les conseillers à des pressions de la part des partis politiques.» Ils proposent donc de limiter la publication des votes aux opinions dissidentes. Reste à savoir si des arbitrages seront faits dans ce sens par la commission des institutions de la Chambre des députés.

Pour autant, la nomination le 4 février 2015 d’une personnalité comme Alain Kinsch, le managing partner du cabinet EY Luxembourg, qui avait aussi pris part pour le DP aux négociations de coalition à l’issue des élections anticipées d’octobre 2013, a insufflé à l’institution une musique nouvelle, avec des références marquées aux productions provenant de la Chambre de commerce. «J’ai le sentiment que ses avis passent plus facilement et que la commission économie et finances se montre plus indulgente avec ce que veut le gouvernement», souligne prudemment un proche du Conseil d’État. 

Le ton aurait donc changé, notamment par rapport au travail fourni par d’autres personnalités issues de la place financière, comme Kik Schneider, secrétaire général de la BGL et ancien professeur de mathématiques et de philosophie, qui a quitté l’habit de Sage en avril dernier, après un mandat complet de 15 ans. Ou la très influente Françoise Thoma, membre du comité de direction de la BCEE, qui a rendu, elle, son tablier en octobre dernier. Ou encore le fiscaliste Roger Molitor, ex-associé de KPMG Luxembourg, dont l’influence fut incontestable au sein de l’institution de la rue Sigefroi, mais qui avait démissionné de ses fonctions du cabinet lorsqu’il fut nommé en 2008 au Conseil d’État (il en a démissionné à mi-mandat en décembre 2014).

Élément stable

Le code de déontologie du Conseil d’État impose à ses membres de ne pas siéger dans des dossiers dès lors qu’ils ont été impliqués dans leur élaboration dans leur vie professionnelle. Or, c’est un peu contradictoire, car la logique du Conseil d’État veut que les gens qui y soient nommés le soient davantage en raison de leurs compétences professionnelles que de leur appartenance politique et des services qu’ils ont rendus au parti qui les a soutenus pour y entrer.

L’arrivée le 24 décembre 2013, quelques jours après la prestation de serment du gouvernement Bettel, d’un Lucien Lux, ancien ministre des Transports (2004 à 2009), et surtout homme de réseaux et tireur de ficelles au sein du LSAP, a d’ailleurs relativisé la légende urbaine qui veut qu’en mettant le pied dans la corporation, on laisse à l’entrée de la porte sa carte du parti.

«C’est dans la nature des choses d’exprimer des avis», signale un des 21 conseillers d’État pour lequel le lobby de la place financière – en particulier la pression des praticiens de la fiscalité – n’est pas plus agressif au sein de l’institution que celui d’autres secteurs d’activité. «S’il y a un lobby puissant, c’est celui des agriculteurs et de la centrale paysanne, alors qu’économiquement, il ne s’agit pas d’un secteur d’activité très important», poursuit cette source.

Le refus de politisation risque en tout cas d’être mis à mal par la réforme du Conseil d’État. Sa présidente Viviane Ecker a multiplié ces dernières semaines les interventions dans les médias pour faire part de ses craintes d’une perte d’indépendance de la maison lorsque la réforme sera votée.

Pour faire taire les critiques des représentants des «petits partis» qui n’ont pas accès à la haute corporation, le projet de loi déposé en septembre par Xavier Bettel (il existe aussi parallèlement une proposition de loi du député CSV Paul-Henri Meyers) devrait assurer une représentation plus équitable des courants politiques siégeant à la Chambre des députés, comme l’ADR de Gast Gibéryen ou Déi Lénk, à travers des modifications du mode de nomination.

Sous la dépendance de la Chambre des députés

Le débat sur la représentativité du Conseil d’État est ancien, et il a toujours été très controversé. Introduit en 1961, le système actuel prévoit le remplacement des membres, alternativement et dans l’ordre, par nomination directe du Grand-Duc, de la Chambre des députés et du Conseil d’État. La réforme va apporter deux modifications: d’abord la nomination directe du chef de l’État sera remplacée par une nomination sur proposition du gouvernement, ensuite, la liste des trois candidats présentée par la Chambre des députés et le Conseil d’État fera place à la proposition d’un seul candidat au Grand-Duc. Dans sa proposition de loi, Paul-Henri Meyers voudrait que tous les candidats soient présentés par la Chambre des députés, jugeant le système plus légitime et adéquat.

En 1905, une tentative similaire qui aurait octroyé le droit de nomination au pouvoir législatif avait échoué, «parce que le mode de nomination qu’elle préconisait aurait placé le Conseil d’État sous la dépendance de la Chambre des députés», explique un document parlementaire de l’époque. «Le Conseil d’État ne doit pas refléter, et encore moins subir les mouvements politiques auxquels est exposée la représentation populaire. Dans les intentions de ses créateurs (…), le Conseil d’État doit représenter l’élément continu et stable en face du pouvoir politique combien mouvant», souligne encore ce document que les Sages jugent aujourd'hui toujours aussi pertinent.

La limitation des mandats à 12 ans (sur une période continue ou discontinue), pour garantir un renouveau de ses membres et permettre plus de roulement, risque également d’affaiblir le Conseil d’État. Un mandat actuel de 15 ans, c’est-à-dire trois législatures, assure au sein du Conseil d’État «à la fois une vue globale de la chose publique et la présence permanente de membres de formations suffisamment diversifiées en fonction des matières à traiter», souligne l’avis des Sages.

Ils craignent que le choix du législateur de privilégier une rotation plus fréquente ne se fasse au détriment de l’expérience et de la continuité dans le travail.

Car les Sages contribueraient à la réputation de stabilité du pays, qui séduit les investisseurs et les entrepreneurs et les pousse à venir s’y établir. «Compte tenu de la vitesse avec laquelle change l’environnement juridique national et international, le fait de pouvoir recourir à une expérience étendue de ses membres et à la mémoire y étant associée a permis au Conseil d’État de situer les changements législatifs dans la longue durée, sortant ainsi des aléas de courte durée des autres mandats politiques qui dictent la vie des majorités parlementaires, donc des gouvernements», explique la Chambre des fonctionnaires. Qui recommande par ailleurs aux députés d’amender le texte en reculant de trois ans la limite d’âge des Sages, de 72 ans actuellement à 75 ans.

Depuis deux ans, c’est pratiquement un tiers des conseillers d’État qui a été renouvelé. Et leur venue a sans doute davantage contribué à crédibiliser l’institution qu’à la déstabiliser.