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Le rideau est tombé sur la présidence luxembourgeoise du Conseil de l'Union européenne. Un semestre passé à la vitesse de l'éclair, mais dont, surtout, les cinq dernières semaines auront été des plus pénibles.

Entre le coup de frein au Traité constitutionnel et l'échec des négociations sur les perspectives financières, le moins que l'on puisse dire est que la fin du printemps aura été plutôt chaude pour Jean-Claude Juncker, dans sa position de président en exercice de l'Union. "La crise est profonde parce qu'elle n'est pas exclusivement financière ou budgétaire", a-t-il d'ailleurs reconnu au moment de dresser son bilan devant le Parlement européen.

Le Luxembourg était en première ligne au moment de ces deux événements majeurs de la vie politique européenne. Mais il n'est pas déraisonnable de penser que cela aurait pu arriver à n'importe quelle autre présidence, tant les noeuds de ces dossiers semblent inextricables. "Jean-Claude Juncker a fait ce qu'il a pu, mais il ne pouvait pas grand chose au départ", estime ainsi Gaston Thorn, à qui il est difficile de ne pas reconnaître un attachement profond à une Europe au développement de laquelle il a largement contribué. Outre sa position de président du conseil européen en avril 1976 (il était alors, au Luxembourg, Premier ministre et ministre des Affaires étrangères), il fut aussi et surtout président de la Commission des Communautés européennes, entre 1980 et 1985, à une époque où l'Europe passa de neuf à onze membres...

L'Europe d'aujourd'hui, évidemment, il ne la reconnaît plus vraiment et le regard qu'il porte sur l'évolution de ses institutions et des hommes qui les font vivre est sans concession. Celui d'un homme qui ne cache pas sa tristesse, voire sa colère, devant la façon dont le paysage européen se façonne, le Vieux Continent ayant de plus en plus de mal à vraiment se positionner sur l'échiquier mondial. "Si l'Europe n'arrive pas à assumer un rôle de leader, c'est parce qu'elle ne l'a pas été pendant trop longtemps pour pouvoir se rappeler, aujourd'hui, comment ça se joue. Mais comment lui en vouloir alors que la France et l'Allemagne, elles-mêmes, ont oublié d'être des leaders'", s'interroge-t-il.

Monsieur Thorn, que faudra-t-il retenir de la présidence luxembourgeoise qui vient de s'achever?

"Je ne sais franchement pas ce que l'on pourra vraiment garder comme souvenir de cette présidence, si ce n'est le nombre de déjeuners et de dîners, qui doit avoir atteint un niveau record dans l'Histoire...

Indépendamment de l'échec sur les perspectives financières, il y a tout de même eu quelques avancées, comme le compromis sur le pacte de stabilité, le relancement du processus de Lisbonne ou encore l'entrée en vigueur de la directive sur l'épargne...

"Mais il ne s'agit là que de petits succès, qui ne sont, au fond, que de la bagatelle. Il n'y a vraiment que le politique qui compte et le plan politique européen général tel qu'il existe actuellement est mauvais.

Cette situation n'est évidemment pas de la faute de Jean-Claude Juncker. Il y a eu - hélas rarement - de bonnes intentions qui n'ont malheureusement jamais abouti. Et si, vraiment, il fallait chercher au plus profond quelque chose qu'il soit possible de lui reprocher, ce serait de ne pas avoir su menacer, "engueuler", tétaniser les troupes qu'il était censé commander...

Il y a toujours moyen d'être plus méchant qu'on ne l'est vraiment. Un premier ministre doit savoir se montrer menaçant vis-à-vis de ses pairs, mais aussi vis-à-vis de l'opinion publique. Au final, si l'opinion publique avait vraiment eu l'impression d'être tétanisée par ce qui s'est passé, sans doute le bilan de cette présidence aurait-il paru meilleur.

