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Vingt-deux chaînes de télévision en neuf pays, 18 stations de radio, cinq mille salariés, un chiffre d'affaires de près de 130 et un bénéfice net de 16,7 milliards de francs; pas de doute, l'«ami fidèle» a fait du chemin depuis 1933 pour devenir le premier groupe de radio et de télévision d'Europe. Et l'histoire de la CLT est loin d'être finie.

La fusion annoncée de CLT-Ufa avec le britannique Pearson TV ouvre de nouvelles perspectives au groupe audiovisuel d'origine luxembourgeoise. En même temps, ces perspectives, qui vont consolider le groupe comme leader européen et lui donner la masse critique d'un «global player», soulèvent force inquiétudes au Grand-Duché. Il se pourrait en effet que le Luxembourg, en tant que centre de décision et centre d'activités de diffusion fasse les frais de cette opération, malgré le fait que celle-ci sera tout bénéfice pour le groupe. Ce paradoxe n'est pas nouveau: à chaque fois qu'au cours de son histoire septuagénaire la «Compagnie» se sentait pousser des ailes et s'ouvrait à de nouveaux horizons, des craintes surgissaient quant à son ancrage luxembourgeois.

Un petit rappel historique peut être fort utile pour mesurer la capacité de «résistance» luxembourgeoise aux tendances centrifuges qui ne manqueront pas, une fois de plus, de saisir la Compagnie. Notons d'emblée que la capacité de «résistance» apparaît cette fois-ci particulièrement diminuée, car le principal atout dont pouvait disposer le gouvernement luxembourgeois, à savoir le contrat de concession, dont la pièce maîtresse est la mise à disposition du concessionnaire de fréquences hertziennes, est singulièrement dévalorisée depuis la diffusion par satellite et la banalisation de la radiodiffusion commerciale partout en Europe.

Des racines françaises

La présence capitalistique luxembourgeoise dans la CLT était dès ses origines symbolique. Depuis la fusion avec Ufa, elle est devenue quasi inexistante. La création de la Compagnie luxembourgeoise de radiodiffusion, prédécesseur de la Compagnie luxembourgeoise de télédiffusion (CLT), remonte au 30 mai 1931. L'initiative revenait à des financiers et industriels français, qui entendaient échapper à la nationalisation des ondes en France. Ils furent rejoints, à partir de 1946, par des intérêts belges, de plus en plus importants par la suite. Ces derniers finiront par mettre fin à la majorité informelle française, en 1974, grâce à la création du holding Audiofina. Celui-ci regroupe les participations détenues par le Groupe Bruxelles Lambert et celles du groupe français Havas. Cette alliance franco-belge, qui contrôlait dès lors près de 54 pour cent du capital de la CLT, fonctionnait bien et à la satisfaction générale jusqu'au milieu des années 90 et l'arrivée en force du groupe Bertelsmann.

Depuis lors, et en attendant Pearson, c'est une alliance belgo-allemande qui a pris le relais de l'axe franco-belge. Elle a eu pour conséquence la marginalisation des intérêts français, devenue manifeste lors de la reprise de Havas par le groupe Vivendi, l'ex-Compagnie générale des eaux, dont le principal fer de lance dans l'audiovisuel est Canal Plus. Vivendi a définitivement faussé compagnie à la CLT l'an dernier, préférant se concentrer sur la télévision à péage. Auparavant, les autres intérêts français présents, dont les groupes Schlumberger et Hachette, s'étaient retirés l'un après l'autre, notamment parce qu'ils poursuivaient des stratégies concurrentes et parce qu'ils avaient le sentiment que le contrôle de la Compagnie leur échappait.

Le retrait des intérêts français pourrait s'avérer lourd de conséquences, car il risque de priver le gouvernement luxembourgeois d'un allié de choix pour contrecarrer la prédominance allemande et, demain, anglaise. Pendant les années 60, 70 et 80, le gouvernement luxembourgeois parvenait tant bien que mal à préserver ses intérêts en pratiquant une politique du divide et impera, jouant l'un contre l'autre les intérêts en place. Tout au long de ces années, il disposait d'armes efficaces que lui fournissait le contrat de concession renégocié en 1965 et en vigueur jusqu'en 1994. Celui-ci le dotait en effet d'un droit de regard sur les nominations aux postes clefs et les changements de l'actionnariat avec notamment une clause de négociation restreinte. Il est vrai qu'en 1965, Pierre Werner a eu chaud lorsque le gouvernement français tenta de s'infiltrer dans le capital de la CLT par l'intermédiaire de la Sofirad, holding public qui détenait les participations de l'Etat français dans les radios périphériques et qui se proposait de reprendre la participation détenue à l'époque par la CSF. Cette man'uvre fut déjouée habilement, tout comme en 1978-79 Gaston Thorn, à l'époque Premier ministre, savait tenir tête à l'Elysée et à Valéry Giscard d'Estaing à propos du poste de l'administrateur délégué pour finalement obtenir que le candidat de son choix, Jacques Rigaud, soit nommé à ce poste.

