La manifestation unitaire n’a jamais été le mot d’ordre des syndicats luxembourgeois. Plusieurs, dont l’OGBL, ont abandonné le traditionnel cortège pour une célébration plus festive.  (Photo:  Landesverband / archives)

La manifestation unitaire n’a jamais été le mot d’ordre des syndicats luxembourgeois. Plusieurs, dont l’OGBL, ont abandonné le traditionnel cortège pour une célébration plus festive.  (Photo:  Landesverband / archives)

Le 1er Mai représente à lui seul 126 années de lutte pour les droits des travailleurs. Au Luxembourg aussi, puisque les ouvriers de la sidérurgie l’ont célébré dès son apparition en 1890, en même temps que leurs frères français, allemands ou italiens. Cette première journée commémore le massacre de Haymarket Square à Chicago en mai 1886, une manifestation pour la journée de 8 heures réprimée dans le sang. La même revendication est défendue par les ouvriers en 1890. Sauf au Luxembourg, où les travailleurs réclament le suffrage universel et secret. La célébration de cette journée reste néanmoins sporadique au Luxembourg, jusqu’à l’émergence des premiers syndicats libres en 1916. Le 1er Mai est alors observé de manière plus suivie, malgré une interruption sous l’Occupation. En 1946, il est déclaré férié.

Pour Henri Hoffmann, un ancien sidérurgiste qui a décroché à 70 ans un master en histoire européenne à l’Uni avec un mémoire de recherche sur l’Histoire du 1er Mai au Grand-Duché de Luxembourg des origines à nos jours, cette date symbolique reste le «catalyseur du progrès social», permettant aux travailleurs d’obtenir le dimanche chômé (1913), la journée de 8 heures (1918) et le suffrage universel (1919).

La Fête du travail était principalement célébrée le matin dans les sections locales du Sud, mais aussi à Diekirch et Wiltz. «Une manifestation plus importante était organisée l’après-midi à Esch», indique Henri Hoffmann dans Aktuell, la publication de l’OGBL, en mai 2014. Ce n’est qu’en 1956 que les syndicats libres réussirent à organiser une seule grande manifestation centrale ce jour-là.» Et encore, les autres mouvements tiennent à défiler séparément, en particulier les communistes de RGO (1928-1935) et du FLA (1947-1965). Le LCGB commence à descendre dans la rue en 1966 sur son propre parcours.

Depuis les années 1970, chaque syndicat célèbre le 1er Mai avec ses militants. «C’est révélateur des divisions du syndicalisme luxembourgeois: le 1er Mai est une occasion d’affirmer la force de chaque organisation syndicale plutôt que l’unité du mouvement syndical», remarque Adrien Thomas, chercheur au sein du département Marché du travail du Liser.

Les masses se défilent

Mais les traditions ont la vie dure. Au début des années 2000, l’OGBL remplace le défilé par un rassemblement interrégional avec d’autres syndicats de SaarLorLux. «C’était une réponse au constat que le 1er Mai attirait de moins en moins de monde, devenait routinier et ne donnait pas une image très dynamique du syndicalisme», note Adrien Thomas. Une initiative abandonnée en 2005 «devant les réticences de la base», qui jugeait cette vision interrégionale «éloignée des préoccupations quotidiennes».

Loin de revenir battre le pavé, l’OGBL lance le 1er Mai 2006 sa «Fête du travail, des cultures et du dialogue» à l’Abbaye de Neumünster. Un virage tout aussi controversé, comme le rappelait son président André Roeltgen en ouverture du programme des festivités de 2015: «Il n’y a pas eu qu’approbation au sein de notre syndicat, mais également des critiques. Avant tout, dans les rangs des syndicalistes méritants de longue date qui ont participé activement aux cortèges du 1er Mai depuis la fondation de l’OGBL en 1979, et déjà auparavant à l’époque du LAV, nombreux étaient ceux qui ont critiqué cette rupture. (…) Ils craignaient que le 1er Mai de l’OGBL perde de sa substance politique.» Dix ans après, l’OGBL estime avoir gagné son pari avec une moyenne de 3.000 participants.

Quant à la «substance politique», elle a été dissociée de la fête avec un discours effectué un ou deux jours avant. C’est aussi l’option choisie par Syprolux. «Dans le temps, nous nous ralliions à la manifestation du LCGB, mais depuis quatre ou cinq ans, nous organisons une Fête des familles, sans pour autant négliger l’aspect syndical», explique sa présidente Mylène Wagner-Bianchi. Syprolux livre son message politique quelques jours avant le 1er Mai qui, lui, est réservé à un rassemblement festif à Rosport. «Le travail syndical devient de plus en plus complexe et demande beaucoup d’investissement des travailleurs, nous avons donc choisi de partager la Fête du travail avec les familles et les amis qui nous soutiennent.»

