L’Eschois François Biltgen est depuis 2013 juge à la Cour de justice de l’Union européenne. Un poste qui l’oblige à se montrer impartial et indépendant. (Photo: Edouard Olszewski)

L’Eschois François Biltgen est depuis 2013 juge à la Cour de justice de l’Union européenne. Un poste qui l’oblige à se montrer impartial et indépendant. (Photo: Edouard Olszewski)

Monsieur Biltgen, vous êtes juge à la Cour de justice de l’UE depuis 2013. Est-ce un rêve de jeunesse qui s’est concrétisé?

«J’ai découvert le droit communautaire dans ma première année de droit aux cours universitaires de Luxembourg avec Pierre Pescatore, qui m’a surtout impressionné en tant que juge à la Cour de justice de l’Union européenne (de 1967 à 1985, ndlr). Parce qu’à l’époque, à la fin des années 1970, en pleine eurosclérose, la Cour était la seule institution qui faisait vraiment avancer le progrès au bénéfice des citoyens. Par exemple, avec l’arrêt Rutili de 1975, qui concernait un syndicaliste d’Audun-le-Tiche auquel la France avait interdit de circuler dans certains départements, dont le sien, parce qu’il était probablement trop actif. On était encore une Communauté économique européenne, mais la Cour s’est fondée sur les droits de l’homme pour dire qu’il y a des limites à ce que l’État membre peut faire sous couvert de l’ordre public.

J’ai fait mon DEA en droit communautaire en 1982. Par le hasard des choses, Jean-Claude Juncker est entré au gouvernement en décembre 1982, et j’ai été sollicité pour reprendre son poste de secrétaire du groupe parlementaire chrétien-social. J’ai été sept ans président du parti, j’ai été échevin, député, ministre…

Mes amis savaient que mon rêve était de devenir un jour juge, parce qu’après avoir étudié le droit, l’avoir commenté, transposé, élaboré, et même avoir dû faire face à des arrêts de la Cour me donnant tort, pour boucler la boucle, il restait l’interprétation du droit. Ils savaient que j’allais à la Cour non pas pour quitter la politique, mais pour faire quelque chose qui m’a toujours emballé.

Appréciez-vous le changement radical entre la vie de ministre et celle de juge?

«Lorsque les gens me demandent si j’ai plus ou moins de stress, je réponds que j’emmène toujours du travail le week-end à la maison. En revanche, j’ai deux avantages: je viens le matin à la Cour et je rentre le soir, alors qu’en tant que ministre, il y avait des semaines entières où j’allais de réunion en réunion. Et la deuxième chose, c’est qu’on parle des arrêts, mais pas de moi. Alors que j’ai l’impression qu’en politique, on parle de plus en plus de l’homme, et de moins en moins de ce qu’il fait.

J’aimerais bien continuer (après 2021, ndlr) si je me sens en forme. Ça dépendra bien entendu aussi du gouvernement – encore qu’au Luxembourg, les gouvernements ne changent pas de juge comme de chemise.

Il y a toujours une marge pour interpréter, et c’est cela qui rend notre travail si intéressant.

François Biltgen, juge à la Cour de justice de l’Union européenne

La Cour avait donné raison à la Commission contre votre loi sur le détachement des travailleurs. Comment vous êtes-vous senti?

«J’ai dit à l’époque, en tant que ministre, qu’une autre jurisprudence aurait – du moins partiellement – été possible. Et c’est cela qu’il ne faut pas oublier: si des questions sont portées devant la Cour, c’est justement parce qu’il faut interpréter les lois. Si le droit de l’Union est tellement clair qu’il n’y a pas d’autre moyen, le juge national doit l’appliquer et n’a même pas besoin de poser une question à la Cour. Nous ne sommes pas le juge de police qui dit: ‘Tu as roulé trop vite.’ Il y a toujours une marge plus ou moins grande pour interpréter. Et c’est cela qui rend notre travail si intéressant, mais aussi si délicat, parce que nous n’avons pas le droit à l’erreur. Nous devons vraiment donner une réponse cohérente du point de vue du droit, basée sur nos antécédents jurisprudentiels, et qui doit être appliquée uniformément dans tous les États membres.

La Cour avait également donné raison aux étudiants frontaliers contre votre réforme des aides financières pour études supérieures…

«Il faut savoir que c’était, après Commission/Pays-Bas, la deuxième affaire où la Cour avait à traiter d’aides financières exportables. Dans l’arrêt Giersch, la Cour a dit que le Luxembourg avait une raison impérieuse d’intérêt général, expliquant l’entrave à la liberté de circulation, à savoir essayer d’avoir davantage de résidents ayant un diplôme supérieur pour faire fonctionner l’économie. Elle a aussi estimé que la disposition était appropriée, parce qu’un résident revient probablement plus souvent travailler au Luxembourg qu’un non-résident. Mais elle a considéré qu’une telle condition excède toutefois ce qui est nécessaire aux fins d’atteindre l’objectif qu’elle poursuit, dans la mesure où elle fait obstacle à la prise en compte d’autres éléments potentiellement représentatifs du degré réel de rattachement du demandeur de ladite aide financière à la société ou au marché du travail de l’État membre concerné, tels que le fait que l’un des parents, qui continue de pourvoir à l’entretien de l’étudiant, est un travailleur frontalier qui occupe un emploi durable dans cet État membre et y a déjà travaillé depuis une durée significative. Mais la Cour a remarqué que le Luxembourg était en droit d’éviter une sorte de tourisme des bourses.

