Charles Munchen, un grand monsieur de la vie luxembourgeoise. (Photos: archive Paperjam et archives personnelles)

Charles Munchen, un grand monsieur de la vie luxembourgeoise. (Photos: archive Paperjam et archives personnelles)

Sous la plume de Claude Neu, on pouvait lire dans la 16e édition du guide Explorator: «Alors que la Brasserie Guillaume («BéGé» pour les initiés) fête ses 10 ans de succès, le fondateur vient d’entamer sereinement son 76e printemps après avoir, jadis, contribué à oxygéner la vie branchée de la capitale par la création d’un nouveau brassage des genres. Croquis d’un hédoniste qui n’est jamais en manque de projets.

Qu’il descende l’escalier du Monaco (restau au 1er étage de la Brasserie) en complet-nœud pap’ ou en jean-chemise ouverte, sa crinière blanche et ses lunettes fines feront croire au non-initié qu’il a devant lui un chef d’orchestre ou un prof de philo. Ce qui n’est pas tout à fait faux car, au figuré, Charles München est un peu les deux à la fois. Au sens propre, ces aspects extérieurs sont, par contre, aussi trompeurs que le visage juvénile au regard malicieux qui n’affiche aucune des traces qu’une vie semée d’embûches et de succès devrait y avoir sculptées. Charles aurait-il, entre autres, conservé une peau lisse parce qu’il a eu l’élégance d’orienter sa vie vers un épicurisme bien ancré dans le bonheur de l’ «aujourd’hui», en bannissant toute forme de plaisir non utile? Sans doute. Sa jeunesse prolongée à l’infini pourrait cependant aussi s’expliquer par son intarissable curiosité pour toutes formes de vie en société, son intérêt ininterrompu pour le nouveau et le renouveau et sa soif de culture et d’expressions artistiques. Si on y rajoute le «carpe diem», leitmotiv personnel de l’épicurien, l’amalgame pourrait mener à une formule efficace pour qui désire doter sa vie d’une bonne maîtrise de soi-même.

Pour arriver à ce stade «zen», il faut bien sûr d’abord apprendre à arrondir les angles et se faire des dents en trébuchant. Sur le chemin qui a fini par le mener au succès, Charles München n’a pas fait exception à la règle. Bien avant qu’il contribue à donner une nouvelle forme au modus vivendi des noctambules dans les années quatre-vingts, il a débuté comme tout un chacun en appréhendant maintes difficultés et en en contournant d’autres. Sans jamais avoir dévié d’une trajectoire qui, aujourd’hui, grâce à un nouveau business, l’a en quelque sorte ramené vers son premier amour: la Ville Lumière.

Charles, le temporaire

Bien avant de ressentir un premier coup de foudre pour la ville de Paris à la fin de la Seconde Guerre mondiale, Charles a passé ses premières années dans un immeuble cossu et bourgeois de la rue Philippe II. Son grand-père, Alphonse München, était bourgmestre de la capitale. Après lui, les hommes eurent une présence plus effacée au sein de la famille et petit Charles grandit dans un univers presqu’exclusivement féminin. Parmi ces femmes, sa sœur Marianne qui deviendra plus tard grande spécialiste en matériaux de construction, et sa cousine Colette Flesch, politicienne de renommée qu’on ne présente plus ici. Bourgmestre de la capitale comme le grand-père, puis ministre et députée européenne, elle fut successivement complice de la première heure, amie fidèle de toute une vie et, à ce jour, une des clientes les plus assidues de la BG.

Communion partagée avec sa cousine Colette Flesch, suivie d’une fidélité ininterrompue jusqu’à nos jours

À l’école primaire, puis plus tard au lycée, au contraire de ce que l’on pourrait imaginer, Charles n’était ni brillant, ni élève modèle. La seule chose qui l’intéressait vraiment était l’apprentissage de la langue française, ceci sans doute à cause de l’amour voué à sa grand-mère maternelle, originaire du pays de Victor Hugo. Par pragmatisme, et pour bluffer son prof de français qui se référait inlassablement à Alphonse Daudet, le petit München adopta à tel point le style pointilliste du «Dickens» français qu’aujourd’hui encore, ce genre agréablement désuet est reconnaissable dans les nombreuses lettres de lecteur que Charles fait parvenir aux quotidiens et hebdos nationaux, dès que des faits culturels ou de société font frémir de colère l’être engagé qu’il n’a jamais cessé d’être.

