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Cet entretien a été réalisé le 20 Novembre par Mike Koedinger et Vincent Ruck, avec une partie de l'équipe du Feierkrop: René Clesse, Jacques Drescher, Guy W. Stoos, Christian Schubert.

En octobre 2003, le "Den Neie Feierkrop" fêtera ses dix ans. Vous êtes à notre connaissance le seul titre luxembourgeois qui vit exclusivement de ses ventes. La publicité est quasiment inexistante au DNF, vous ne bénéficiez pas de l'aide de l'État à la presse et vous n'êtes pas non plus l'organe de presse d'une institution. Aujourd'hui vous vendez chaque vendredi près de 14 000 exemplaires de votre journal satirique indépendant. Comment expliquez-vous ce succès?

«Nous aurons 10 ans en 2003, mais nous sommes issus d'une tradition. Au 19e siècle, il y avait déjà des journaux satiriques au Luxembourg. Même le Tageblatt, après la guerre, avait un titre à part, qui a bien fonctionné jusque dans les années 50. C'est ensuite devenu un supplément, avant de disparaître, faute de rédacteur. Il n'y a ensuite plus rien eu jusqu'en 1984, et la naissance du Feierkrop au Zeitung vum Letzebuerger Vollek (1), à part la rubrique Ländchen du Land, qui n'est d'ailleurs pas très satirique.

Il y avait une lacune dans le paysage de la presse au Luxembourg, il manquait un journal satirique. Au Zeitung, c'était une rubrique d'une page, qui paraissait le vendredi. On savait qu'il y avait un intérêt car les ventes étaient plus importantes ce jour-là. Le lancement du DNF a été une aventure, mais on savait ce que l'on faisait. Plus exactement, on savait que ça fonctionnerait, mais pas forcément à ce point là. Il ne faut pas oublier que nous avons tous été ou sommes encore des journalistes dans d'autres journaux, donc nous croyons savoir ce qui est important dans l'actualité politique.

Comprenez bien: nous ne faisons pas de la satire pour faire de la satire. Nous faisons des choix politiques. Il y a une demande pour ça au Luxembourg, dans toutes les classes sociales. Les gens qui nous lisent viennent de toutes les couches sociales.

Enfin, notre succès dépend beaucoup de l'actualité politique. Aujourd'hui, nous tirons 14.000 exemplaires et en vendons 10.000. Les années d'élection, nous en vendons 12.000. Pour l'avènement au trône, nous en avons imprimé 20.000 et vendu 14.000! C'est par rapport a l'actualité politique que les gens se demandent souvent ce que l'on va écrire. Probablement çà les rend curieux et fait qu'ils achètent notre journal.

Votre fond est clairement anticlérical. En 10 ans pourtant la société a évolué? Est-ce encore pertinent, aujourd'hui, d'être anticlérical?

«Mais un journal satirique doit être anticlérical! S'il n'est pas anticlérical, il n'est pas satirique! Le Luxembourg est un pays très contrôlé par l'Eglise et son parti affilié, il est très imprégné par la culture catholique, et dans un tel contexte il est normal qu'il y ait un fort courant anticlérical.

Oui, mais la société a évolué. L'influence de l'Eglise n'a-t-elle pas diminuée?

«Non, il suffit de voir la dernière convention signée avec le gouvernement. La ministre de l'Education Anne Brasseur assoit et stabilise l'influence de l'Eglise dans l'éducation. La société a tourné le dos a l'Eglise, mais elle reste là dans les institutions? Il y a encore des baptêmes, des communions, des mariages, des enterrements organisés selon les rites du culte catholique. Au Luxembourg les curés sont des fonctionnaires de l'État! Partout où il y a une initiative de gauche qui est lancée et qui fonctionne, l'Eglise imite; elle veut avoir une présence à tous les niveaux de la société.