M. Juncker aurait dû davantage marquer les personnes, les esprits. Ce n'est pas au soir de la bataille qu'il faut déclarer "Je leur avais pourtant dit de faire attention'. C'est trop tard. C'est pendant qu'il faut le dire.

Sans vouloir toujours revenir sur le passé, il y a eu, dans l'histoire de la construction européenne, des moments où un vote négatif était porteur d'un message très positif et faisait avancer les choses. Aujourd'hui, il n'y a plus rien du tout...

On en revient à une question récurrente: l'Europe ne souffre-t-elle pas d'un manque de visibilité?

"Je crois surtout qu'elle souffre d'un manque de conviction de la part de ses acteurs. Trop souvent encore, les dirigeants politiques en charge des questions d'Europe préfèrent donner une bonne impression d'eux-mêmes à leurs propres compatriotes plutôt qu'aux autres Européens. La seule conférence de presse qui compte, c'est celle que l'on donne en revenant du sommet... Pas celle d'avant. Il y a encore trop d'intérêts nationaux en jeu et ce qui s'est passé avec le Traité constitutionnel en est un exemple flagrant.

Ce Traité, justement, est-il un mauvais texte à la base, ou bien a-t-il souffert d'une mauvaise communication'

"Je pense que ce texte n'est sans doute pas à l'abri de toute critique, mais il ne méritait certainement pas le traitement qu'il a subi. Je ne suis pas un admirateur sans réserve de Valéry Giscard d'Estaing, mais je dois constater qu'il a fait du bon travail. Malheureusement, son texte a très mal été expliqué.

Sans doute aurait-il fallu commencer par ses points faibles et dire aux gens "Voilà ce qu'on va faire avec tout ceci". Cela n'a pas été fait. Et surtout, il fallait montrer bien plus de force et de conviction dans la nécessité de voter en faveur d'un texte dont l'Europe a vraiment besoin. Cela, non plus, n'a pas été fait.

Certains Etats ont choisi une ratification parlementaire et d'autres une consultation de la population. Quelle est, selon vous, la meilleure des approches?

"Je ne pense pas qu'il soit bon d'avoir impliqué le peuple dans cette ratification. La voie parlementaire me semble la plus évidente. Les chambres et parlements, dans leur ensemble, ont toujours la fâcheuse tendance à considérer comme imbécile la volonté populaire, mais à vouloir faire appel à elle dans les moments les plus délicats...

Il est par ailleurs navrant de voir que dans certains grands pays voisins, les dirigeants politiques ne savent même pas si oui ou non il sera encore possible de retravailler une nouvelle mouture du Traité constitutionnel en cas de victoire du "Non'. Quel manque de crédibilité!

Faut-il s'étonner dès lors que des sondages montrent que certains pays, notamment la France et l'Italie, regrettent leur monnaie nationale?

"Il serait d'une grande stupidité de faire machine arrière aujourd'hui et de vouloir supprimer l'euro pour revenir aux monnaies nationales. Mais il est évident que ce sentiment de rejet est une conséquence normale de tout ce qui se passe au niveau de l'Europe actuellement.

On a mal expliqué aux citoyens ce que l'euro leur apporte aujourd'hui. Car quand on sait vraiment tout ce que cela apporte et a rapporté, on n'a aucune raison de vouloir revenir là-dessus.

Sur un plan plus national, comment interprétez-vous le fait que Jean-Claude Juncker ait mis son poste de premier ministre dans la balance en cas de victoire du "Non'?

"Pour moi, il ne s'agit que d'un coup de bluff, logique, mais de bluff quand même. Et encore, il s'agit d'un mauvais coup de bluff. On aurait envie de lui dire "Chiche, démissionnez tout de suite, et gagnons au moins du temps".

Jean-Claude Juncker est quelqu'un qui pense que tout le monde est pour lui. Sa façon d'agir montre trop souvent son mépris de l'opinion politique publique. Dire "Je m'en vais si le %u2018Non' l'emporte" n'est jamais un argument. Il aurait davantage dû consolider, argumenter, se bagarrer, assumer.