Ses débuts professionnels le menèrent en 1956 à la Villa Louvigny dans les services de la CLT. Il y fit consécutivement ses preuves comme employé comptable, puis comme cameraman, avant d’atterrir, plus tard, dans les studios de la régie finale. Ce qui lui permit de côtoyer des icônes en herbe de la future vie culturelle nationale, tel l’inoubliable Tun Deutsch, figure emblématique incontestable de la scène théâtrale luxembourgeoise ou René Steichen, réalisateur de réputation internationale et inventeur du vidéo-clip musical qui fit venir dans les studios de RTL-Productions des stars de renommée mondiale pour leur premier enregistrement de spots.

Cameraman chez RTL, il cotoie des futures légendes nationales comme Tun Deutsch ou les stars parisiennes comme Pierre Brasseur.

Après 13 ans de bons et loyaux services à la télé et autant de soirées à thème qui révélèrent, par son art du déguisement, qu’il avait une attirance approfondie pour l’esthétisme artistique et culturel, Charles décida, en bon autodidacte et curieux de la vie sous toutes ses formes, de changer de registre en se faisant engager dans l’agence de brevets de son oncle. Bien vite, il découvrit que breveter des inventions était surtout une occupation administrative et que ceux qui se présentaient pour déposer leurs trouvailles n’étaient ni des Professeurs Tournesol ni des Leonard de Vinci. Il s’installa alors rue Louvigny et y ouvrit consécutivement deux commerces d’artisanat et d’art, connus sous le nom de La caisse aux trésors. Ceux-ci lui permirent d’offrir un point de vente aux créatifs nationaux, mais aussi d’y organiser des expositions d’artistes internationaux, la plus prestigieuse ayant été vouée à Paul Klee, grand peintre suisse d’origine allemande devenu fleuron de la fondation Beyeler à Bâle. Entre-temps, il avait fait la connaissance de René Schildgen, un autre toqué d’esthétisme et de décoration, qui allait devenir son partenaire dans les deux projets qui les hisseraient en moins de rien sur le devant de la scène branchée et noctambule, à savoir le bar Interview et, à peine un an après, le Club 5.

Interview et Club 5: la hype des «Early 80’s»

Lorsqu’ils se décidèrent à installer un bar-club à l’américaine dans une vieille demeure de la rue Aldringen en s’inspirant du monde d’Andy Warhol et de son magazine Interview, Charles et René ne s’imaginaient pas que leur endroit allait devenir aussi culte à Luxembourg que l’était à New York le magazine de l’albinos le plus réputé de la culture pop mondiale. Le hasard fit que, pratiquement au même moment, Roger Hertz, Edy Sauer et Co lancèrent au boulevard d’Avranches le bar Bogart’s (devenu plus tard le Casablanca, puis le Pulp), auquel se rajouterait bientôt, un étage plus haut, le Humphreys, premier restaurant à gratins & salades de Roland Sünnen. Cet ensemble de trois adresses, symboles d’audace et de modernité des années quatre-vingts, fit l’effet d’un cocktail Molotov. En quelques semaines, les castes explosèrent. Les étudiants qui avaient jusque-là exclusivement fréquenté le Melu et évité toute rencontre nocturne avec les client(e)s bobo du disco-club chicos Bugatti se mirent à flirter avec les mêmes dans le nouveau local aux clubs en cuir rouge et déco grise, alors que, chose jamais vue auparavant, les hétéros se mélangeaient aux homos, les artistes aux banquiers, les profs aux manucures et vendeuses de boutiques à la mode. Au milieu de tout ça, désireux de faire tomber les barrières sociales, Charles et René recevaient, assumant parfaitement leur rôle d’entremetteurs désintéressés.

Originalité du déguisement assurée, toutes les figures de la nuit passaient par l'Interview.

Bons enfants, leurs clients dépucelés d’un enfermement trop bourgeois allaient allègrement d’un apéro à une soirée déguisée, en transitant d’un endroit à l’autre avant de revenir à la case départ pour y nouer de nouveaux contacts ou retrouver les anciens combattants. Personne ne rentrait plus jamais directement chez soi après le boulot, tellement la «nightlife» était devenue amusante et prospère grâce à l’ouverture d’esprit de quelques prodiges. Cela aurait pu durer une éternité. L’Interview continue d’ailleurs de tourner à fond la caisse presque 30 ans plus tard avec, comme acteurs principaux, la progéniture des premiers clients. Mais des deux proprios de l’époque, il y en avait un qui était toujours friand de nouvelles expériences et qui ne s’intéressait plus vraiment au projet en marche, dès que le succès était assuré. Uniquement fasciné par la conception et l’installation d’un concept, René Schildgen lorgnait déjà vers l’étape suivante. Et entraîna Charles vers une seconde aventure: la création du Club 5.