Vous êtes donc indépendant, mais indépendant ne veut pas dire neutre et vos positions sont le plus souvent "anti": anti-système, anti-pouvoirs, anti-consommation. D'un côté c'est l'expression d'une gauche radicale alors que de l'autre on pourrait croire que vous jouez parfois la carte de l'ambiguïté populiste.

«Nous ne sommes pas populistes, nous sommes populaires! Charlie Hebdo aussi a des titres racoleurs! Il faut bien définir le terme de populiste. ADR est un parti populiste. Il est de droite, il tente de plaire au peuple, mais il est dirigé contre lui, contre les femmes, contre les immigrés. Lui est populiste.

Nous, nous ne nous moquons jamais d'un groupe, mais nous critiquons par contre des personnes de la vie publique, à des rangs plus élevés que les nôtres. On ne se moque pas de catégories professionnelles ou autres, de la zone bleue, des policiers, des gendarmes. On peut critiquer l'un d'entre eux, pour une chose qu'il a faite, mais pas à cause de son appartenance à une catégorie. Nos choix ne sont pas gratuits.

Certains politiciens nous disent: c'est bien ce que vous faites, nous on comprend, mais le 'peuple', est-ce qu'il a les moyens de comprendre? Ce n'est pas notre problème, c'est le CSV qui est responsable du niveau de l'éducation qui résulte d'une certaine façon de sa politique scolaire qu'il mène depuis des décennies, et c'est le risque de la satire que de ne pas être comprise.

Il y a certaines choses que nous ne nous permettons pas. Par exemple, concernant l'accident de Luxair, nous devions le traiter. Mais d'habitude nous ne parlons pas d'accidents de voitures ou d'avions. On a laissé passer une semaine et nous avons traité non pas l'accident en lui-même, mais la manière dont les médias ont traité l'accident. Nous avions bien eu quelques idées... On s'était dit que si l'avion était tombé sur Tony Tintinger, cela aurait été marrant, ça aurait fait une énorme tache de graisse sur la commune de Niederanven. On aurait pu se poser la question pourquoi la Grande-Duchesse était arrivée seule au Findel. Peut-être voulait elle faire une fugue ? Mais pouvait-on faire une blague aussi gratuite? De toute manière elle aurait été mal comprise dans le contexte de cet accident.

Comment fonctionnez-vous?

«On se voit à quelques-uns une fois par semaine, dans une espèce de conférence de rédaction. Puis nous avons régulièrement des contacts téléphoniques? et par e-mail. D'une certaine manière, nous sommes une entreprise virtuelle? C'est un concept qui devrait plaire à paperJam!

Lors d'une intervention publique au cinéma Utopia il y a quelques années, vous résumiez Luxembourg par "un petit pays avec des petits politiciens, des petits avocats et, donc, des petits satiriques". Vraie complicité ou fausse modestie?

«Nous sommes des satiriques! Nous sommes donc fatalement en désaccord avec ce que les soi-disants décideurs nous proposent au niveau de la politique, de l'économie ou de la vie culturelle. Ils valent ce qu'ils valent, mais on doit travailler avec l'actualité politique qui nous est proposée. Nous essayons d'être le plus bête et le plus méchant possible. C'est comme ce que Bernard Shaw disait à propos du dentiste: ça doit faire un peu mal! Si on n'appuie pas là où ça fait mal, ce n'est pas intéressant.

Certains trouvent que vous n'êtes pas un journal de qualité...

«Certains ne nous aiment pas. Le contraire serait d'ailleurs déplorable. C'est un reproche hypocrite que de nous reprocher notre niveau de qualité. Prenez le Canard Enchaîné en France! Ceux qui nous accusent de ne pas être à son niveau sont les mêmes qui ne le lisent pas. Nous, nous le lisons! Et si l'on regarde l'histoire du Canard, on voit que les critiques qu'on nous fait aujourd'hui ont été faites au Canard depuis sa fondation en 1915... Attendons quelques décennies, nous verrons bien où nous en serons.

Aujourd'hui, vous êtes en situation monopolistique, sur le marché de la satire...

