Jean-Claude Juncker assure être toujours d’accord avec Pierre Moscovici, «même quand il a tort». (Photo: Commission Européenne)

Jean-Claude Juncker assure être toujours d’accord avec Pierre Moscovici, «même quand il a tort». (Photo: Commission Européenne)

Alain Lamassoure, président de la commission spéciale taxe qui fut mise en place après l’affaire de LuxLeaks et les révélations des pratiques d’optimisation fiscale des multinationales, avait prédit qu’il s’agirait d’une réunion publique «très importante». Ce fut aussi une première, car jamais un président en exercice de la Commission européenne n’avait été auditionné publiquement par les membres de commissions du Parlement européen. En règle générale, les rencontres entre exécutif et législatif de l’UE se font soit devant la conférence de présidents, soit en assemblée plénière. Jean-Claude Juncker a pourtant jugé «normal» d’honorer un rendez-vous qui aurait déjà dû avoir lieu en juillet (la crise grecque avait repoussé le rendez-vous à la rentrée de septembre) devant les membres de deux commissions du Parlement européen: la commission spéciale taxe et la commission économique et monétaire (Econ).  

Le président de la Commission européenne était surtout attendu sur le rôle qu’il a joué dans la mise en place des pratiques d’optimisation fiscale lorsqu’il était à la tête du gouvernement luxembourgeois. Le député des Verts Sven Giegold n’a pas manqué de le cuisiner sur son rôle «dans la mise en place du paradis fiscal», en lui faisant d’ailleurs remarquer qu’en 1989, année où il est devenu ministre des Finances, les bénéfices des entreprises américaines réalisés à l’étranger étaient de 0 au Luxembourg et qu’ils ont atteint les 10% en 2012, lorsque Juncker était encore Premier ministre.

Ne pas réduire le problème au Luxembourg

«Je ne découvre pas la fiscalité» a-t-il admis sur le ton de l’humour noir en s’adressant directement à des députés du groupe des Verts qui comptent parmi ses principaux contradicteurs.

Toutefois Juncker n’a pas formulé la moindre concession sur des fautes éventuelles dans sa conduite de la politique fiscale luxembourgeoise pendant plus de 20 ans. Il refuse de porter à lui seul le fardeau, martelant que la pratique des rulings était loin d’être une spécialité luxembourgeoise et qu’elle s’étendait à l’ensemble des États membres de l’UE.

«Il ne faut pas réduire le problème au Luxembourg (…). Vous devez changer votre terminologie», a-t-il déclaré, «et parler d’'EULeaks' plutôt que de 'LuxLeaks'.»

La co-rapporteuse de la commission taxe, la socialiste portugaise Elisa Ferreira, ne l’a pas contredit: «Les accusations se sont confirmées à propos de LuxLeaks. Et il se confirme aussi que la pratique était généralisée dans l’UE», a-t-elle déclaré.

Juncker s’est présenté comme un leader européen ayant été l’un des plus progressistes sur les questions de l’harmonisation fiscale du temps de ses mandats nationaux, rappelant qu’en 1991, alors jeune ministre des Finances, c’est lui qui réussit à convaincre ses partenaires européens d’harmoniser la TVA. Six ans plus tard, en 1997, il boucle la proposition du code de bonne conduite sur la fiscalité des entreprises et ouvre plus tard le chemin de l’harmonisation de la fiscalité de l’épargne. Il signe aussi en 2005, sous présidence luxembourgeoise, l’initiative de mise en place d’un comité fiscal au niveau des États membres, sur le modèle du comité économique et monétaire. Mais ce fut un échec. Pour autant, et dans le contexte de la lutte contre l’évasion fiscale, priorité de son mandat, le président de la Commission estime qu’il faudrait relancer cette idée: «Si on veut accorder à la question fiscale la même importance qu’à la question monétaire et économique, il faut que nous revenions à tout prix à ce comité fiscal», a-t-il indiqué, y voyant une «question de bon sens», d’abord pour faire le suivi des travaux et ensuite inspirer les ministres des Finances des 28.

Aller vite sur l’harmonisation des rulings

Juncker, à l’instar de son commissaire aux affaires économiques Pierre Moscovici, avec lequel il assure être «toujours d’accord, même quand il a tort»,  a indiqué sa volonté d’aller «très vite» sur le dossier de l’harmonisation des rulings. Bruxelles a présenté une proposition de directive que le commissaire français voudrait voir adopter sur le plan politique le 6 octobre prochain lors du prochain conseil Ecofin de Luxembourg. Pierre Moscovici, présent ce jeudi aux côtés de Juncker devant les eurodéputés, souhaite la mise en œuvre du texte au premier trimestre 2016.

Le grand oral de Jean-Claude Juncker n’aura pas révélé beaucoup plus d’informations que ce qui avait déjà été mis sur la table. Les orateurs avaient entre 1 et 2 minutes chronos pour lui poser des questions et les micros étaient coupés pour tout débordement du temps de parole. Sur les questions techniques, le chef de l’exécutif a laissé le soin à son commissaire de répondre, prenant congé des députés européens avant la fin de la réunion en raison d’autres rendez-vous.

Juncker a répété son intention de mettre de l’ordre dans le monde désordonné de la fiscalité des entreprises tout en trouvant des justifications à l’existence des rescrits fiscaux, qui ne sont pas «mauvais en soi», mais souffrent d’être insuffisamment encadrés. «Harmonisation fiscale ne veut pas dire qu’il faut mettre un terme à une saine concurrence fiscale», a déclaré le chef de la Commission européenne. Il appelle par ailleurs à une accélération des travaux sur la proposition d’assiette commune d’imposition des entreprises (projet ACCIS), un vieux serpent de mer qui piétine depuis trois ans dans les cartons de Bruxelles. Un dossier sur lequel Pierre Moscovici a dit vouloir avancer par étape au nom du «réalisme».

Rapport Krecké: pas reçu ni vu la page 

L'eurodéputé allemand de Die Linke, Fabio de Masi, est revenu à la charge sur le mystère de la page manquante du rapport de 1997 de Jeannot Krecké (alors simple député socialiste) sur la fraude fiscale au Luxembourg, page qui portait précisément sur les tax rulings. Juncker a assuré ne pas avoir vu ni reçu cette page sensible du rapport, qui avait été publié peu avant la présidence luxembourgeoise de l’UE. Le gouvernement n’a pas non plus exigé que cette page ne soit pas annexée au rapport, a-t-il précisé, expliquant qu’il n’était pas nécessaire des faire les caves et les archives du ministère pour se procurer le chaînon manquant du rapport. Juncker a suggéré à la commission taxe de faire venir Jeannot Krecké pour en connaître le contenu.  

D’autres questions ont été posées (20 au total, décompte réalisé par Juncker lui-même) sur ses relations avec les banques luxembourgeoises (oui, Juncker a vu les dirigeants de la Commerzbank, mais n’a pas cédé à leur demande de rabais d’impôts), l’administration fiscale et l’un de ses préposés les plus célèbres, Marius Kohl. «Je n’ai jamais mis en place au Luxembourg un système d’évasion et de fraude fiscale, vous surestimez mes talents. Je m’en suis toujours tenu à la réglementation en vigueur», a-t-il déclaré.

Si Juncker a reconnu avoir rencontré le préposé Marius Kohl «plusieurs fois dans sa vie», il a précisé ne pas avoir eu de «relation particulière» avec lui et démenti avoir «jamais donné injonction à l’administration fiscale». «Ce n’est pas dans notre conception», a-t-il ajouté.