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Quelques semaines avant les commémorations, le Premier ministre luxembourgeois, également président de l'Eurogroupe, nous a accordé un entretien dans lequel il évoque sa fierté d'Européen devant la prouesse accomplie par ses prédécesseurs, mais également son amertume quant au faible enthousiasme dont font preuve de nombreux citoyens de l'UE face aux défis de l'avenir.

Déterminé à leur "redonner le goût de l'aventure", il ouvre de nombreuses pistes pour relancer une Europe en panne.

Monsieur Juncker, le préambule du Traité de Rome est le seul texte international contenant le terme 'idéal'. Que reste-t-il, aujourd'hui, de cet idéal?

"Il en reste beaucoup. Je crois que ceux qui, sur le glacis du Traité de Rome, se sont évertués à plaider un idéal européen, avaient pour eux une expérience historique que les générations d'aujourd'hui n'ont plus. Cette expérience était tragique puisqu'elle était individuelle, nationale et continentale. L'Europe, à la sortie de la guerre, était un continent qui, en fait, n'existait plus que provisoirement.

Je reste admiratif devant le courage de cette génération de guerre: celle de mes parents qui, de retour des champs de bataille et des camps de concentration, alors que la chose n'était pas évidente, ont transformé en programme politique cette éternelle phrase 'plus jamais la guerre'. C'était la première fois que ce soupir massif était transformé en programme politique. Les pères fondateurs de l'Europe et les peuples d'alors voulaient faire de l'Europe le continent de la paix: un modèle pour elle-même et un modèle auquel ceux qui nous observent de plus loin pourraient adhérer, dans leur propre contexte.

L'idéal cinquantenaire a-t-il conservé sa vigueur?

"Lorsqu'on le développe aujourd'hui, devant de plus jeunes auditoires, il semble ne plus parvenir à les enchanter. Or, cette question dramatique entre guerre et paix, qui reste européenne, n'est pas un sujet qui serait hors d'actualité.

Il y a dix ans, il y avait la guerre en Bosnie. Il y a huit années, il y avait la guerre au Kosovo, à une heure et demie d'avion du Luxembourg. C'était en pleine Europe, pas dans des coins éloignés de la planète. Au centre de l'Europe, on a tué, massacré, violé.

Aujourd'hui, on dit qu'il ne faut plus revenir sur cet idéal européen? Pour moi, il reste d'actualité. Or, je suis bien obligé de reconnaître que nombreux sont ceux qui, partant de l'idée que la paix est définitivement établie, ne se laissent plus enthousiasmer par le rappel de cet idéal...

L'héritage que les pères de l'Europe nous ont légué ne contenait-il pas finalement quelques pièges?

"A l'époque, non, puisque la méthode ayant consisté à construire par le biais de raisonnements et de réalisations économiques ce qu'on n'était pas à même de construire par un projet exclusivement politique, a été la bonne.
Aujourd'hui, l'idéal des pères fondateurs a un peu disparu et la méthode choisie pour le réaliser, c'est-à-dire le détour par l'économie, peine à trouver un large appui dans les opinions publiques.

On n'aime pas une Europe qui soit trop exigeante, mais on n'aime pas non plus une Europe qui se résume à la seule économie. Aujourd'hui, nombreux sont ceux qui rejettent ces deux approches: celle de l'idéal, pour la partie théorique, et celle économique, pour la partie faisabilité pratique.

Actuellement, 50% des Européens aimeraient avoir plus d'Europe et 50% estiment qu'il y a trop d'Europe. Dans les années 50-70, les peuples européens, dans un bel élan dynamique, demandaient toujours plus d'Europe... Aujourd'hui, la moitié de l'opinion publique demande moins d'Europe. Voilà le dilemme.

Le piège, qui n'en était pas un au début de la construction, se referme aujourd'hui sur l'ambition européenne, parce que beaucoup d'Européens n'aiment pas cette approche exclusivement économique. Moi non plus d'ailleurs.