«Comme Mike Koedinger est en situation de monopole sur certains autres marchés de la presse au Luxembourg.

La satire, c'est un métier, il faut savoir le faire. Nous sommes toujours à la recherche de nouveaux collaborateurs. On pratique la politique du carnet de chèques... on peut facilement acheter les gens avec de l'argent...4 Non, c'est une blague, soyons sérieux! En fait, au Luxembourg, tout le monde connaît tout le monde, on sait qui a une plume. Tout le monde sait également que nous sommes un journal de gauche. Il y a des personnes qui travaillent au Wort et qui ont de bonnes plumes, qui savent écrire des choses marrantes, mais leur approche ne nous correspond pas. Quand le Wort se moque de quelque chose, c'est du spectacle de danse contemporaine organisé pour les prisonniers à la prison de Schrassig, des prisonniers. Quand nous, nous nous moquons de quelqu'un, c'est des puissants, en l'occurrence du Ministre de la Justice.

Vos informations sont souvent basées sur des sources internes. En fonctionnant de cette manière-là, ne courrez-vous pas le risque de vous faire manipuler?

«C'est un risque auquel s'exposent tous les journalistes. Si une information nous arrive de source anonyme, soit on ne la publie pas, soit on sait à qui téléphoner pour la vérifier. Nous ne sommes pas isolés, nous sommes invités aux conférences de presse, aux déjeuners avec les fractions parlementaires, en tant que Feierkrop. Il est vrai que rien n'est innocent, mais ce n'est pas parce que quelqu'un nous envoie une information par intérêt égoïste que son information n'est pas intéressante. Il est fâché, il nous dit quelque chose, pourquoi ne le publierait-on pas?

Le fait est que certaines personnes estiment qu'un journal satirique est fait pour déverser tous ses problèmes. Quelqu'un est touché par quelque chose un jour, et son premier réflexe est d'écrire au Feierkrop! On ne publie pas tout, on jette énormément.

Et puis il suffit de savoir observer et de connaître les gens. On peut mettre les mots dans la bouche d'une personne que l'on connaît bien, au point que certains croient que nous avons des micros dans les pièces. Toutes nos 'victimes' sont des êtres humains, ils ont leurs failles. Si Fernand Weides(3) s'énerve, on peut le décrire sans y être, on le connaît depuis tellement d'années que l'on connaît ses tics, et ceux de nombreux autres.

"Attiser, enflammer mais aussi brûler et faire mal', c'est le rôle du tisonnier, on peut le lire sur votre site Internet. Quelles sont les limites que vous vous défendez de transgresser? Certains affirment que ce que vous écrivez est faux.

«Une des rubriques que l'on préfère, c'est notre rubrique 'ragots', qui ne sont qu'un traitement satirique de faits. Si quelqu'un affirme que ce que l'on dit est faux, il faut voir. Il est libre de nous faire un procès, il a un droit de réponse, avec le risque pour lui que nous répondions à sa réponse? Il y a une habitude de ne pas vouloir polémiquer avec un journal satirique. En France, Giscard n'a pas voulu répondre au Canard Enchaîné sur la polémique des diamants de Bokassa ? le vrai. Giscard a perdu les élections à cause de ça.

Si un journal publie des mensonges, il est facile de répondre. Ce qui est faux est faux. En 9 ans, à une ou deux exceptions près, personne ne nous a jamais attaqué en justice pour autre chose que pour des petits détails, comme le choix de certains sobriquets. On demande alors aux juges de se transformer en critiques littéraires? de revenir aux temps de l'Ancien Régime, à la censure. Les plaignants ont d'ailleurs toujours le même avocat. Est-ce un pur hasard ? Nous avons une grande affection pour ce personnage rocambolesque.

