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Affirmations: Frédéric Beigbeder est le nouvel enfant terrible de la littérature française. Grâce à son roman "99 francs" qui dénonce à coup de slogans cyniques le monde de la publicité pour lequel il a longuement travaillé, il suscite des remous dans la France entière et par delà les frontières. Beigbeder, qui était pendant plus de 5 ans concepteur-rédacteur chez Young & Rubicam, s'est transformé en espion il y a trois ans, notant comme un greffier ce qui le choquait dans les réunions chez Monsanto, Danone, Kraft-Jacob, Suchard. Une question s'impose: n'utilise-t-il pas les mêmes armes que ceux qu'il dénonce? Nous demandons ce mois à un spécialiste de prendre positions par rapport à différentes affirmations du provocateur, parues dans une interview "Trends-Tendances" du 21 septembre. Estimations: Jean-Louis Schlesser vit dans la communication depuis belle lurette. D'abord chez interpublicité, pionnier de la pub à l'époque et unique agence-conseil plein service dans les années 70. Après une quinzaine d'années passées dans l'édition (directeur commercial chez éditpress et directeur de Lux-Post) Jean-Louis Schlesser a repris Meridian, un généraliste de la communication. Ses efforts vont actuellement dans le sens d'un développement des activités d'agence-conseil. 

Frédéric Beigbeder: Les publicitaires parlent de stratégie, de cible, de première vague, de deuxième vague'La planification de la communication est analogue à la préparation des plans de bataille d'un état-major. Mais cette guerre est particulière: tous les pays l'ont perdue en même temps.

Jean ? Louis Schlesser: Frédéric, tu as tendance à voir toutes choses en termes de conflit. Les publicitaires ne sont pas des Clausewitz. Même s'ils

le prétendent quelques fois, il ne faut pas les croire.

F.B.: La démocratie, c'est très bien; on demande à la majorité des gens ce qu'ils veulent et on le fait. Le marketing, par contre, ce n'est pas du tout ça: on demande aux gens ce qu'ils veulent pour pouvoir le leur fabriquer, le leur vendre. Du coup, on ne leur donne que du prémâché. Il n'y a plus de nouveauté, d'originalité ni de création possibles dans ces conditions.

JL.S: Franchement, là tu verses dans le prémâché à ton tour. Si on imposait aux gens des choses dont il n'ont cure tu serais le premier à crier au scandale. N'oublie pas que les objets dont tu parles sont des marchandises, des objets qui souvent ont une utilité réelle. Ne prends pas prétexte, Frédéric des excès de certains pour descendre en flammes tout ce qui se pointe dans ton viseur. 

F.B.: Qui est responsable? Tout le monde peut pointer du doigt quelqu'un d'autre: les publicitaires vers l'annonceur; l'annonceur vers ses actionnaires; les actionnaires vers les consommateurs et les consommateurs vers les publicitaires. C'est une chaîne de mépris. Plus personne n'est responsable en quelque sorte.

JL.S: You got a point here, comme disent les américains. Il est vrai que les responsabilités se diluent, qu'à l'égard des valeurs d'éthique et de morale

Il est facile de se réfugier derrière quelqu'un de plus gros ou de plus con que soi.

Je suis d'accord, la chaîne du mépris peut exister. En terrain de mépris il est difficile d'être un phare de probité et de rectitude.

F.B.: L'image rock'n roll glamour que véhiculait encore la pub des années 80 a disparu au profit de la télé, du cinéma. C'est justement pour cela que la pub est plus dangereuse que jamais; elle est plus structurée, plus rationnelle, plus intensive.

JL.S: La pub a toujours eu un côté sournois, elle ne dévoile jamais ses intentions réelles. Mais soyons réalistes : personne n'est dupe. Nous faisons tous semblant de croire que la pub a un message mais surtout, nous

apprécions l'art et la manière. C'est çà  qui nous séduit ou nous fait fuir.

Frédéric, quand tu dînes avec une dame, tu ne vas pas lui mettre la main entre les cuisses sitôt après le carpaccio. Tu sais, et la dame le sait aussi, qu'il y a une chance tout à fait raisonnable que vous allez vous retrouver au pieu dans quelques heures. Toi, tu vas mettre un point d'honneur à la séduire comme il se doit, et elle n'envisagera l'acte de chair  qu'après avoir été séduite selon les règles de l'art. Il me semble que la pub essaie de faire pareil, non ?

F.B.: Il m'est arrivé de rencontrer des clients intelligents. C'étaient quand même les exceptions. L'intelligence et le respect de l'autre ne sont pas des priorités pour ces personnes. Elles n'ont pas été formées pour cela.

JL.S: Je te laisse la responsabilité de tes remarques, mon cher Frédéric. Je me permettrais néanmoins de me poser la question de savoir s'il faut une formation

spéciale ou un Qi dépassant les 140 pour pouvoir avoir commerce avec toi. 

F.B: Dans les écoles où est enseigné le marketing, on apprend à faire du profit. Point. Vous étudiez les équations pour apprendre à vendre. A n'importe quel prix. Parfois, vous apprenez des choses hallucinantes comme la déception post-achat (il faut que le consommateur soit déçu, s'il est heureux il ne consomme plus).

JL.S: Frédéric, voyons. Le marketing sert à vendre, comme la philosophie

cherche à expliquer le monde. C'est une vérité première. Tu hallucines quand

on t'apprend que le marketing, comme le canoé-kayak ou la lutte gréco-romaine a développé des techniques qui lui sont propres? enfin façon de parler !  

F.B.: Le métier du créatif, c'est séduire?.. Le subconscient, le ça, le moi, la psychanalyse, la sémiologie, tout intervient dans l'argumentation. Mais cela est analysé à postériori, pas tellement quand on crée la campagne.

JL.S: Et oui. C'est ça être créatif, mon vieux. Tu te trouves des raisons après. Tu ne savais pas' 

F.B.: L'idée de morale n'est pas du tout répandue. Il a bien des organismes de vérification de publicités, mais leurs avis sont consultatifs. Donc, on s'assoit dessus.

JLS: A Paris peut-être. Nous par contre à Luxembourg, nous sommes très frileux. La morale nous guide partout où nous allons. Le moindre écart est sanctionné, le plus petit bout de sein recouvert, toute contre-vérité expurgée. Nous vivons l'âme en paix, de ce côté là.

F.B.: A la télévision, c'est encore plus retors: une loi interdit de citer une marque à l'antenne  pour éviter la publicité clandestine; en réalité cela empêche de les critiquer.

JLS: C'est peut-être vrai, çà. A vrai dire je n'y avais pas pensé. Non, je suis sérieux, Frédéric! J'avais toujours pensé que cette interdiction devait éviter que  des malintentionnés ou des vendus ruinent les efforts de positionnement

que nous autres aurions entrepris. Tu as sans doute raison. Comme ça les journalistes feront de la publicité clandestine pour les hommes politiques de leur

bord et les publicitaires de la publicité non clandestine pour ceux qui leur donnent de l'argent pour en faire!