J'essaie de rester fidèle à l'idéal et je crois qu'une construction à connotation économique dominante n'est pas suffisante pour faire rêver les hommes. L'Europe doit aussi être sociale, être ouverte sur le monde. Il s'agit de comprendre que l'Union européenne n'est pas une invention pour elle-même, construite pour nous procurer un plaisir au quotidien, mais que nous avons un devoir à assumer à travers le monde. Tant qu'il y a 25.000 enfants qui meurent de faim chaque jour, l'Europe a devant elle des chantiers qu'elle doit attaquer.

Peut-on fixer, aujourd'hui, ses objectifs à long terme?

"Je renvoie d'abord à l'idéal. Je voudrais que nous traduisions en langage moderne l'idéal qu'avaient imaginé les pères fondateurs. L'Union en crise - avec le double échec des référendums en France et aux Pays-Bas - doit s'occuper de projets concrets. Quel peut être le programme et donc l'ambition de l'Europe en ce qui concerne le changement climatique? Quelle peut être sa défense, puisque l'Europe doit aussi protéger ses citoyens? Quelle peut être la politique en matière d'approvisionnement électrique? Quelle doit être la dimension extérieure de la politique de l'énergie? Sommes-nous d'accord pour nous aligner en face de nos interlocuteurs sur un plan global, au lieu de nous aligner en tant qu'Etat membre individuel?

Je crois qu'il faut ajouter plus qu'une dose de social à la construction européenne. Les Européens sont irrités par le fait que ceux qui la dirigent ne cessent de faire référence au modèle social européen, mais sont incapables de traduire en langage concret cet engagement dont ils se réclament par ailleurs. Il faudrait donc mettre en place un socle de droits sociaux minimaux pour tous les travailleurs européens.

Quels autres chantiers voyez-vous?

"Nous devons faire évoluer patiemment, mais avec beaucoup d'entrain, notre politique extérieure et de sécurité commune. L'Europe a un rôle à jouer. Elle est l'exemple même qui prouve que lorsque les peuples ont décidé de s'entendre au lieu de se faire la guerre, un projet de ce type peut être répété ailleurs.

Quand je voyage en Afrique ou en Asie, j'observe que l'on regarde l'Europe avec les yeux pleins d'admiration et quand je reviens, je retombe dans la médiocrité de tous les jours. Nous, les Européens, nous ne sommes plus fiers de rien.

Nous avons été capables, sur ce continent outrageusement déchiré, martyrisé, de faire la paix entre nous, ce qui est une énorme performance. Nous avons été capables de transférer au niveau européen cette partie de notre souveraineté nationale. Cette intersection nous permet de mieux exister face à nous-mêmes et face aux autres.

Nous avons été capables de créer le plus grand marché au monde. Nous avons éliminé depuis 1987 toutes les barrières administratives, techniques, commerciales et autres pour donner à nos marchés nationaux segmentés une dimension continentale. Nous avons été à même de fusionner treize monnaies nationales pour en faire l'euro, alors que personne au monde ne nous en croyait capables, même en Europe. Nous l'avons fait. Cet euro nous protège contre les chocs externes sans que nous nous en apercevions. Il n'y a plus de compétition entre nous par le biais des dévaluations compétitives.

Il faudra améliorer la gouvernance économique, et donc politique, de la zone euro. Donc, l'aventure européenne continue, mais nous avons perdu le goût de l'aventure car nous rabaissons les réalisations européennes par un pragmatisme primaire...

Quelles sont les voies possibles pour améliorer cette gouvernance économique?

"La coordination des politiques économiques doit être renforcée. Dans une même zone monétaire, les actions politiques prises dans un état membre - lorsqu'il s'agit d'économie ou de finances publiques - ne restent pas sans impact sur la situation des autres. La politique économique nationale n'existe plus. Or, nous n'avons pas suffisamment appris à gérer de façon collective et solidaire la monnaie unique.

Faudrait-il, dès lors, de nouveaux instruments?