Avez-vous déjà regretté d'avoir publié une contribution'

«Nous sommes aujourd'hui à une autre étape... On se demande si on ne devrait pas devenir encore plus méchant. On est rentré dans une espèce de routine, la satire doit choquer... C'est vrai qu'il y a toujours un problème quand on connaît les personnes sur lesquelles on écrit, mais on doit le faire. Au Luxembourg, la dimension humaine compte toujours.

Quelle est la contribution dont vous êtes le plus fiers?

«Au début du DNF, nous avions révélé que qu'un membre du parti d'extrême-droite Nationalbewegong employait des Portugais, alors qu'il était lancé dans une campagne contre les travailleurs immigrés.

Sinon, pour nos 5 ans, nous avons fait un supplément 'Luxemburger Bild'. C'était quand l'imprimerie St. Paul imprimait une partie du tirage du Bild allemand. Nous avions réussi à bien imiter son style, son écriture. Nous avons fait de longues lectures de ce journal, qui est fait très intelligemment. Nous aimons bien les numéros spéciaux. Ce serait intéressant d'en avoir plus, mais cela demande beaucoup d'efforts.

Un autre grand moment a été une caricature où l'on voyait Jean-Claude Juncker en train de se branler. Il a d'ailleurs réagi en la critiquant, alors qu'il paraît qu'il ne nous lit pas? Certains doivent le lire pour lui! Le contexte était celui-ci: il venait de déclarer que comme il était politicien, il n'avait pas eu les moyens d'entretenir une femme de ménage; c'est pourquoi il s'était marié. On a donc publié le dessin de Jean-Claude Juncker en train de se branler, puisque, selon ses dires, il n'a pas épousé une femme, mais une femme de ménage.

D'autres temps forts dans l'actualité?

«Oui! La révélation du pré-accord dans la convention régissant les rapports entre l'État et l'Eglise. Le document publié était la base de négociation. Et puis il y a eu l'affaire du Palais. Maria-Teresa avait fait un entretien confidentiel avec les journalistes, tous les supports étaient invités sauf nous (4). Personne n'a rien publié sauf nous. Et cette histoire a fait le tour du monde. Même la presse japonaise en a parlé?

Y'a-t-il des personnages que vous appréciez particulièrement?

«Avant, il y avait Viviane Reding. Santer était un bon vivant rigolo. Juncker et Frieden sont ceux qui reviennent le plus souvent. Frieden n'est presque plus humain. Juncker, lui, est plus sympathique, plus intelligent, donc quelque part plus dangereux, puisque nous pensons qu'il est du mauvais côté. Pour la caricature, le préféré, c'est Bokassa (5).

Certains disent que pour vraiment être un personnage public, il faut passer dans le Feierkrop...

«Il paraît, oui? Certains fonctionnaires viennent nous voir et demandent pourquoi ils n'y sont pas. Tout simplement parce qu'ils ne sont pas suffisamment importants! Il faut dire que la lecture des autres journaux est ennuyeuse, il n'y a que le Feierkrop pour s'amuser en lisant: nous écrivons ce que les autres n'écrivent pas. Au point que certains surnoms sont passés dans le langage courant. Un jour, dans le Tageblatt, il y a eu un titre sur Jean Portante, sauf qu'il était écrit 'Importante', qui est son sobriquet chez nous. Personne n'a rien remarqué dans la rédaction, même pas le correcteur! Une fois Maurice Molitor, alors qu'il présentait le journal, a interrogé Erna Hennicot-Schoepges en lui parlant de la CSFaul (6) pour se reprendre ensuite?

On vous lisant, on se dit qu'écrire doit être amusant...

«C'est du boulot, ce n'est pas que marrant.»

(1) Le quotidien communiste luxembourgeois.

(2) C'est Jacques Drescher, un des fondateurs du DNF, qui tenait cette rubrique.

(3) Patron de la radio socio-culturelle.

(4) et paperJam!

(5) Sobriquet pour Jean-Claude Juncker.

(6) CSFaul pour la CSV, le parti chrétien-social. Jeu de mot intraduisible sur le thème de "Faul', pourri.