Jean-Michel Pacaud: «Les reports successifs ont créé une certaine fatigue.» (Photo: Luc Deflorenne)

Jean-Michel Pacaud: «Les reports successifs ont créé une certaine fatigue.» (Photo: Luc Deflorenne)

Solvency II, suite et fin? La question a été posée à des spécialistes du secteur, un peu plus d’un an et demi avant l’arrivée d’une directive pensée pour adapter le fonctionnement du marché de l’assurance en Europe et qui a pris des allures de serpent de mer au fil des années nécessaires à son aboutissement. Si le 1er janvier 2016 est retenu comme date symbolique d’entrée en vigueur du texte, le chemin est encore long pour qu’il devienne entièrement une réalité quotidienne. Faute de disposer de tous les paramètres entourant ce vaste paquet législatif, chaque entreprise du secteur continue donc de s’y préparer à son rythme, avec le soutien au Luxembourg du Commissariat aux assurances qui doit, lui aussi, composer avec l’évolution de l’agenda européen.

«Le retard pris dans le calendrier de Solvency II a été peu ou marginalement mis à profit pour se préparer, observe Jean-Michel Pacaud, associé et insurance leader chez EY Luxembourg. Les reports successifs ont aussi créé une certaine fatigue auprès des entreprises.»

Car les soubresauts du feuilleton Solvency II se sont déroulés au fil d’un contexte économique variable et pas forcément favorable depuis 2008. D’où le gel de certains investissements entrepris pour anticiper les recommandations de la directive européenne. À l’heure du bilan mi-2014, si le Pilier I semble, d’après les experts rencontrés, bien appréhendé par les acteurs concernés, le Pilier II (gouvernance et gestion des risques) nécessiterait encore quelques efforts.

«Le doute quant à l’issue de Solvency II a freiné beaucoup de projets en interne, déclare Paul Fohl, chief risk officer chez Foyer. Nous avons tout de même l’avantage d’avoir pris une certaine avance en matière de gouvernance en devant d’ores et déjà respecter les règles émanant de la Bourse de Luxembourg qui sont très proches des exigences de Solvency II, notamment dans l’application de la norme IFRS pour l’édition des comptes.»

Tenter le pragmatisme

Certaines structures ayant dû mettre leurs investissements entre parenthèses, d’autres dépendant de groupes étrangers se sont vu imposer des instructions standard en provenance de leur maison mère, pas forcément adaptées au marché local. La mise à niveau pour répondre aux règles européennes pose donc la question des spécificités de chaque marché.

«Chaque entreprise possède un vécu qui lui est propre. Il faut éviter de renverser les structures existantes de manière radicale au risque de voir les nouvelles procédures rester lettre morte, car ne correspondant pas à la réalité de l’entreprise, et plutôt privilégier une approche utile et adaptée à la compagnie», déclare Annick Felten, membre du comité de direction du Commissariat aux assurances.

La reconnaissance d’un pays tiers (non européen) et de son système prudentiel pose en revanche plus de questions. La Suisse devrait être considérée comme équivalente, mais le marché attend des indications claires de la part de la Commission européenne quant aux autres juridictions.

«Les régimes des Bermudes et du Japon devraient être considérés comme équivalents sous certaines conditions, ce qui présentera un intérêt pour les assureurs et réassureurs luxembourgeois et surtout pour les captives, ajoute Annick Felten. Vu la dimension internationale du secteur, il faut d’une part s’assurer d’avoir suffisamment de pays équivalents sans pour autant déclarer des équivalences à tout va. Nous sommes donc face à une zone d’ombre, sachant toutefois que la directive Omnibus II (votée par le Parlement européen le 11 mars 2014, ndlr) permet à la Commission d’accorder une équivalence transitoire et temporaire en attendant de se prononcer définitivement.»

Malgré les centaines, voire les milliers de pages produites dans le sillage de Solvency II, des précisions ne sont pas encore toutes couchées sur papier. Loin s’en faut. Ce qui explique probablement, du moins en partie, la volonté de certains acteurs d’aborder ce tournant réglementaire avec autant de pragmatisme que possible. En attendant les ultimes arbitrages, l’agenda réglementaire est au moins utilisé comme une opportunité pour revoir des processus et éléments de gouvernance internes.

«Nous avons considéré Solvency II et d’autres réglementations comme Fatca ou des mesures concernant la lutte contre l’anti-blanchiment d’argent comme autant d’opportunités pour faire un bilan global de nos systèmes d’information et nous projeter dans les cinq, voire 10 prochaines années via une amélioration des processus, déclare Aurore Pellé, risk officer à La Luxembourgeoise. L’articulation de certaines fonctions-clés en interne devra ainsi être revue, sans pour autant disposer de toutes les indications nécessaires dans le cadre de Solvency II. Je pense notamment aux prérogatives détaillées de la fonction actuarielle.»