"Je ne crois pas. En tant que président de l'Eurogroupe, je constate que tous les instruments existent. Il nous faut avoir les ambitions de nos instruments. Nous souffrons d'un manque de vouloir-vivre ensemble, du point de vue de l'économie, du social et de l'encadrement général de nos économies.

Vous êtes opposés à une remise en question du Pacte de stabilité et de croissance. N'estimez-vous pas qu'il aurait pourtant besoin d'être réadapté aux réalités économiques actuelles?

"Nous venons de fêter les 15 ans du Traité de Maastricht. J'ai prononcé le discours de commémoration qui m'a donné l'occasion de rappeler que le Pacte de stabilité ne figure pas dans le Traité de Maastricht, mais qu'il date de 1997 et fut largement amendé et amélioré en 2005. Nous avons donné à ce pacte une grille de lecture plus économique. On nous avait prédit à l'époque - notamment la BCE - que ces modifications apportées au Pacte de stabilité conduiraient les Etats membres de la zone euro aux pires dérapages budgétaires.

Le contraire s'est avéré. La France et l'Allemagne - qui étaient fautives, puisque ne respectant pas les critères - sont aujourd'hui rentrées dans les clous et l'Italie, le Portugal et la Grèce suivront au cours de l'année. Fin 2007, début 2008, tous les Etats membres respecteront à nouveau le Pacte de stabilité et les critères de convergence du Traité de Maastricht...

L'Europe traverse une grave crise institutionnelle, liée aux deux 'Non' français et néerlandais au Traité constitutionnel. Savez-vous où en est la feuille de route en vue d'un nouvel accord européen, qui doit être livrée d'ici juin par la chancelière Angela Merkel?

"Je m'entretiens très régulièrement avec elle sur sa feuille de route. Mais je n'en connais pas les détails. Les connaît-elle, elle-même? La difficulté énorme de sa mise au point tient notamment à la situation française, qui connaîtra deux importantes échéances électorales d'ici le 17 juin. Or, le prochain Conseil européen sera le 22 juin... Nous sommes actuellement en discussion avec les différents candidats au scrutin présidentiel en France et nous plaidons auprès des uns et des autres le bon sens européen.

Que pensez-vous des propositions, notamment françaises, de renégocier le Traité constitutionnel?

"Il émerge bien, en France, un souhait de voir le Traité rejeté par le peuple français renégocié. On ne peut pas le soumettre à nouveau dans les mêmes termes. Nous insistons beaucoup pour sauvegarder la substance, la partie institutionnelle qui se trouve être retranscrite dans la partie I du Traité. Nous voulons que la Charte des droits fondamentaux, qui sont les canons des règles du vivre ensemble en Europe - partie II -, ne passe pas à la trappe et nous voudrions que les réels progrès en matière d'intégration de la partie III ne soient pas remis en cause, comme la base légale pour une politique énergétique commune, des améliorations en ce qui concerne la politique sociale en Europe, une meilleure articulation de la politique extérieure et de sécurité commune... Il ne faut pas toucher à la volonté d'intégration!

Il y a donc des parties auxquelles il est envisageable de toucher. Faut-il retirer certains éléments du texte?

"Si ces éléments à retirer concernent le décorum, le symbole, les intitulés... je pourrais envisager la chose. Mais si cela concerne les éléments de substance, je dirais 'Non', parce que le peuple luxembourgeois a dit 'Oui' et que ce 'Oui' nous engage.

Ce n'est pas pour le décorum que le peuple français a dit 'Non'...

"Le peuple français ne sait pas pourquoi il a dit 'Non'. Et comme les explications du 'Non' sont hétéroclites au point que ceux qui ont dit 'Non' sont incapables de se mettre d'accord sur un contenu où ils pourraient dire 'Oui'. Le génie français permettra au Président et au prochain gouvernement de nous dire quelles sont les attentes de la France! C'est mon problème, mais pas ma responsabilité d'articuler la volonté française.

Pour en discuter souvent, avec tous les responsables, je me rends compte de la difficulté de l'exercice qui consistera à établir la liste des souhaits français qui, lorsqu'on les exaucera, auront pour conséquence un 'Oui' franc et massif des Français pour le nouveau Traité...