Comme il n’était pas question de recréer le même style de bar à quelques mètres de l’Inter, lorsque les locaux de l’ancienne boutique de design 5 Thèses se libérèrent rue Chimay, les deux partenaires décidèrent de multiplier la formule bistro par trois en y rajoutant un restaurant au premier étage et une discothèque au sous-sol. Ce combiné visait évidemment à suffisamment plaire aux jeunes pour leur donner envie de passer une soirée entière dans un seul local, tout en ayant les moyens de se le permettre. C’est là que les talents de Charles et René se multiplièrent, car ils réussirent dès le premier jour à engager du personnel jeune, souriant et généreux, à diffuser de la musique agréable et à créer une formule resto accessible à une cible élargie. La trouvaille la plus astucieuse de Charles ayant été de mettre sur la carte le fameux carpaccio, composé de lamelles de bœuf cru, qui avait fait jadis, avec le cocktail Bellini, la réputation du Harrys’ Bar à Venise. Encore à ce jour, le «carpa» fait un tabac à la BG, surtout pendant le festival qui lui est dédié au mois de février et pendant lequel certains sportifs de la fourchette avalent jusqu’à une vingtaine d’assiettes de viande crue, déclinées en presqu’autant de préparations différentes.

Au Club 5, les fêtes battent leur plein jusque dans la cave.

Plus, si affinités…

Fort de ce succès, Charles était devenu un incontournable de la vie récréative et les brasseries ne tardèrent pas à le mettre sur la piste de nouveaux projets avant que ceux-ci ne furent mis en pratique. Fasciné par l’idée d’un complexe cinématographique à Kirchberg, le propriétaire du «5» vit de suite le potentiel gastronomique que celui-ci représentait. C’est ainsi que le Remake vit le jour et afficha complet dans l’immédiat. Après les projections de films, même la famille grand-ducale y prit place régulièrement et au grand complet, alors que le dimanche soir les serveurs enjoués attiraient les noctambules désireux d’échapper à un centre-ville désert et aux portes closes. Après cet autre endroit «insider» à l’ambiance ultra décontractée, ce fut au tour de la Métropole du Fer d’installer un Club 5 dans les locaux restaurés de l’ancienne piscine. De mauvaises langues prétendirent à l’époque que les habitudes de la capitale n’allaient jamais être au goût des Eschois. Au contraire, avec sa terrasse en pleine verdure, la maison du carpaccio fit aussi un effet bœuf à Esch. Charles München n’avait sans doute jamais envisagé ni même imaginé devenir un jour gestionnaire de brasseries en série, mais alors qu’aujourd’hui il a pris un peu de recul professionnel, il vient néanmoins d’acquérir le local de restauration annexé au tennis de Bonnevoie pour en faire un autre Club 5 fidèle à la formule à succès.

L’équipe de la BG, juste après l’ouverture. Depuis, ça a bougé. Reconnaissez qui vous pourrez!

Ce projet, comme les autres du moment, il les partage avec son associé Sébastien Sarra, qu’il découvrit il y a une quinzaine d’années lorsque celui-ci vint se présenter à l’improviste comme serveur au «5». Ce fut une histoire de confiance immédiate. À peine engagé, Sébastien se retrouva responsable du bar. Et lorsque la Ville de Luxembourg décida de mettre en compétition plusieurs restaurateurs renommés de la capitale pour transformer l’ancienne Brasserie du Passage, entre la rue du Curé et la place Guillaume, en café-restau à l’ambiance parisienne, Charles eut vite fait de faire de Sébastien son associé, envisageant pour lui-même une période un peu moins active qui lui donnerait personnellement l’opportunité de s’épanouir à un autre niveau, grâce à des voyages et aux plaisirs offerts par les loisirs culturels.

(BC)BG, et pourtant déterminé!