S’ils ne sont pas en première ligne pour en gérer les implications quotidiennes de Solvency II, les conseils d’administration doivent aussi s’adapter au nouveau contexte en revoyant leur cartographie des risques. L’exercice a permis à ceux qui l’ont mené de gagner en expérience. «Des efforts ont été faits au niveau des conseils d’administration et l’enjeu majeur pour les prochaines années réside dans le niveau d’éducation au sein des administrateurs qui sont face à de nouvelles responsabilités», ajoute Jean-Michel Pacaud.

Le défi sera donc d’assurer une (in)formation suffisante à leur destination. «Beaucoup de groupes veulent compter sur l’expertise d’administrateurs indépendants au sein de leur conseil. Or il peut être difficile d’en convaincre certains de rejoindre un CA compte tenu de la complexité réglementaire croissante durant les dernières années et des implications qui en résultent sur la gouvernance des entreprises», déclare Marc Voncken, associé chez PwC Luxembourg.

«Il ne faut pas non plus trop effrayer les conseils d’administration, estime Paul Fohl. Les éléments relatifs à la gouvernance doivent être envisagés d’une façon relativement high-level dans un premier temps. Le CA devra définir l’appétence au risque en fonction des fonds propres et du profil de risque de chaque société dans les grandes lignes tandis que le management devra se charger, en concertation avec le conseil, de la mise en place opérationnelle en définissant les limites et tolérances pour chaque business line, chaque risque majeur.» Autre partie prenante importante, l’auditeur doit aussi se frayer son chemin. «On ne connaît pas encore exactement ce qui nous sera demandé lors de l’entrée en vigueur de Solvency II, note Marc Voncken. Nous attendons d’en savoir davantage sur le niveau de détail exigé, et les délais.»

Pilier III: travaux en cours

Si le Pilier I est apprivoisé depuis plusieurs années et que les notions relatives au Pilier II font leur chemin, le troisième pilier de Solvency II concernant le reporting et les investissements qui s’y rapportent sont encore en chantier, faute de disposer de toutes les indications nécessaires.

«Ce qui nous occupe, c’est surtout la question de ‘comment’ mettre en place la réglementation en appliquant un principe de proportionnalité, note Aurore Pellé. Le Pilier III sur le reporting est en mouvement perpétuel, nous pensons donc que nous nous dirigeons vers une approche progressive qui nous amènera à l’échéance de cinq années après le 1er janvier 2016 pour une mise en place effective.»  

Le marché prévoit d’ores et déjà une phase transitoire afin de passer sereinement d’un modèle à l’autre et d’atteindre, à terme, une industrialisation des rapports selon les nouvelles normes.

«Il reste à généraliser la mise en place d’outils de reporting intégrés, estime Jean-Michel Pacaud. Or il est difficile de vivre avec de multiples systèmes tels que nous pouvons l’observer actuellement. Un des chantiers importants consiste donc en la refonte des différents systèmes d’information. Ce qui nécessitera, plus que jamais, de s’assurer que l’on dispose de données de qualité avant de se lancer dans ce type d’investissement.»

Outre la qualité intrinsèque des données qui deviendra primordiale à l’heure où la notion du big data gagne toutes les couches de l’économie, la traçabilité de ces données est aussi un enjeu majeur. Autant d’opportunités pour les prestataires informatiques, mais, plus généralement, pour le pays qui veut se positionner comme un «coffre-fort digital» capable de traiter et de sécuriser des données sensibles. L’implémentation de Solvency II pourrait avoir valeur de test grandeur nature, encore faut-il se donner les moyens d’investir dans les programmes ad hoc.

«Je suis frappé d’observer qu’un certain nombre de compagnies qui appartiennent à des groupes internationaux ne reçoivent pas ou peu de support et de budget de la part de leur maison mère comparativement à leurs besoins locaux», observe Jean-Michel Pacaud.

«La charge d’implémentation pour les petits assureurs est très lourde», confirme Paul Fohl. Il est temps que nous puissions disposer de toutes les dispositions telles qu’elles s’appliqueront dès le 1er janvier 2016, car il est difficile de se préparer sérieusement à ce chantier colossal sans avoir l’ensemble des informations.»

Pour le Luxembourg, la nouvelle directive est l’occasion d’illustrer sa volonté d’être aux avant-postes en matière de gouvernance. L’occasion également de faire jouer le dialogue qui prévaut entre les acteurs privés et les instances publiques pour faire en sorte que les changements se passent sans (trop) de douleur.

