Marco Boly, ingénieur à la taille imposante, a un an pour restructurer une administration meurtrie par des années de laisser-aller. (Photo: Jessica Theis)

Marco Boly, ingénieur à la taille imposante, a un an pour restructurer une administration meurtrie par des années de laisser-aller. (Photo: Jessica Theis)

Marco Boly est un homme pressé. Le calendrier se bouscule pour celui qui doit mener à bien la restructuration complexe de l’Inspection du travail et des mines, animer des séances de travail au niveau européen au titre de la présidence luxembourgeoise et préparer la mise en œuvre de la loi sur le dialogue social.

Quand cet ingénieur civil débarque à la direction adjointe de l’ITM en octobre 2014, il découvre un nouvel univers – la fonction publique, lui qui n’a connu que le privé hormis six semaines aux Ponts et Chaussées avant d’intégrer l’ITM. «Pour être honnête, je n’étais pas conscient que le droit du travail était un terrain aussi large et difficile dans tous les domaines: les mines et les carrières, les établissements classés, l’exposition des salariés aux agents chimiques et biologiques...» Et il ne trouve aucun schéma clair sur les compétences de l’ITM à son arrivée. «Il n’y avait ni organigramme, ni procédures, chacun faisait du mieux qu’il pouvait.»

Il se rend compte aussi que l’organisation de l’administration, élaborée à l’époque où elle ne comptait qu’une vingtaine d’agents, n’est plus viable pour un effectif cinq fois plus élevé. «Toutes les ficelles remontaient vers la direction, unique décisionnaire», découvre-t-il. En janvier 2015, l’audit d’EY dresse un constat accablant, pointant des lacunes et des dysfonctionnements graves. Près de la moitié des employés de l’ITM ont soulevé «un manque de coordination», «un manque de hiérarchie» et «une attribution floue des tâches». Robert Huberty, directeur de l’ITM depuis 2013, s’efface à quelques mois de son départ en retraite pour laisser à Marco Boly le soin de mener la restructuration réclamée par le ministre du Travail, Nicolas Schmit.

Premier chantier: la réorganisation des services. Marco Boly impose une structure pyramidale clarifiant les compétences et la position de chacun dans l’organigramme. Et érige aussi le Help Center en véritable centre de ressources pour le public. «Il est capable de traiter lui-même 60% des appels et de régler 99% d’entre eux», libérant ainsi les inspecteurs. «Nous avons fermé les agences de Diekirch, Luxembourg et Esch-sur-Alzette, mais nous y avons gardé des guichets pour être au contact du public et nous avons allongé les heures d’ouverture. Nous avons d’excellents résultats, les visites aux guichets ont augmenté de 330% et nous pouvons savoir qui appelle, pourquoi, et s’il a reçu satisfaction.»

Deuxième chantier: la formation et le recrutement des inspecteurs. «Une vingtaine de personnes seront matures pour la retraite d’ici deux à trois ans», s’alarme Marco Boly, d’autant qu’un tiers des agents a plus de 50 ans. Il faut «trouver un modèle pour que les gens sortent doucement de la vie active pour laisser leur empreinte, leur know-how». De l’autre côté de la pyramide des âges, les jeunes recrues sont trop peu nombreuses. Mais le mode de recrutement complique la tâche. La voie syndicale a été abandonnée depuis un moment car elle «posait certaines difficultés». Pour autant, le recrutement via l’examen-concours de la fonction publique reste insuffisant, les lauréats ayant tendance à choisir des administrations «plus sexy».

Surtout, un inspecteur du travail n’est pas un fonctionnaire comme les autres. «Il faut une composante droit du travail/sécurité et santé au travail et avoir une fibre sociale, puisque les inspecteurs interviennent sur des points chauds sociaux, comme des gens séquestrés. Vous ne trouvez pas ça sur le marché du travail.» Marco Boly rêve d’une carrière d’inspecteur du travail reconnue au même titre que celle d’inspecteur de police, une façon aussi de «valoriser» les inspecteurs. Et pourquoi pas d’un recrutement propre, même si «on touche aux fondamentaux de l’État»...

En attendant, il pare au plus pressé avec le développement d’un programme de formation pour les nouveaux venus. À terme, l’objectif est de créer une «académie du savoir» comptant trois à six mois de cours avant d’intégrer le Help Center durant 6 à 12  mois sous la houlette d’un mentor – pourquoi pas un jeune retraité qui pourrait partager son expérience. Les recrues ainsi formées partiront ensuite sur le terrain ou pourront choisir un poste moins exposé comme dans le service des Autorisations.

