Antoine Deltour et ses défenseurs, Me Penning et Me Bourdon, ont rappelé la volonté de dénoncer les dérives fiscales des rulings avant que l’auditeur ne copie des centaines de fichiers sur le serveur de PwC en octobre 2010. (Photo: Maison Moderne)

Antoine Deltour et ses défenseurs, Me Penning et Me Bourdon, ont rappelé la volonté de dénoncer les dérives fiscales des rulings avant que l’auditeur ne copie des centaines de fichiers sur le serveur de PwC en octobre 2010. (Photo: Maison Moderne)

Initialement programmé sur trois audiences, le procès en appel dans l’affaire LuxLeaks se sera finalement étendu sur cinq demi-journées plutôt denses. Dernière étape lundi après-midi avec les répliques du ministère public et de la partie civile, après les plaidoiries de la défense, et une dernière intervention de la défense et des accusés.

«Cela a été un procès long et éprouvant, et tout a été dit», commence le premier avocat général, John Petry. Même s’il prend encore la peine de préciser pourquoi Antoine Deltour et Raphaël Halet ne peuvent pas, selon lui, bénéficier de la protection intégrale des lanceurs d’alerte établie par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.

John Petry se hasarde à relativiser la pertinence de la légalité ou non des rulings tels que pratiqués par le Luxembourg durant au moins une décennie. «Il est vrai que les rescrits jusqu’en 2014 n’avaient d’autre base légale qu’une note interne du directeur de l’administration, mais ils ne sont pas illégaux pour autant, il s’agissait d’une pratique administrative faite dans la sécurité juridique du contribuable», temporise-t-il. Et de livrer son interprétation de la fameuse page manquante du rapport Krecké «qui a déclenché tous les fantasmes» alors qu’il vise simplement à «protéger le contribuable contre un éventuel revirement de position de l’administration dans le cas où elle aurait mal interprété la loi».

La poursuite d’un journaliste dans l’exercice de ses fonctions doit rester une situation exceptionnelle dans une société démocratique.

John Petry, premier avocat général

Faux, rétorque Me Bernard Colin par réplique interposée, qui cite un autre paragraphe de cette page: le «dialogue» entre l’administration fiscale et les sociétés «exige de l’administration qu’elle se départe d’une attitude traditionnellement fort négative vis-à-vis d’opérations dont les avantages fiscaux constituent une des principales justifications». Un blanc-seing donné aux rulings outranciers.

«Je ne conteste pas» que des pratiques n’aient pas été «dans la bonne gouvernance administrative et que leur mise en œuvre n’ait pas été optimale», voire contraire aux «principes de l’UE dans certains cas», lâche le premier avocat général. Un demi-aveu rapidement rattrapé au prix d’une comparaison acrobatique entre la validation par Marius Kohl, le préposé du bureau 6 des sociétés à l’Administration des contributions directes, des rulings montés par PwC et les ordonnances préremplies par les avocats en annexe à une requête au juge du tribunal d’arrondissement. «Depuis quand PwC est un auxiliaire de la justice fiscale?», s’emporte Me Colin lors de son intervention.

Fait intéressant, John Petry se dit «très gêné» par l’appel au principal lancé par le Parquet à l’encontre d’Édouard Perrin. «Cela me paraît parfaitement inutile; la poursuite d’un journaliste dans l’exercice de ses fonctions doit rester une situation exceptionnelle dans une société démocratique, et ce n’est pas respecté par cet appel.» Et de souffler aux juges un acquittement direct au titre de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, en évitant de se prononcer sur l’accusation de complicité dont le journaliste est selon lui coupable au regard du droit interne. Un raccourci que prônent également les défenseurs du journaliste.

Le Luxembourg a survécu à deux guerres mondiales, à la fin de la sidérurgie, à la fin du secret bancaire, à la fin des sociétés boîtes aux lettres et il survivra à la fin des rulings de masse.

Me Penning, avocat d’Antoine Deltour

La partie civile a, quant à elle, entamé une nouvelle relecture de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, estimant comme le premier avocat général qu’Antoine Deltour et Raphaël Halet ne rentrent pas dans le cadre de protection édicté par Strasbourg. S’attardant, comme à chaque intervention depuis le début du procès, sur le cas particulier de Raphaël Halet, Me Hervé Hansen minimise la portée des documents transmis par ce dernier à Édouard Perrin.