Le défilé du 1er Mai survit pour les inconditionnels comme le LCGB ou la FNCTTFEL. «Il faut défiler le 1er Mai, c’est un must», défend Jean-Claude Thümmel, président du Landesverband. Le syndicat des cheminots marchait historiquement aux côtés de l’OGBL et a choisi de continuer sans lui. Le discours politique est prononcé au Casino syndical à Bonnevoie, avant le défilé qui rejoint le centre culturel du quartier «pour quelques heures de convivialité». Le Landesverband réunit plus de 300 personnes dans la rue. «Pour un syndicat de 6.500 personnes, c’est bien», assure son président.

Quant au LCGB, il revendique encore près de 800 personnes dans la rue pour le 1er Mai. «C’est une tradition syndicale que l’on doit maintenir», affirme Christophe Knebeler, secrétaire général adjoint du syndicat chrétien. Même si «ce n’est pas facile de mobiliser» les militants et leurs proches, glisse Francis Lomel, secrétaire général. «Les gens se sont battus pour les congés, pour leurs droits, pour obtenir ce jour férié. Si on ne défile pas, ce sera remis en cause.»

Une fête de l’entre soi

Finalement, un seul point commun subsiste entre les différentes manifestations: le discours de revendications politisées. «C’est un véritable baromètre pour la politique», souligne Christophe Knebeler. Les syndicats ne manqueront pas de rebondir sur le discours sur l’état de la Nation prononcé le 26 avril par le Premier ministre Xavier Bettel, et en particulier sur la réforme fiscale. Celle de l’assurance-dépendance, comme les propositions patronales sur le financement de l’assurance-maladie, aura aussi sa place. Le Landesverband devrait revenir en outre sur les effets néfastes de la réforme de la fonction publique sur les cheminots. Pour autant, lorsqu’il s’agit de descendre dans la rue pour une revendication précise, le 1er mai n’apparaît pas comme une date fédératrice. «La grande manifestation ‘Nous ne paierons pas pour votre crise’ en 2009 a eu lieu le 16 mai et non le 1er», relève Adrien Thomas (Liser).

Deux organisations manquent toutefois à l’appel: la CGFP, syndicat dominant de la fonction publique, et l’Aleba, pour les salariés du secteur financier. «Ils ne semblent pas se reconnaître dans le mouvement ouvrier, souligne Adrien Thomas. On peut aussi y voir l’héritage de la séparation des employés privés et des ouvriers avant le statut unique, les employés bénéficiant d’un rapport moins conflictuel avec leur employeur.» Surtout, le secteur financier, qui a pris la relève de la sidérurgie comme moteur de croissance, ne bénéficie pas de la même visibilité ni de la même aura. «C’est un secteur très complexe, entre les guichetiers, les banquiers privés, les professionnels du secteur financier, les fonds…»

La mutation de l’économie luxembourgeoise a aussi entamé la représentativité des syndicats historiques. Le Grand-Duché compte encore 33% de syndiqués, mais cette proportion tend à diminuer. «Les dernières tentatives de mobilisation n’ont pas abouti: la manifestation contre la réforme des retraites en 2012 était timorée, le vote sur la grève à ArcelorMittal et chez les enseignants a échoué», rappelle Adrien Thomas. Les syndicats, confrontés à des missions plus complexes comme la négociation de conventions collectives, se sont professionnalisés. Exit le syndicat porte-voix de la société, place aux services individualisés pour répondre aux besoins des salariés, frontaliers ou résidents étrangers pour une bonne partie. Les syndicats sont à l’image des salariés d’aujourd’hui, le 1er Mai aussi. «L’Histoire montre une chose: rien n’est jamais figé», conclut Adrien Thomas.

100 ans de syndicats libres
2016 marque le centenaire des premiers syndicats libres, le Berg- und Hüttenarbeiterverband et le Metallarbeiterverband ayant vu le jour à quelques jours d’intervalle en septembre 1916. Ils sont nés des conflits sociaux dus à la flambée des prix alimentaires subie à l’arrivée de l’occupant allemand durant la Première Guerre mondiale. Ils fusionnent dans le Luxemburger Berg-, Metall- und Industriearbeiterverband dès 1921, qui deviendra le Lëtzebuerger Arbechterverband (LAV en 1944), refondé sous le nom d’OGBL en 1979. Le centenaire donnera lieu à un ouvrage de l’historien Denis Scuto et à un documentaire d’Andy Bausch, «Streik!», à l’affiche à partir du 11 mai dans les salles des distributeurs Utopia et Caramba.