Quant aux inspecteurs en place, il s’agit de leur offrir la formation continue qu’ils n’ont jamais eue. «Les gens ont été laissés seuls avec leurs problèmes et tout ce qu’ils n’ont pas pu digérer mentalement. Aujourd’hui, ils ressentent une certaine frustration que je peux comprendre, surtout quand on sait l’historique» de l’ITM. «Nous avons des éléments excellents, mais le système a fait que ces gens n’ont pas les performances qu’ils devraient avoir.» C’est donc aussi pour «revaloriser» ces inspecteurs que Marco Boly veut établir pour eux des procédures bien définies et concrètes. Cela passera aussi par de nouveaux outils technologiques, comme une tablette avec des formulaires interactifs propres à chaque secteur construction, horeca, etc.) afin de faciliter les contrôles sur le terrain.Le prototype devrait arriver à la fin de l’année. Et une nouvelle infrastructure informatique intégrée est attendue pour mi-2016. L’ITM sera alors enfin capable de publier des statistiques précises sur son activité.

De l'équipement informatique au recrutement, ce sont autant de chantiers que l’ITM doit mener de front. «On ne peut pas fermer pour cause de rénovation», soupire Marco Boly, auquel Nicolas Schmit a donné un an pour restructurer l’ITM. «Nous avons besoin de temps, de patience et que l’on parle positivement de l’ITM, car nous avons abattu un boulot énorme en un an. Le passé est ce qu’il est, nous construisons le futur.» Quitte à bousculer une administration qui n’a pas l’habitude d’entendre parler d’obligation de résultats, de qualité ou de clients. Un noyau de résistance au sein de l’ITM voit d’un mauvais œil cet homme du privé bouleverser l’ordre établi. Réaction compréhensible pour la députée CSV Sylvie Andrich-Duval: «Si rien n’a été fait pendant des années et que le directeur passe avec un bulldozer... il faut procéder correctement!» Quant à la CGFP, elle sera bientôt reçue par le ministre «pour évoquer la restructuration et surtout la manière dont elle se déroule» – mais réserve pour l’instant ses commentaires.

«J’ai brisé tous les tabous», confirme Marco Boly, sans vantardise. Car son passé cadre mal avec l’image d’implacable transfuge du privé qu’on veut lui coller. Il revendique une fibre sociale, lui qui a quitté ArcelorMittal au bout de 15  ans pour rejoindre la direction des services généraux de la Croix-Rouge pendant un an. Il n’hésite pas à qualifier de «martyre» ce que les inspecteurs ont enduré dans le passé. «Quand le puzzle sera complet, les gens prendront plaisir et seront fiers de travailler à l’ITM.» Sûr de son fait, le directeur faisant fonction continue malgré les écueils. Parce qu’il «a trouvé une formule qui vaut le coup de se battre» et parce qu’il «n’a rien à perdre», même s’il n’est pas assuré d’être confirmé à son poste au mois de février.

Pour l’instant, le ministre le soutient et a même renforcé les pouvoirs de sanction de l’ITM dans la loi sur le détachement des travailleurs. Reste à «convaincre que l’ITM sait de quoi elle parle», alors que des inspecteurs ont déjà vu des employeurs en tort leur rire au nez. «L’ITM peut donner des conseils, contrôler si on ne l’écoute pas et sanctionner jusqu’à fermer complètement une société.» À charge maintenant au ministre du Travail de donner à l’ITM les moyens de ses ambitions et notamment les moyens humains – Marco Boly préconise de passer de 90 à 200 fonctionnaires d’ici 10 ans pour faire de l’ITM un outil performant et reconnu comme tel.

Dumping social
Attendue au tournant
Patrons et salariés de la construction réclament une inspection plus réactive et plus décisive.

Sur les 63 inspecteurs que compte l’ITM, seule une dizaine effectue des contrôles sur le terrain. Pas de quoi effrayer les employeurs en tort. «Il manque des contrôles réguliers surtout après 16h et le week-end à travers tout le pays», juge Roland Kuhn, président de la Chambre des métiers et patron dans la construction. Surtout, les actions coup de poing que l’ITM ancienne version privilégiait, mobilisant douaniers, policiers et inspecteurs en nombre, n’avaient que peu d’effet. «Il faut plutôt contrôler les petits chantiers et médiatiser cela», préconise Roland Kuhn.

L’OGBL dénonce aussi le manque de réactivité de l’ITM par rapport au dumping social. «C’est arrivé plusieurs fois que nous ayons une information sur un chantier qui payait les ouvriers 5 euros de l’heure», raconte le secrétaire central Jean-Luc De Matteis. «Nous avons téléphoné à l’ITM, envoyé un courriel avec toutes les informations et on nous dit qu’on ne peut pas contrôler car il y a une action coup de poing dans deux jours puis un symposium à l’étranger...» Et lorsque l’ITM intervient enfin, le chantier est terminé et l’employeur reparti.

«C’est un grand problème, car l’ITM n’a pas assez de capacités pour contrôler cela, il faut lui donner les moyens et la possibilité de sanctionner», réagit Roland Kuhn. Idem pour le badge social, mis en place pour lutter contre le travail illégal mais peu contrôlé. L’OGBL préconise la constitution de petites équipes de contrôle spécialisées. Une formule impossible à mettre en œuvre pour le moment, car de nouveaux inspecteurs doivent être formés pour compenser les départs. En attendant, l’OGBL dénonce la fermeture des agences régionales au profit de guichets, mobilisant des inspecteurs qui pourraient être sur le terrain.