L'Université du Luxembourg veut accentuer les passerelles vers l'international, les droits étrangers, le droit comparé. (Photo: Luc Deflorenne)

L'Université du Luxembourg veut accentuer les passerelles vers l'international, les droits étrangers, le droit comparé. (Photo: Luc Deflorenne)

L ’explosion n’est pas violente mais elle ne manque pas de souffle. Et cela n’a rien d’une bulle.Depuis quelques années, comme en réaction à la crise (d’abord financière) de 2008-2009, les métiers juridiques, au sens large, connaissent un boom évident au Grand-Duché de Luxembourg.

Une simple observation préalable permet de mesurer les effets sur le terrain: des acteurs étrangers s’intéressent de plus en plus aux atouts réglementaires du Luxembourg, impliquant le recours à des connaissances en droit international et comparé; des cabinets luxembourgeois historiques ont splitté, créant de nouvelles entités ambitieuses; des réorganisations d’études – avec rebranding au passage, à l’américaine, OPF ou MNKS par exemple– mènent vers une spécialisation accrue et une orientation plus marquée, notamment vers les besoins des groupes internationaux et des acteurs financiers; le recrutement des profils juridiques et techniques est de plus en plus exigeant mais aussi prolixe... L’internationalisation est évidente. Et elle est aussi logique qu’assumée.

«Nous saluons l’arrivée de cabinets d’origine étrangère au Luxembourg. Cela contribue à la réputation de sérieux du pays, souligne Guy Harles, founding partner d’Arendt & Medernach, la seule étude luxembourgeoise devenue une véritable entreprise internationale. En jouant le rôle d’apporteur d’affaires, en entretenant des relations de proximité dans les zones d’où les clients sont originaires, nous contribuons à assurer la promotion de Luxembourg en tant que Place fiable et compétitive. Comme la réglementation est stricte et bien suivie, le rôle juridique n’en est que plus important.»

Pour les officines importantes, l’essentiel des clients est d’origine étrangère. «En allant sur les places étrangères où nous nous établissons, nous poursuivons la même logique de substance que nous défendons pour Luxembourg, auprès de clients étrangers qui souhaitent s’y installer», poursuit Me Harles.

Et, dans un monde aussi globalisé que régulé, les subtilités d’un droit national, les directives mises en application ou la comparaison entre textes de lois pour en extraire ce qui fait toute la différence au profit de l’un ou de l’autre, cela prend tout son sens.

Les juristes ont donc la cote. Un coup d’œil sur les offres d’emploi suffit pour s’en convaincre. En permanence, on trouve entre 30 et 40 annonces pour des profils très ciblés: spécialisé en ingénierie patrimoniale assurance-vie, senior en droit des contrats et de la concurrence, spécialiste des calculs fiscaux et des OPC, rompu à la banque privée, expert en sécurité des produits financiers, gestionnaire des risques intragroupe, conseiller en fonds, senior tax compliance officer, KYC analyst (le know your customer, au cœur du métier bancaire pour l’origine des fonds, la lutte contre le blanchiment et le terrorisme)… Et les grands demandeurs sont dans l’industrie financière, la fiduciaire, les cabinets d’avocats, et bien entendu l’audit et le conseil.

Au niveau pécuniaire de Paris ou de Londres

«Il y a effectivement une grosse demande et pour toute une série de spécialités», observe Berglind Fridriks qui, après une expérience dans le recrutement (notamment chez Linklaters, grand consommateur de juristes) a créé son établissement, spécialisé dans le conseil en ressources humaines et, surtout, le legal recruitment international. «Les juristes portés sur le business development sont très recherchés. On piste les soft skills et on encourage aux formations économiques et techniques, en plus des diplômes de droit. Les métiers liés à la finance, les fonds et la compliance notamment, sont très attirants ici.» Car comme le Luxembourg entend se hisser sans cesse à d’exigeants niveaux d’excellence, les fameux «moutons à cinq pattes», à la solide formation juridique internationale et au bagage technique bien ficelé, valent leur pesant de codes. Sans que sortent des montants, il est clair que les carrières alternatives au droit classique (et donc au métier d’avocat au sens des prétoires) sont extrêmement bien rémunérées. «Un corporate lawyer de qualité, à Luxembourg, vaut bien plus qu’à Bruxelles ou en Allemagne, estime la fondatrice de Fridriks. On est au niveau de Paris ou de Londres. Et Luxembourg est attractif, pour les packages originaux, pour le work-life balance, pour la qualité de vie.»

En quantité et en qualité, le monde juridique occupe clairement, pour l’embauche au Grand-Duché, une importance grandissante, qui arrive juste derrière les banques et la finance, et ce en lien avec elle.

L’engouement pour le droit se retrouve aussi dans les besoins de la fonction publique, du monde associatif et, bien sûr, dans les candidats au Barreau. «Il y a un grand turnover et beaucoup de mouvements internes au niveau des avocats», observe pour sa part René Diederich, actuel bâtonnier. Il n’y a plus de parcours classique. On va vers les études d’avocats, vers les fiduciaires ou les secrétariats sociaux, vers les réviseurs ou le conseil, parfois de l’un vers l’autre, et parfois on revient au Barreau.»