Luxembourg en position de faiblesse

Depuis lors, la situation a changé du tout au tout et le gouvernement luxembourgeois actuel paraît singulièrement désarmé face à des actionnaires dont l'indépendance n'a cessé d'augmenter. C'est surtout vrai depuis 1995 quand le nouveau contrat de concession, négocié par Jacques Santer peu avant son départ pour Bruxelles, est entré en vigueur. Cette nouvelle version a réduit à la portion congrue le droit de regard du gouvernement luxembourgeois, en éliminant la clause de négociation restreinte des parts sociales et en abolissant la disposition qui stipulait une majorité de ressortissants luxembourgeois au conseil d'administration. Elle semble décidément révolue l'époque où Pierre Werner pouvait déclarer solennellement à la tribune de la Chambre des Députés le 26 mai 1965: «Ce que je puis vous assurer, c'est que dans toute hypothèse nous défendrons le caractère propre de la société, qui est en première ligne une entreprise luxembourgeoise, soumise à notre législation et à notre contrôle souverain exclusif.»

Depuis longtemps déjà, la CLT a aussi perdu le statut de premier contribuable du pays. La redevance, qui est la contrepartie du droit exclusif d'utiliser les fréquences hertziennes attribuées au Grand-Duché, ne figure plus que pour mémoire et à titre symbolique dans le nouveau contrat de concession. Ceci est bien sûr la conséquence directe de la dévalorisation de la concession, évoquée ci-dessus, mais aussi de l'internationalisation croissante des activités de la CLT-Ufa, dont le chiffre d'affaires est réalisé désormais à plus de 99 pour cent en dehors du territoire luxembourgeois.

Adieux, les pirates

L'environnement de la CLT, demain RTL Group, a profondément évolué depuis les années 80. Lors du lancement de RTL Plus, en 1984, la CLT n'était en fait rien d'autre que la plus professionnelle des radios pirates. Dans la plus belle tradition des Grandes Ondes, la nouvelle chaîne de télévision était diffusée dans un premier temps à partir et grâce à une licence du Grand-Duché. Aujourd'hui, pas seulement les directives européennes dites «TSF» (télévision sans frontières), mais surtout les évolutions législatives dans les différents pays ont fait des médias audiovisuels, un secteur économique (presque) comme les autres. Les monopoles publics sont tombés, les restrictions réglementaires ont été assouplies et le nombre d'acteurs s'est multiplié.

Les temps des pirates, dans lesquels se plaisaient encore des hommes comme Helmut Thoma le père de RTL Plus, sont définitivement révolus. Chez CLT-Ufa, cette évolution a changé la maxime. De «être présent», il s'agit de passer au stade de «avoir le contrôle afin d'établir une stratégie cohérente et de rentabiliser les investissements».

Du temps de la Villa Louvigny, la CLT était une société de radio puis de télévision opérationnelle. Dans le siège du Kichberg, on retrouve certes encore les programmes luxembourgeois et les services techniques de certaines chaînes étrangères. Mais au fond, la présence luxembourgeoise de CLT-Ufa est aujourd'hui en premier lieu celle d'un holding financier. Ici naissent certes encore de nouveaux projets, mais la musique joue la plupart du temps ailleurs: à Cologne, Bruxelles, Paris ou Hilversum. Guère étonnant dès lors que le pouvoir à la CLT est passé de plus en plus des hommes de médias aux financiers, à l'image de Michel Delloye et, aujourd'hui, Didier Bellens.

Prise de contrôle

 Afin de se plier aux exigences réglementaires, de ne pas porter seule des risques trop importants et de bénéficier du support de partenaires locaux, la CLT de même que CLT-Ufa ne contrôlent en fait que partiellement les chaînes RTL. Ce qui avait d'ailleurs ses retombées sur la culture maison pendant les années 80 et 90. Les différentes directions locales bénéficiaient ainsi de larges libertés et d'une importante autonomie dans leur travail, tant que les résultats respectaient les prévisions. Ce système de gestion fonctionnait à merveille s'il n'y avait qu'une chaîne RTL dans un pays. C'était moins évident quand le groupe était présent en radio et télévision ou avec plusieurs chaînes. À la rue Bayard, on appréciait sans doute la liberté de pouvoir sponsoriser des concerts ensemble avec TF1, de même que chez M6 l'autonomie permettait des partenariats avec Europe1. Au niveau du groupe, ces privilèges font, à terme, moins de sens.