Certains arrêts sont très commentés dans toute l’UE. C’est là que vous prenez la mesure de la résonance de la Cour?

«Ça m’est arrivé une seule fois qu’on parle de mon nom, en relation avec trois arrêts du 14 septembre 2016 en matière d’utilisation abusive de CDD successifs en Espagne. Il y a une directive qui consacre un accord-cadre des partenaires sociaux européens, nous avons une abondante jurisprudence, et ces affaires ont donc été jugées dans une chambre à trois juges, sans conclusions ni audiences, tant notre jurisprudence est établie dans ses principes. Et donc, j’ai été assez surpris de voir les fardes entières récoltées par notre service Presse. Les arrêts ont vraiment lancé un débat en Espagne.

Plusieurs pays européens, dont le Luxembourg, soutiennent la création d’un Parquet européen, qu’en pensez-vous?

«Le Luxembourg avait mis en avant ce dossier sous sa présidence, et c’est lui qui collecte les signatures. Les premiers textes étaient sortis à l’époque de Mme Reding (lorsqu’elle était commissaire à la Justice et aux Droits fondamentaux, ndlr). C’est une bonne chose, puisque l’on ne peut pas dire qu’il y a des fraudes aux deniers publics européens et ne pas poursuivre. Il faut attendre les textes définitifs pour voir l’envergure et l’étendue des recours possibles devant la Cour de justice.

Est-ce que votre vision de l’Europe a changé depuis que vous siégez à la Cour?

«Pas nécessairement. Je viens d’Esch-sur-Alzette, et quand j’étais jeune, je devais passer le poste de douane pour aller acheter une baguette à Audun-le-Tiche. Pour moi, l’Europe était quelque chose qui me donnait davantage de liberté.

Bien entendu, en politique, on dit souvent: ‘C’est la faute de Bruxelles.’ Et je disais déjà à l’époque: ‘Arrêtez de dire Bruxelles, parce que Bruxelles, c’est nous, les ministres et les députés européens, et nous sommes le législateur européen.’ Ma vision de l’Europe n’a pas nécessairement changé. Ce qui pour moi joue un grand rôle ici, c’est de faire la balance entre les deux: la primauté du droit de l’Union, et surtout des principes généraux du droit de l’Union, tout en respectant la marge de manœuvre des États membres, du législateur, mais aussi du juge. Nous livrons notre appréciation, mais c’est au juge national d’appliquer si ce que nous disons sur le droit de l’Union s’applique dans son cas particulier. Au-delà de ce que font les ministres, les députés européens et les parlements nationaux, les juges aussi peuvent participer à construire une Europe de l’unité dans la diversité.

L’article 50 vient d’être officiellement invoqué par le Royaume-Uni. Quelles conséquences peut-on attendre du Brexit pour la CJUE?

«Ce sont les instances politiques européennes compétentes qui négocient. Actuellement, vous avez un juge et un avocat général à la Cour, un juge au tribunal de l’UE, une quarantaine de fonctionnaires, et une vingtaine d’agents britanniques. Tant que le Royaume-Uni fait partie de l’Union européenne, ils ont le droit de rester en poste. 

Gardez-vous toujours un œil sur la politique luxembourgeoise?

«L’œil ouvert, la bouche fermée. La première raison, c’est mon statut d’indépendance et d’impartialité. Il m’arrive aussi de siéger dans les affaires luxembourgeoises – récemment ArcelorMittal Rodange et Schifflange, et Kohll et Kohll-Schlesser – puisque je suis juge européen. Je ne suis pas le juge luxembourgeois à la CJUE. La deuxième raison est strictement personnelle: lorsque j’étais en politique, je m’étais juré de ne plus commenter la politique le jour où je l’aurais quittée. Le métier politique est tellement dur que si on l’a fait, il faut respecter et laisser faire ceux qui en ont la responsabilité actuelle. En revanche, quelqu’un peut avoir mon conseil. On a introduit, par exemple, des séances de travail avec les administrations sur notre jurisprudence, et j’ai beaucoup de groupes de visiteurs, y compris politiques. Et je me ferai un plaisir d’accueillir le dimanche après-midi 14 mai à l’occasion de nos Portes ouvertes les visiteurs en luxembourgeois.

Mais la politique peut vous rattraper, vous parliez lors de votre dernière conférence de presse de la langue luxembourgeoise qui n’était «pas encore» langue de l’Union…

«On attend de voir ce que le Luxembourg va faire. Je n’ai pas d’opinion là-dessus, et je n’ai pas d’opinion à avoir, c’est vraiment une question d’appréciation politique. C’est un débat politique luxembourgeois qui doit être mené par les acteurs nationaux, et quelqu’un qui fait partie d’une institution européenne n’a pas, à mon avis, à s’immiscer.»