On sait l’Ordre des avocats sourcilleux sur ces questions de frontières entre le monde des avocats «pur jus» et celui des conseillers juridiques tous azimuts. Au nom de la qualité, du contrôle, de la déontologie, le Barreau tient à une certaine étanchéité. «La mission est différente et n’a pas la même règle de fonctionnement, appuie Me Diederich. Un avocat est tenu au secret professionnel le plus strict vis-à-vis de son client, alors que le réviseur est censé repérer et alerter qui de droit sur d’éventuels problèmes de légalité comptable par exemple.» Nul n’est naïf, le bâtonnier pas davantage. «Si la logique est différente et si on privilégie la relation avocat-client qui représente notre valeur ajoutée, cela n’empêche pas la collaboration en bonne intelligence, la complémentarité et une présence à différents stades de la chaîne de valeur. La concurrence peut être saine. L’important, la finalité que tout le monde devrait suivre, c’est la sécurité juridique, une égalité devant les règles qui permet l’émulation, l’existence et le respect de la règle de droit.»

La guerre du droit aura-t-elle lieu?

L’indépendance est une des clés. Quand en juin 2012, le bâtonnier (Guy Harles à l’époque) a lancé, au nom du Barreau et de l’Ordre des avocats, une plainte à l’encontre de KPMG, ce sont deux poids lourds de l’économie nationale, symboles des services connexes à la place financière, qui se sont retrouvés face à face. La question n’est pas tranchée, d’autant que d’autres procédures et enquêtes serrées ont, depuis, discrètement suivi, à l’encontre d’autres «conseilleurs».

Les Big Four ont évidemment une stratégie de présence à tous les étages et la matière juridique – de la détection d’opportunités d’affaires à l’implantation en passant par la domiciliation, la structuration et l’accompagnement (parfois défense comprise) – est un maillon incontournable. Mais il y a la profession d’avocat, qui est réglementée et codifiée, sur base de la loi d’août 1991. Il y a aussi une frontière, un «double monopole» disent certains, entre réviseur et avocat. Pour prolonger la métaphore juridique, il ne faut pas qu’une même entité soit juge et partie. Quand d’aucuns font les deux par le biais du conseil juridique associé à l’audit par exemple, il y a conflit, si pas d’intérêt, au moins de voisinage. «Il peut y avoir un risque de secret partagé et donc risque pour le justiciable», plaident les avocats. «Nous avons aussi notre secret professionnel et notre déontologie», concluent les tenants – nombreux et solidement implantés au Grand-Duché – de la multidisciplinary practice… Objet de multiples écrits et débats académiques, le fonctionnement en réseau de services professionnels adaptés à l’environnement international des affaires fait rage au Luxembourg. À fleurets mouchetés certes et peu en surface. Mais il existe. Certains, même au sein de cabinets d’avocats estampillés «à la Cour», se demandent si, à terme, vu l’évolution dans des pays voisins et vu les situations déjà existantes ici, il ne faudrait pas ouvrir des vannes pour permettre aux vases juridiques de communiquer. La nécessité ferait loi et le législateur ferait foi…

Sur le terrain, on s’observe encore mais on avance. Les exemples cohabitent. Les deux plus flagrants? Arendt est une marque qui, à côté des avocats du cabinet historique, s’est déclinée au travers d’entités distinctes, dédiées aux corporate services, aux solutions de conseil. Quant à Deloitte, il jouxte le cabinet d’avocats D-Law, émanation qui a sa propre structure et sa propre entrée. Tout cela – et d’autres cas de figure et cas d’études – est suivi de près, décortiqué. «Parfois, on voit les arbres et pas la forêt», sourit un ancien partner de société d’audit et de conseil. Il faudra qu’un jour, d’une manière ou d’une autre, une décision, digne de Salomon, tranche les nœuds potentiels, pour éviter que la guerre du droit ait lieu.

Pragmatique, un avocat d’affaires estime que «les service providers font partie du paysage économique. Pour faire du business, il est évident que les entreprises ont besoin de s’appuyer sur de bons conseils et que les juristes doivent être capables de comprendre l’environnement culturel, politique, économique et légal des gens avec lesquels ils traitent.»

Les juristes ont toujours fait partie de la chaîne de valeur économique, à commencer par les notaires – sans, eux, pas de société enregistrée… – et les avocats, qui ont été parmi les premiers admis – avec les experts-comptables et les banques – au statut de potentiel domiciliataire. L’après-crise n’a fait que renforcer les règles. Même quand il y a des marges à explorer, le droit est l’affaire des personnes physiques, des personnes morales et de personnes physiques qui ont de la morale…

La place financière fait partie de l’ADN du pays, en constante évolution. Ces gènes sont transmis aux acteurs de la chose réglementaire, mais pas toujours au niveau des facs de droit. Il était logique que l’on entre dans une ère de mutations juridiques.