Depuis deux ans, on assiste donc à une montée systématique de CLT-Ufa dans le capital des chaînes qui font partie du groupe. Celui-ci a entre-temps pris le contrôle complet de RTL Allemagne, Vox, ses chaînes néerlandaises et est monté à 42 pour cent dans M6. La fusion avec Pearson TV lui donnera la majorité dans Channel 5 au Royaume-Uni. L'ambition affichée est de racheter en principe cent pour cent de l'ensemble des chaînes du groupe, là où les législations locales le permettent.

Cette démarche n'est pas sans influence sur le rôle du holding de tête de l'ensemble. Depuis quelque temps maintenant, la maison-mère essaie de promouvoir les réflexes de groupe dans les différentes filiales. Que ce soit pour l'échange de concepts ou l'échange des productions entre les différentes chaînes RTL. Sur les marchés nationaux, le plan est, plutôt que d'avoir trois ou quatre électrons libres, de créer des familles de chaînes qui se complètent et renforcent. Ambition entre-temps réalisée en France avec RTL, RTL2 et Fun Radio, aux Pays-Bas avec RTL4, RTL5 et Veronica ou encore en Allemagne avec RTL, RTL II, Vox et Super RTL. Cette stratégie est complétée par l'intégration des régies publicitaires IP dans CLT-Ufa, alors qu'elles dépendaient avant de Havas.

 Les familles de chaînes donnent au groupe une position de force lors de l'acquisition de droits audiovisuels et lui en permet une exploitation idéale. Grâce notamment aux cinq pour cent que CLT-Ufa détient toujours dans Premiere, un film peut être exploité de la cassette vidéo, en passant par la télévision à péage, la première diffusion en gratuit jusqu'à la nième rediffusion. Pour les chaînes, cette stratégie est toutefois aussi synonyme d'une liberté réduite dans la programmation.

Le talon d'Achille

CLT-Ufa ne souffre pas moins toujours d'une faiblesse cruciale : les productions propres. Du temps de la radio, cette question ne se posait pas ? ou du moins plus depuis que la musique n'est plus jouée en direct par un orchestre symphonique. Et, plutôt que de créer un pôle de production, la CLT a perdu une bonne partie des années 90 d'abord dans la mise sur pied d'un bouquet de programmes digitaux à péage en Allemagne, Club RTL, et ensuite à payer les pertes de Premiere, la chaîne à péage héritée de Bertelsmann. Le premier projet sera stoppé net en 1996 ? après quoi son promoteur, Michel Delloye, quitte le Luxembourg ? la participation dans le second vendue, avec bénéfice, à Kirch.

Entre-temps, le manque de contrôle sur les productions qui font en grande partie le succès des chaînes est devenu un réel problème pour CLT-Ufa. L'illustration la plus frappante est sans doute le cas des Pays-Bas. En 1999, les résultats des trois chaînes néerlandaises du groupe était le seul à être en baisse. La dépendance du producteur Endemol, et donc la capacité de celui-ci de dicter les prix, n'y est à coup sûr pas innocente. Or, ce n'est qu'il y a deux ans que le groupe s'est décidé de donner au développement des productions propres la priorité. Auparavant, ses différentes tentatives étaient rapidement abandonnées ou revendues. Le mariage avec Ufa avait certes donné un fondement aux activités de production du groupe, sans toutefois apporter de solution clef en main.

Demain, RTL Group

Une autre fusion l'apportera. Pearson TV est la première maison de production indépendante du monde. Parmi ses émission de succès on trouve Gute Zeiten, Schlechte Zeiten, The Price is Right et, bien sûr, Baywatch. Un «perfect fit» donc pour le premier groupe de radio et télévision d'Europe, comme l'explique Didier Bellens, nouveau patron du futur RTL Group.

Le nouvel ensemble ne sera pas moins sans défis. La télévision et la radio numériques, Internet et les nouvelles technologies sont d'autant de domaines où les stratégies du groupe restent encore floues. Internet a certes été identifié comme quatrième pilier du groupe. Force est toutefois de constater qu'en dehors de noms de marque très forts, l'offre de CLT-Ufa n'est guère innovante.

Face à ces défis, la CLT se présente sans doute dans la meilleure forme de son histoire. La relation entre nouvelles activités, déficitaires, et chaînes établies et profitables n'a jamais été meilleure depuis le lancement de RTL Plus. Avec le pôle de production de Pearson TV, la société dispose d'une base qui gardera son importance peu importe si le succès appartient demain à des chaînes généralistes du type RTL ou au TV on demand rendu possible grâce à Internet à bande large. RTL Group sera le premier européen à pouvoir rivaliser avec les géants américains de l'audiovisuel. Reste à voir à partir d'où seront dirigées les prochaines aventures de ce qui fut la CLT.