Quel intérêt commun les Européens ont-ils à vouloir se rapprocher davantage?

"Les défis parlent d'eux-mêmes. Il y a l'énorme problème des changements climatiques, longtemps sous-estimé. Il y a le développement du monde sous-développé, auquel l'Europe doit contribuer. Nous ne serons pas tranquilles et heureux chez nous tant que, de l'autre côté de la Méditerranée, des peuples entiers resteront dans la misère. C'est un grand devoir européen.

Nous devons le faire, car nous avons une certaine idée de l'Homme et aussi une certaine idée du besoin de nous protéger contre les conséquences de la non-amélioration du sort malheureux de peuples entiers.

Il y a la lutte contre la criminalité transfrontières, contre le terrorisme international, qui nous concerne tous et peut frapper, aveuglément, n'importe quel endroit de l'Europe. Il faudra donc abolir la construction par piliers des matières relevant de la justice et des matières intérieures. Il faudra, en terme de sécurité intérieure, décider à la majorité qualifiée. Il n'est pas question de céder au moins-disant européen. C'est là que l'Europe des citoyens s'exerce jour après jour.

Comment définir cette Europe des citoyens?

"D'abord, par la sécurité, la lutte contre la criminalité, l'organisation de toutes les forces à aligner pour lutter contre le crime organisé. Il n'est pas pensable qu'un Etat à lui seul puisse agir de façon efficace contre le crime international.

Je crois que si on avait mis en avant, au moment des campagnes référendaires, ces éléments-là, nous aurions pu convaincre davantage d'Européens de la justification de ces nouvelles dispositions.

La crise que rencontre l'Europe actuellement ne justifie-t-elle pas un arrêt du processus d'élargissement?

"Si nous cédions à l'humeur du moment, et si pour plaire aux Européens nous mettions un terme au processus d'élargissement, nous serions sûrs d'être entourés des applaudissements des peuples d'Europe qui n'aiment pas l'idée de voir une Union européenne s'élargir.

Je suis d'avis que l'élargissement accompli résulte d'une nécessité historique. Voilà l'Europe divisée, par un funeste décret de l'Histoire qui porte le nom de Yalta, en deux blocs - dont on pensait qu'ils devraient éternellement se regarder en chiens de faïence et s'affronter - et qui, par des moyens pacifiques et sans l'intervention des armes, se réunit, se réconcilie.
L'Europe assiste à la réconciliation de son histoire et de sa géographie. C'est un énorme bond en avant qu'un continent déjà torturé par la guerre et divisé par les suites de la guerre, ait retrouvé son unité. C'est un bel exemple pour le reste de la planète. Mais là encore, les Européens ne sont pas fiers!

Depuis 1989, nous avons assisté à la naissance de 23 nouveaux Etats. Si nous avions laissé en Europe centrale et orientale, ainsi qu'à la périphérie de celle-ci, tous ces nouveaux sujets de droit international se comporter à leur façon, en suivant leurs impulsions, en ne traitant des séquelles de leur histoire que d'une façon brutale, sans les insérer dans la sphère de solidarité et de paix, le continent européen d'aujourd'hui serait un continent de chaos.

Sur les huit nouveaux pays membres qui viennent de l'Europe centrale, six n'existaient pas au 1er janvier 1990. Pense-t-on vraiment que l'Europe d'aujourd'hui se trouverait mieux si les Hongrois et les Roumains évacuaient entre eux leurs problèmes de frontière et de minorités?

La sécurité européenne serait-elle mieux structurée si nous n'avions pas pu ouvrir la voie à la Slovénie ou donner une perspective européenne aux pays des Balkans durement éprouvés?

Alors je dis oui, il faudra d'abord se mettre d'accord sur un nouveau traité pour remettre de l'ordre dans la maison européenne avant d'accueillir de nouveaux membres dans la famille. Mais il ne faut pas exclure que de nouveaux pays, européens par leur histoire, leurs ambitions, leurs rêves... viennent nous rejoindre.