Pensez-vous que le "Non' puisse l'emporter au Luxembourg, le 10 juillet prochain'

"S'il n'y avait pas les nouveaux pays adhérents, je dirais volontiers de voter "Non', par pur esprit de fronde. On a mené tous ces pays par le bout du nez pendant des années et aujourd'hui, il est temps de passer à la caisse et de leur montrer que l'Europe est quelque chose de sérieux.

Maintenant, il est clair que si le "Non' devait l'emporter au Luxembourg, ce serait l'amorce d'une catastrophe, aussi bien chez nous qu'en Europe, surtout après ces récentes déclarations de Juncker. Sans compter que sur la scène politique luxembourgeoise, il n'y a pas vraiment de figure politique qui s'impose pour prendre sa succession. Même en fusionnant ses deux adjoints, on n'arrive pas à faire un grand.

Reconnaissez-vous l'Europe qui était "la vôtre", lorsque vous étiez à la tête de la Commission européenne au début des années 80?

"Il ne serait pas convenable, aujourd'hui, de jouer les "Super Intelligents" ou de se glorifier de quoi que ce soit. Ce qui est certain, c'est que nous n'avons jamais commis, à l'époque, de telles erreurs ni pris l'Europe à la légère comme cela est le cas aujourd'hui.

D'un côté, les dirigeants européens considèrent des décisions importantes à prendre comme des acquis, et cela ne donne rien de bon. Et de l'autre côté, ils donnent des injonctions de voter dans telle ou telle direction, mais ça ne fonctionne pas non plus!

Il apparaît aujourd'hui que nous avons commis, à l'époque, une grande faute pour laquelle tout le monde doit prendre sa part de responsabilités, moi y compris: nous n'avons pris aucune précaution quant au phénomène d'élargissement. Nous avons considéré tout cela comme un succès facile à empocher. Trop peu y ont vu la menace que cela pourrait représenter pour le fonctionnement de l'Europe. Nous nous sommes pris les pieds dans le tapis.

Toutes les erreurs que l'on commet aujourd'hui, il aurait fallu les anticiper lorsqu'on était encore à 12 ou à 15. Mais nous étions tous pris par les habitudes passées. Et que l'on n'aille surtout pas dire que ce qui arrive aujourd'hui est de la faute des pays de l'Est! C'est de notre faute à nous. Sans compter qu'il y a un véritable cataclysme en matière de relations avec les Etats-Unis, bien que Jean-Claude Juncker se soit donné bien de la peine pour débroussailler ce point .

Cela fait longtemps que je me suis passablement écarté de la vie politique. Ce qui se passe en ce moment a vraiment mis le point final et je regrette de moins en moins mon désengagement. Et pourtant... Bon dieu que c'était une belle chose, un beau combat à ne pas perdre...

Il était pourtant difficile de rester à 12 ou à 15. Comment cet élargissement aurait-il alors dû être mené?

"La première chose était de bien expliquer pourquoi on voulait élargir vers tel pays et pourquoi, éventuellement, on ne voulait pas élargir vers tel autre. Un élargissement, ça doit se préparer, bien voir ce que cela signifie pour l'Europe, pour le nouvel Etat membre, combien de personnes cela concerne, quelles sont les opportunités et les dangers pour chacun...

Elargir l'Europe à la Pologne, qu'est-ce que cela veut dire? Cela concerna 30 millions de personnes. Mais s'est-on seulement demandé ce que voulaient ces 30 millions de personnes? Ce qu'ils espéraient? Ce qu'ils allaient nous apporter et ce que nous allions leur apporter? Avez-vous vu quelque part la synthèse de ces réflexions? Moi non.

La Pologne était certainement l'un des "nouveaux" pays les plus pro-européens. Aujourd'hui, elle est déjà beaucoup moins enthousiaste et ne veut pas payer le prix fort de l'élargissement.

