Paperjam.lu

 

Parler de patrimoine est parfois un sujet tabou et évoquer sa succession peut rapidement devenir compliqué. Loin d’être l’apanage des familles fortunées ou des multimillionnaires, le patrimoine est tout simplement l’ensemble des richesses que possède une personne, une famille ou une entreprise. «Il peut s’agir d’actifs entrepreneuriaux, financiers, immobiliers, intellectuels ou simplement d’un savoir-faire. C’est très vaste», ajoute Pierre-Jean Estagerie, tax partner chez Deloitte.

La première des questions est donc de savoir l’évaluer. Dans certains cas, c’est une tâche aisée. De l’argent dans un compte bancaire ou des biens immobiliers, par exemple. Dans d’autres, l’estimation peut être bien plus complexe.

La meilleure évaluation d’une entreprise est la somme qu’une personne tierce serait prête à mettre pour la racheter.

Pierre-Jean EstageriePierre-Jean Estagerie, Tax partner (Deloitte Luxembourg)

«Pour évaluer la valeur d’une entreprise, par exemple, on s’intéresse avant tout à la perspective de faire des bénéfices futurs. Il faut donc regarder le marché, comprendre comment il fonctionne et définir le rôle direct du patron dans le chiffre d’affaires réalisé», détaille Marc Hengen, l’administrateur délégué de l’association des compagnies d’assurances et de réassurances du Luxembourg (Aca).

À cela s’ajoutent aussi les dettes, qui doivent elles aussi être comptabilisées dans le patrimoine. «La meilleure évaluation est la somme qu’une personne tierce serait prête à mettre pour acheter les actions de la société», ajoute M. Estagerie. Il y a enfin l’évaluation à laquelle on ne peut pas échapper, c’est celle de l’administration fiscale. Car quand vient l’heure de la succession, l’État a un droit de regard.

Du groupe familial à la fondation

André Losch, emblématique patron luxembourgeois, a largement anticipé succession. Sans enfants, et donc sans héritier, il avait de longue date décidé de léguer l’ensemble de son empire à une fondation, qu’il a créée en 2009. «Le legs était décrit dans son testament et le jour de sa mort (24 mars 2016, ndlr), les 14 sociétés qu’il possédait sont passées dans la propriété de la fondation, sans qu’il y ait d’évaluation», explique Damon Damiani, le CEO du groupe Losch.

Le plus important, c’était de parler à nos fournisseurs.

Damon DamianiDamon Damiani, CEO (Losch Luxembourg)

«C’est la fondation qui a recueilli le patrimoine. Elle n’a aucun actionnaire, mais que des bénéficiaires. C’est ce qu’on appelle un véhicule orphelin», précise Pierre-Jean Estagerie. Celle-ci est gérée par un conseil d’administration qui ne peut être opératif. Le groupe Losch est, de son côté, géré par un autre conseil d’administration. «Chez nous, le plus important, c’était de parler à nos fournisseurs pour leur expliquer que la disparition de M. Losch ne changerait rien. Nous devions communiquer sur la gouvernance qui allait être mise en place et qui avait été définie avec M. Losch de son vivant», continue Damon Damiani.

Confiance dans ses directeurs

Un autre propriétaire, tout aussi emblématique, a choisi une autre voie pour assurer sa succession. Comme André Losch, Charles Kieffer, le fondateur du groupe CK, n’avait pas d’héritier biologique. «Il disait toujours: ‘je n’ai pas eu d’enfants, mais j’ai choisi mes héritiers parmi mes directeurs’», se souvient Patrick Mergen, associé de la société et general manager du département administration.

Au sein de la société, il n’y a pas de CEO, mais cinq directeurs à part et à responsabilité égales.

Patrick MergenPatrick Mergen, associé, general manager (Groupe CK)

En 2003, Charles Kieffer a donc cédé toutes ses actions à ses cinq directeurs, à parts égales, sauf pour l’un d’entre eux qui est devenu l’actionnaire principal. «Au sein de la société, il n’y a pas de CEO, mais cinq directeurs à part et à responsabilité égales. La succession s’est donc faite naturellement sans qu’apparaissent de discussions, et aujourd’hui le groupe CK reste une entreprise familiale avec une direction collégiale», complète M. Mergen.