Quels seraient les ressorts de cet élargissement?

"Je voudrais que nous réfléchissions davantage à des formules différenciées. Il ne faudra pas que n'importe quel nouvel Etat devienne membre au même degré que le Luxembourg, la Belgique ou la France. Il y a d'autres possibilités d'adhérer à l'UE, sans devoir participer à toutes les politiques. Il peut y avoir une orbite sur laquelle peuvent prendre place des pays qui, tout en voulant appartenir au corps de l'UE, ne se sentent pas capables de faire partie de toutes les politiques.

N'y a-t-il pas là un risque de construire une Europe à deux, voire trois vitesses?

"Je ne suis pas un adepte de l'Europe à géométrie variable, ni au principe de noyau dur absolu. Je voudrais d'abord que nous essayions de faire toutes les choses importantes dans un effort d'ensemble. Mais s'il s'avérait que des membres de l'UE d'aujourd'hui, ou de nouveaux adhérents de demain, ne puissent pas embrasser toute l'ambition européenne, qu'ils prennent alors place sur cette orbite et n'empêchent pas les autres d'aller de l'avant, tout en restant impliqués dans une solidarité européenne à part entière.

Une méthode propre à se retirer du pied l'épine turque?

"Je dois admettre qu'à partir du jour où nous avons admis la Turquie aux négociations en vue de son intégration, c'est tout le dossier le l'élargissement qui s'en est trouvé empoisonné.

Mais il y a de bonnes raisons de négocier avec la Turquie. Un 'Non' aurait été ressenti dans ce pays et dans l'ensemble du monde islamique comme une fin de non-recevoir de l'Europe; il aurait déclenché des manoeuvres sur le terrain déjà miné de l'affrontement entre les cultures dont nous mesurons mal les conséquences aujourd'hui.

Est-ce à dire que la Turquie sera membre de l'UE un jour? Non. Nous souhaitons que le processus soit ouvert et permette, à son terme, de dire 'Oui' ou de dire 'Non', ou de dire qu'il y a cette orbite sur laquelle pourront prendre place les pays n'ayant pas les mêmes ambitions que les autres.

Le problème turc est-il avant tout religieux ou militaire?

"Je m'inscris en faux contre ceux qui prônent un clivage religieux. L'apport des religions au devenir de l'Europe est crucial. Les divisions religieuses ne peuvent pas être acceptées comme une donne au problème de l'intégration d'un continent.
Lorsque je réfléchis à la Turquie, je ne réfléchis jamais à la religion. Les religions ont vocation à réunir les hommes, pas à les séparer.

En tant que chrétien social, vous n'êtes donc pas favorable à la proposition polonaise d'inscrire l'héritage culturel judéo-chrétien dans le Traité constitutionnel?

"Je ne verrais aucun inconvénient à ce qu'on inscrive une référence plus engageante à l'héritage judéo-chrétien de l'Europe. Mais comme je ne veux pas faire du facteur religieux un facteur de division, je n'ai jamais plaidé dans ce sens-là. Je suis le seul Premier ministre chrétien social à ne pas avoir voulu inscrire dans le préambule de la Constitution la référence religieuse... Je ne voudrais pas heurter, en le faisant, la sensibilité laïque.

Nous avons fait dans la version actuelle du préambule de la Constitution une référence à l'héritage religieux et humaniste de l'Europe, et je crois que cette expression renferme en fait toutes les sensibilités qu'il faut avoir à l'esprit quand on pense au passé de l'Europe.

Personnellement, je ne suis pas un plaideur dans cette cour-là. Pour le reste, je crois d'ailleurs que Dieu s'en fout... On ne va pas le grandir en le plaçant dans de petits paragraphes, avec une certaine conception de la division entre les gens.

Les frontières historiques dessinent-elles les frontières géographiques de l'Europe?

"C'est le débat éternel. Les véritables frontières qui existent en Europe sont les frontières entre les ambitions. Les frontières géographiques jouent, parfois, mais moins que les frontières entre les ambitions.