Je suis vraiment terriblement furieux devant le constat de toutes ces occasions gâchées.

A vous entendre, on imagine que vous n'êtes pas nécessairement favorable à l'adhésion de la Turquie...

"Détrompez-vous! Je suis favorable à cette adhésion et je l'ai toujours été. Je n'oublie pas que j'étais le président du Conseil en exercice lorsque la Turquie a présenté pour la première fois sa demande.

Pourquoi ne pourrions-nous pas intégrer les Turcs au sein de l'Europe? Ils ne sont pas plus bêtes que la plupart d'entre nous. On nous répète suffisamment souvent qu'il faut du sang neuf... Il est là! On nous répète qu'il faut des gens nouveaux sur le marché de l'emploi... Ils sont là! Je suis persuadé que la Turquie est en mesure de résoudre certains de nos problèmes communautaires, mais aussi de nous indiquer si la voie qui est définie vis-à-vis de certains pays ottomans est praticable ou non.

Avez-vous le sentiment que l'Europe va dans le mur?

"Le mur? Mais de quel mur parle-t-on' S'il y en avait vraiment un, ce serait peut-être notre chance. On se casserait le nez dessus et, après avoir essuyé le sang, on pourrait repartir sur des bases nouvelles. Là, il s'agit plutôt d'un enlisement progressif, ce qui est bien pire et donne, dans la majorité des opinions, une Europe sans âme.

Et ceux qui veulent en avoir le coeur net n'ont qu'à écouter et lire les chroniques économiques américaines, qui n'arrêtent pas de constater que nous, les Européens, nous n'en sommes nulle part. Leur analyse ne peut souffrir d'aucune discussion.

Quelle pourrait être la voie à suivre pour éviter un enlisement total?

"Il n'y a plus beaucoup de voie de salut, aujourd'hui. Peut-être faudrait-il que les principaux partis politiques s'allient et fassent une sorte de pacte en disant à leurs électeurs: "Voilà ce que nous voulons et nous avons besoin de votre approbation'. Mais je ne suis pas sûr que ces partis aient le courage de le faire, car ils vont au-devant de débats interminables.

D'une manière générale, c'est clairement la foi qui manque. On n'a pas arrêté de dire que l'Europe était la plus grande des choses qui pouvait arriver et la plus grande de nos réussites. Aujourd'hui, pourtant, tout a l'air d'être foutu. Cela m'attriste vraiment.

Evidemment, en cherchant bien, on peut toujours trouver un chemin d'optimisme en se disant que ce n'est pas possible que les gens soient aussi stupides...

Ne pouvait-on pas attendre, de la part de Jean-Claude Juncker, sans doute le plus européen des dirigeants de l'Union, une approche plus efficace en la matière, justement ?

"Je pense que Jean-Claude Juncker a sans doute été un peu trop optimiste, malgré un pessimisme de commande qu'il a parfois affiché. Je trouve d'ailleurs, d'une manière générale, qu'il se trompe souvent sur la façon dont il croit que ses propos arrivent à l'opinion.

Parlera-t-on, désormais, d'un avant et d'un après 29 mai (la date du vote négatif de la France, NDLR)?

"Je pense que le problème est posé depuis bien plus longtemps et qu'il ne se définit pas autour d'une date bien précise. Bien sûr, compte tenu de l'importance qu'a la France dans le paysage européen et compte tenu surtout de l'importance qu'elle se donne, on risque de commencer les calculs à partir de cette date-là.

Dans quelle mesure le Luxembourg peut-il pâtir de ce blocage européen'

"Si on est amené à dire, à l'avenir, "Ah... Si la présidence avait fait comme ci ou si elle n'avait pas fait comme ça", oui, sans doute alors que l'impact sur le pays serait très important, trop important. Mais je ne crois pas que quiconque puisse le dire. Et heureusement!"