Mais après avoir décroché le contrat, il s’agit dans un premier temps de faire tourner ce grand local à deux étages, pour la conception duquel Charles tint à donner une chance aux artistes modernes luxembourgeois dont il avait admiré le travail pendant toutes les années qui avaient précédé. Ainsi, Moritz Ney, Sonja Roeff et Patricia Lippert contribuèrent à la déco, alors que la fille de l’ancienne ministre de la Culture Erna Hennicot-Schoepges se vit confier la charge de dorer le plafond du premier étage, appelé malicieusement «Monaco» (traduction de «München» en italien). Tout n’était pas gagné d’avance dans ce local où la poissonnerie devait être un des attraits principaux, alors qu’au début elle avait rencontré l’hostilité des clients du bar à l’heure de l’apéro. Mais les choses finirent par se mettre en marche, les obstacles à être contournés et Charles se laissa convertir à un certain classicisme bourgeois, lui qui, quelques années plus tôt, avait rué (en costard-nœud pap’, certes) dans les brancards au service de la modernité. Peut-être était-ce une façon de renouer avec ses origines, de rentrer en quelque sorte dans les rangs familiaux? Si tel est le cas, ce ne fut certainement pas par solution de facilité ou l’opportunité d’anesthésier sa responsabilité civile ou civique. Comme Sébastien était entre-temps devenu le complice accompli et qu’il pouvait lui laisser carte blanche sur le principal de la gestion de leurs locaux, Charles commença à cultiver un nouveau plaisir, celui de réagir à des faits de société. Geneviève Montaigu et bien d’autres journalistes se rappelleront toujours la façon décidée dont Charles les a interpellés au comptoir de la BG lorsqu’il venait d’envoyer une énième lettre de lecteur à un de leurs quotidiens, reprochant aux institutions culturelles contemporaines de donner l’exclusivité à un art de laboratoire trop conceptuel, voire cérébral à ses yeux, et de laisser à l’abandon les artistes qui se dévouaient à toucher et provoquer l’émotionnel. Il eut beau toujours ressembler au gentil garçon de bonne famille, il ne résista pourtant pas (et ne résiste toujours pas) à l’envie de faire connaître ses opinions ou même d’agir à son aise et en toute liberté de conscience. Ainsi, il y a quelques années, en désaccord avec les procédés du catholicisme, il décida de s’extraire du culte et de rédiger une série d’articles sur le sujet de la foi, de son expression et de ses dérivées.

Paris, un autre train de vie…

Ce qui ne l’a pas empêché de dormir sur ses deux oreilles et d’aller boucler une boucle…. à Paris, ville qui lui avait apporté la lumière par un coup de cœur lors d’un premier passage presque soixante-dix ans plus tôt. Tout d’abord il y loua un petit appart’ dans le Marais, histoire d’aller s’y régénérer de temps à autre. La séduction fut si grande que l’achat d’un autre endroit succéda bientôt à la location. C’est dans son cocon de la rue Vieille du Temple bien animée qu’il se mit à cultiver de plus en plus son amour pour la capitale française. Mais, en bon homme d’action, ni la visite d’expositions ni la découverte de lieux et quartiers superbes ne pouvaient complètement le satisfaire. Il lui manquait l’action, le challenge, le renouveau, l’huile nécessaire à son moteur intérieur. Aujourd’hui, il a trouvé. Une fois de plus. Sous forme d’un restau à 40 places à l’aspect modeste mais réputé comme un des meilleurs établissements de cuisine italienne à Paris, sinon le meilleur en ce qui concerne la préparation de pastas à la truffe. Nichée au 10, rue de Sévigné, à deux mètres de la place des Vosges et à cinq minutes de la Bastille ou du Centre Pompidou, Osteria se passe d’enseigne et sa carte est partiellement rédigée à la main. Elle n’en est pas moins la cantine de Jack Lang qui vit à côté. Claudia Cardinale y a, elle aussi, ses habitudes. L’osso bucco y est servi de façon généreuse et préparé selon la recette originale à la gremolata qui n’a rien à voir avec la sauce tomate utilisée dans nos régions. La minuscule équipe autour du chef semble toujours de bonne humeur, tout s’y fait à la bonne franquette, le client étant même invité à venir côté cuisine pour jeter un œil dans les casseroles. Tout y semble en accord avec la philosophie de vie du nouveau patron dont le «carpe diem» trouve ici une application supplémentaire, capable de séduire le Luxembourgeois de passage arrivé en TGV et désireux d’offrir une parenthèse relaxante à son quotidien. Cette philosophie, personne n’est obligé de s’en imprégner. Mais la laisser fondre sur le bout de la langue en dégustant un risotto aux cèpes et une panna cotta à la truffe brune ne pourra que contribuer à mieux digérer. Le menu peut-être, la vie sans aucun doute.»