Je suis moi-même incapable de définir les limites géographiques de l'Europe. La Turquie est l'exemple révélateur, puisque le pays est à la fois européen et asiatique, mais je concède volontiers qu'à travers le monde, il puisse y avoir des gens qui partagent les mêmes convictions sur l'Europe sans pour autant y adhérer. La géographie n'explique pas tout...

Peut-on imaginer une Europe qui franchit la Méditerrannée?

"Je n'ai pas dit qu'il ne saurait y avoir qu'une seule orbite. D'une certaine façon, nous avons déjà une deuxième orbite qui existe au travers des traités d'association avec les pays méditerranéens. Et nous pouvons partager nombre d'ambitions avec nos cousins de l'autre côté de la Méditerranée. Mais le bon sens géographique serait immédiatement heurté par le fait de vouloir en faire des membres de l'UE. Là, le fait géographique est clair...

Quelle est la capacité d'absorption de l'Europe?

"Lorsque je plaide cette idée d'orbite, de l'adhésion différenciée, je veux dire par là que la capacité d'absorption de l'Europe serait mise à mal si nous augmentions au-delà de 30 ou 31 Etats membres.

Lorsque j'ai commencé mon périple européen, il y avait dix Etats membres. J'ai ensuite vécu les différents élargissements, jusqu'à 27 aujourd'hui. Le problème est que les arrangements institutionnels ne suivent pas et qu'il faut absolument, dans un nouveau traité, reprendre la Partie I du Traité constitutionnel qui réorganise ces arrangements institutionnels existants au niveau de l'Union.

Il n'est pas possible de gérer un continent politiquement organisé de 27 ou 30 membres avec des règles qui, par essence, reflètent les premières règles d'une Europe à six... Même si on parvenait à réarranger le dispositif institutionnel, tout ne serait pas prêt. Il nous faudrait ajouter de nouvelles ambitions".

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Vocation - Les ficelles du métier

Précoce en politique (sa première nomination au poste de secrétaire d'Etat au Travail et à la Sécurité sociale, en 1982, fut décidée quelques jours avant son 28e anniversaire), Jean-Claude Juncker a goûté à ses premières responsabilités européennes lors de la présidence luxembourgeoise du Conseil des Communautés européennes, en 1985. Il y dirigea les Conseils "Affaires sociales" et "Budget".

Mais l'ancrage européen dans la vie de l'actuel Premier ministre luxembourgeois remonte certainement à bien plus loin. Au point que lui-même ne pourrait en donner une origine très précise. "C'est un peu comme une corde qui se composerait de mille ficelles, explique-t-il. Ce n'est qu'en regardant la corde, aujourd'hui, que je me rends compte de toutes ces ficelles...". Parmi elles, la propre histoire de son père et de ses oncles, enrôlés de force dans l'armée allemande, mais aussi des considérations moins intimes qui n'en sont pas moins fortes. "Il y a le désespoir devant ces divisions éternelles qui enlèvent au continent sa faculté de grandir ou encore cette peur que ces petites divisions de l'Europe puissent se retransformer en déchirement grave et faire revenir les vieux démons dans le paysage européen. Et puis il y a aussi cette évidence qu'un petit ensemble comme le Luxembourg ne saurait nourrir un minimum d'ambitions s'il n'était pas partie prenante de ce mouvement plus vaste qui doit être un mouvement continental".

Au sommet du paysage politique luxembourgeois depuis 1995, on a souvent prêté à Jean-Claude Juncker de plus vastes ambitions dans les plus hautes sphères européennes. Il a préféré "respecter une promesse faite aux électeurs luxembourgeois qui m' ont renouvelé leur confiance", lors des dernières élections législatives de 2004 .

Mais l'échéance de 2009 n'est plus si loin et le scénario pourrait bien se reproduire, même si l'intéressé s'en défend. "En règle générale, l'Histoire ne se répète pas. En 2004, j'étais sur le quai et j'ai regardé partir le train. Mais finalement, je me sens très bien sur ce quai".