Les avocats de la défense se sont ensuite succédé à la barre afin de répondre aux arguments du ministère public et de la partie civile, plaidant une dernière fois l’absolution pour leurs clients respectifs.

Me Philippe Penning, qui a versé à chaque audience de nouveaux témoignages et documents soulignant la portée des révélations d’Antoine Deltour, n’a pas manqué de citer l’interview de Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE, dans Paperjam: «La crise a provoqué la réaction et l’attention politiques, les différents ‘leaks’ l’ont maintenue à un niveau élevé via l’opinion publique, et ça n’a jamais fléchi.» Et a réitéré son appel à «arrêter ce réflexe d’autoprotection» luxembourgeois dans cette affaire. «Le Luxembourg a survécu à deux guerres mondiales, à la fin de la sidérurgie, à la fin du secret bancaire, à la fin des sociétés boîtes aux lettres et il survivra à la fin des rulings de masse», assène-t-il.

Certains lanceurs d’alerte hibernent et finissent par sortir de leur trou comme les marmottes.

Me William Bourdon, avocat d’Antoine Deltour

Nouvelle envolée poétique avec Me William Bourdon, défenseur d’Antoine Deltour mais aussi d’Edward Snowden, ulcéré par l’obstination du premier avocat général et de la partie civile à déclarer que son client n’était pas animé par la volonté de lancer l’alerte au moment de copier les rulings sur le serveur de PwC. «Si on ajoute à la bonne foi le critère de la détermination de la divulgation, c’est ouvrir la voie à des conséquences perverses et dommageables», répète-t-il, évoquant une «biodiversité des lanceurs d’alerte» faisant que certains «hibernent et finissent par sortir de leur trou comme les marmottes». Et de rappeler que plusieurs mois avant les faits, Antoine Deltour avait déjà témoigné de son indignation concernant les rulings outranciers sur France Inter et sur un blog hébergé par Libération.

Me Bourdon s’emporte encore après avoir entendu la partie civile évoquer les «milliers d’heures de travail» passées à enquêter en interne sur les fuites, à informer les associés, à répondre aux clients inquiets. «Où sont les clients endoloris? Quelle est cette assemblée de grands muets totalement inaudibles?», ironise l’avocat, ne se privant pas de rappeler que le chiffre d’affaires de PwC a progressé de 7% en 2015 après les révélations LuxLeaks. «Pas une pièce n’a été déposée» pour étayer ce préjudice, souligne l’avocat. Qui en termine avec une question aux juges: «Si vous résistez [et n’acquittez pas Antoine Deltour], comment allez-vous dormir en attendant la décision de la Cour européenne des droits de l’homme?»

Le bureau 6, «trou noir de la finance mondiale»

Les prévenus clôturent cette cinquième journée d’audience. Antoine Deltour réitère sa «démarche citoyenne» au moment de copier les centaines de rulings sur son ordinateur et défend son droit à la prudence avant la divulgation de ces documents sensibles et surtout complexes. «Je ne pourrai pas comprendre une condamnation pour avoir agi en tant que citoyen conscient de mes devoirs et de mes responsabilités et surtout soucieux de l’intérêt général européen», conclut-il.

Raphaël Halet rebondit sur la stratégie de sa défense, raillant le bureau 6 des sociétés de l’Administration des contributions directes, «trou noir de la finance mondiale où Marius Kohl décide tout et distribue les rulings comme des tickets de kermesse». «Tuer le messager n’a jamais fait gagner une guerre», achève-t-il.

Quant à Édouard Perrin, il regrette de ne pas avoir pu protéger ses sources et répète qu’elles ont agi «dans l’intérêt général européen mais aussi luxembourgeois» - la preuve avec la plainte ouverte par la Commission européenne contre Engie et qui pourrait voir le Luxembourg récupérer 300 millions d’euros d’impôts.

La Cour d’appel a placé sa décision en délibéré et se prononcera le 15 mars sur le sort des trois prévenus. Sachant que le premier avocat général a requis une peine d’emprisonnement de six mois assortie du sursis intégral et d’une amende pour Antoine Deltour, une simple amende pour Raphaël Halet et l’acquittement pour Édouard Perrin.