La continuité et la pérennisation des activités de l’entreprise a été un critère crucial dans le choix d’André Losch et de Charles Kieffer. Et ces deux exemples sont des réussites. «On encourage toujours les familles ou les entrepreneurs à mettre sur papier les conditions d’un éventuel divorce», explique Pierre-Jean Estagerie. «Et c’est au moment où tout le monde s’entend bien qu’il faut s’en occuper.»

L’assurance est un moyen de constituer un capital qui pourra rééquilibrer l’héritage.

Marc HengenMarc Hengen, administrateur délégué (Association des compagnies d’assurances et de réassurances)

Car dans les entreprises familiales, les choses ne se passent pas tout le temps de cette manière. Souvent, la difficulté est la génération suivante. «Est-ce que parmi mes enfants, il y en a un qui est intéressé ou non, mais aussi et surtout qui a les compétences? Ces questions se posent fréquemment et ne trouve pas toujours de réponse», note Marc Hengen. D’autres problèmes peuvent apparaître par la suite.

Dans le cas des entreprises agricoles, par exemple, la succession est toujours délicate. «Si l’un des fils souhaite reprendre l’exploitation et que l’on a rien à donner aux autres enfants, l’assurance est un moyen de constituer un capital qui pourra rééquilibrer l’héritage», explique Marc Hengen.

Une fiscalité attrayante

Assurance, fondation, donation, héritage… les possibilités sont multiples. Mais qu’en est-il du cadre législatif? Le droit successoral luxembourgeois repose sur les mêmes principes que le droit français. Ainsi, s’il y a deux enfants, chacun recevra au minimum un tiers du patrimoine de leurs parents.

Si un enfant reçoit plus que les autres, des droits de succession seront prélevés.

Pierre-Jean EstageriePierre-Jean Estagerie, Tax partner (Deloitte Luxembourg)

«Cela s’appelle la réserve héréditaire et elle a pour but de s’assurer qu’aucun enfant ne sera déshérité. Le dernier tiers peut être disposé comme il l’entend par la personne», explique Pierre-Jean Estagerie.

Au niveau fiscal, le Luxembourgeois est plus favorable que chez nos voisins et est très favorable au maintien du patrimoine dans les familles. En effet, si celui-ci est réparti en égale mesure entre les héritiers directs, alors aucune taxe n’est perçue. «Mais dès qu’un enfant reçoit plus que les autres, des droits de succession seront prélevés sur la partie de son héritage qui vient en plus de celle de ses frères et sœurs», précise M. Estagerie.

Les conseillers de l’ombre

La gestion d’un patrimoine peut aussi nécessiter l’avis d’expert. Plusieurs acteurs sur le marché en ont les compétences. Les banques ont des solutions financières et d’optimisation à proposer. Les family offices jouent plutôt un rôle de conseiller pour choisir la meilleure banque, le meilleur gestionnaire de fortune, le meilleur avocat, etc. «Ils donnent des conseils dans plusieurs domaines sans toutefois remplacer tous ces acteurs», précise Marc Hengen.

La réponse à la question de la succession se trouve toujours chez les principaux concernés.

Pierre-Jean EstageriePierre-Jean Estagerie, Tax partner (Deloitte Luxembourg)

Bien que les family offices soient des acteurs relativement nouveaux en Europe – ils existent depuis le 19e siècle aux États-Unis –, ils sont déjà nombreux au Luxembourg, en toute discrétion. Ils travaillent souvent pour différents clients, mais certaines grandes familles embauchent plusieurs personnes pour leurs seuls besoins.

«Quand il y a des questions de succession à régler, les réponses ne sont pas chez les assureurs, les banquiers, les avocats ou les family offices. Ce que l’on peut faire en tant qu’expert, c’est juste poser les bonnes questions. Car la réponse à la question de la succession se trouve toujours chez les principaux concernés», conclut Pierre-Jean Estagerie.