«Nous menons cette opération de transition vers Solvency II ensemble avec le secteur, ajoute Annick Felten. D’ici 2016, toutes les questions ne seront pas résolues, mais d’après les questionnaires d’autoévaluation que nous avons envoyés aux compagnies, nous pouvons jauger celles qui sont plus ou moins préparées, pour les accompagner de près sur le chemin menant vers Solvency II.»

Une longue marche

Outre le régulateur national, l’EIOPA (European Insurance and Occupational Pensions Authority, Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles) est aussi attendue quant au Pilier III et aux précisions qui concernent les différentes modalités à mettre en place au niveau des reportings. «Nous avons choisi de ne pas imposer aux compagnies les modèles de reporting définis par EIOPA pour la phase transitoire d’ici 2016, ajoute Annick Felten. En attendant la mouture définitive des instructions de l’EIOPA, qui nous a promis par ailleurs de mettre à disposition des compagnies un outil informatique pour les aider à implémenter le reporting Solvency II, nous évoluons donc dans le cadre existant de notre régime habituel.»

Solvency II et les mouvements de marché qui seront inhérents à sa mise en place permettront peut-être d’attirer de nouveaux acteurs au Luxembourg, tandis que la concentration se poursuivra par ailleurs. «La concentration va se poursuivre en assurance vie à l’international, mais nous pourrions voir plus de dynamisme sur le marché des captives», estime Marc Voncken.

«Le monde n’aura pas fondamentalement changé au 1er janvier 2016», conclut pour sa part Paul Fohl à l’aube de l’arrivée de Solvency II en lieu et place de la directive qui la précédait et que les professionnels de l’assurance ne renient pas.

Pouvant être problématique, car synonyme d’investissements pour des petits acteurs qui doivent d’ores et déjà composer avec des conditions de marché délicates, Solvency II devrait, sur un autre plan, être bénéfique à la gouvernance interne des compagnies qui voudront s’inspirer de ses grands principes. À condition que l’exigence des autorités de supervision – en premier lieu européennes – soit couplée à une prise en compte des réalités du terrain.

Vue du régulateur

«Plus rien comme avant»

«D’un point de vue réglementaire, à partir de 2016, rien ne sera plus comme avant», estime dans son rapport annuel 2013 le Commissariat aux assurances qui a désormais l’habitude de consacrer un chapitre du document à la préparation de Solvency II.

Un texte succédant à la version «I» de la directive européenne qui, il est bon de le rappeler, s’articule autour de trois piliers. Le premier concerne les exigences quantitatives en matière de détermination des provisions techniques, du capital de solvabilité requis (SCR) et de l’adéquation des fonds propres. Le deuxième couvre des aspects qualitatifs relatifs à la gouvernance des entreprises ainsi que la gestion du risque. Quant au troisième pilier, il couvre les mesures concernant le reporting prudentiel des informations relatives aux premier et deuxième piliers. S’il accompagne les acteurs de l’assurance au Luxembourg depuis 2009 dans leur préparation aux exigences spécifiques à ces trois piliers, exigences qui varient en cours de route, le Commissariat aux assurances n’a pas manqué de souligner les points problématiques et de faire preuve de réalisme dans le contexte de l’évolution du chantier européen. Pour l’exercice 2013, l’organe 
de supervision a fait part de 
ses préoccupations, notamment au sujet des mesures d’exécution en cours d’adoption et des normes techniques à recevoir de la part de l’EIOPA. «Si pour la grande majorité des entreprises d’assurance directe, les nouvelles règles ne devraient pas poser des problèmes en termes de couverture des exigences de solvabilité, leur application pratique exige une période d’apprentissage. Le Commissariat aux assurances se doit de souligner à cet égard que de nets progrès ont pu être constatés au niveau des méthodologies et de la qualité des données de base depuis 2009. Ce constat a priori encourageant ne doit toutefois pas masquer le fait que certains raffinements doivent encore être apportés, tant au niveau de la méthodologie qu’au niveau de l’implémentation de celle-ci.» Et le Commissariat d’ajouter que les nouvelles règles «soumettront les entreprises du secteur des assurances et de la réassurance à de rudes épreuves tant d’un point de vue des exigences en capitaux propres que d’un point de vue organisationnel». Et de préciser qu’il lui revient 
de «veiller à ce que ces nouvelles exigences soient en place dès leur entrée en vigueur». Une volonté de respecter l’agenda, de montrer l’exemple sans pour autant se désolidariser des acteurs privés avec lesquels il conviendra de continuer à dialoguer. À condition que le Commissariat dispose, lui aussi, des ressources nécessaires pour répondre aux nombreuses questions et assumer son lot de responsabilités. C’est d’ores et déjà le cas dans la préparation des travaux législatifs qui vont de pair avec l’arrivée de la nouvelle directive.