«Il faut garder à l'esprit que nous ne sommes pas le seul pays impliqué dans les biotechnologies.» (Photo: Jessica Theis)

«Il faut garder à l'esprit que nous ne sommes pas le seul pays impliqué dans les biotechnologies.» (Photo: Jessica Theis)

Monsieur Lentz, vous avez vécu l’acquisition par Goodyear des activités de Dunlop en Europe depuis Luxembourg. Quel a été le défi à votre niveau pour gérer cette opération? «Le défi était de pouvoir effectuer les changements nécessaires, comme la permutation du numéro de TVA d’un jour à l’autre sans que l’activité, et donc les relations avec les fournisseurs et clients, en soit affectée. Outre un travail intense en interne, je dois reconnaître que nous avons reçu le soutien de l’administration de la TVA, qui nous avait déjà accordé un numéro avant que l’opération de rachat soit finalisée dans le but de nous assurer une certaine continuité.

Outre ce chemin court entre l’administration et les entreprises, quelle est votre opinion quant à la prévisibilité du Luxembourg qui constitue l’un de ses principaux atouts?

«Les sociétés qui se sont établies au Luxembourg ces dernières années ont pu bénéficier d’une certaine prévisibilité fiscale, ce qui leur permettait généralement d’envisager leur développement à l’échelle de deux ans. Cet avantage n’est pas chiffrable, mais il est important de le conserver. Un autre avantage en ballotage est la période prise en compte pour l’imposition d’une société. L’administration qui travaillait habituellement sur base de l’évolution sur deux ou trois ans des activités d’une société tend désormais à réduire les cycles entre la déclaration fiscale et le règlement des impôts dus.

Vous pratiquez le contrôle financier puis la fonction de CFO depuis plusieurs années, en quoi celle-ci vous motive-t-elle toujours?

«Je pense tout d’abord qu’il est important de faire ce qu’on aime dans la vie. Cela vaut donc aussi pour l’activité professionnelle. L’une des particularités et des richesses de la fonction de CFO est qu’elle se trouve au centre des échanges d’informations de l’entreprise. Rares sont les activités qui se passent sans qu’un élément financier y soit rattaché. Être CFO permet de disposer d’un véritable poste d’observation de la vie de la société. Outre les aspects financiers, je suis également en charge des ressources humaines et de l’informatique. J’ai donc à la fois un regard sur le cœur de métier du CRP Santé ainsi que les activités administratives connexes.

Les équipes du CRP Santé sont réparties sur six sites. N’est-ce pas trop compliqué de travailler avec des équipes dispersées?

«Par souci de garder une bonne communication entre nos collaborateurs et éviter l’isolement, nous avons mis en place des réunions de coordination mensuelles afin d’amener les chefs de laboratoire à échanger autour de leurs projets et de leurs problématiques communes.

Vous disposez d’une expérience auprès de Luxenergie. Qu’en gardez-vous comme enseignement?

«Luxenergie est active dans un secteur d’activité différent du CRP Santé puisqu’elle s’occupe de construction de centrales électriques basées sur la ‘cogénération’. Le défi qui m’était proposé dans cette société fut de construire la structure dédiée à sa gestion financière. J’ai eu la chance de pouvoir compter sur le soutien de la direction de l’entreprise et du conseil d’administration qui étaient conscients que l’information (financière) et sa gestion ont un prix. Il ne suffit pas de disposer des méthodes ou des outils informatiques pour comprendre les problématiques d’une société. En revanche, les opérations de contrôle et d’observation sur le terrain sont primordiales. Elles nécessitent du temps, et donc un certain investissement budgétaire.

Comment bien comprendre les problématiques financières d’une société?

«Il est nécessaire d’identifier les vecteurs qui influencent son activité. Chez Luxenergie, la température extérieure était clairement un vecteur important. Le CFO ne doit donc pas passer toute sa journée au bureau, mais doit régulièrement rencontrer ses collègues pour bien comprendre leur métier et déceler les éventuels éléments à risque. Ce type de visite permet, dans le cas du CRP Santé, de fixer les périodes d’entretien de congélateurs de nos laboratoires afin d’éviter toute panne qui serait fatale aux échantillons, véritable trésor de nos chercheurs.

En tant que CRP Santé, nous sommes par ailleurs soumis à un contrat de performance qui implique de gérer l’évolution d’indicateurs. Il en est de même en matière de dotation publique que nous recevons des deux ministères avec lesquelles sont entretenus des liens étroits, le ministère de la Santé ainsi que celui de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Ce dernier nous verse d’ailleurs la majorité de nos financements. Nous devons veiller à maintenir à 63% la part des dépenses publiques pour les projets engagés par le CRP Santé, le restant provenant de financements tiers.

Quelles sont vos sources de financements tiers?

«Il s’agit tout d’abord des fonds reçus par le Fonds national de la recherche, soit une autre source de financement public. Le Télévie nous aide également à financer, par exemple, l’engagement d’étudiants ou de post doctorants. Nous pouvons aussi recevoir des sources de financements sur base de projets particuliers. Le ministère des Affaires étrangères a ainsi soutenu la création d’un laboratoire pour l’institut Pasteur au Laos en collaboration avec d’autres pays. Nous essayons également de nouer des collaborations avec des sociétés pharmaceutiques autour de brevets par exemple. Ce qui peut aboutir sur la création d’une spin-off. L’avantage de cette configuration est tout d’abord de valoriser le travail de nos chercheurs, car cela signifie qu’il est jugé important par un acteur tiers. Même si le montant en jeu n’est pas forcément gigantesque, c’est un signe encourageant. Ensuite, l’investissement d’une société pharmaceutique pourra se placer dans un temps relativement long et nécessaire pour développer un médicament, ce qui est parfois difficile à obtenir via des financements uniquement publics.

Comptez-vous sur les dons de la population?

«Certains de nos services reçoivent des dons, mais ils sont plutôt liés à des rapports entre les familles et le responsable dudit service, comme dans le cas de notre département oncologie. Nous allons par ailleurs intensifier notre appel à dons, qui sont d’ailleurs déductibles fiscalement.

Avez-vous établi une méthode particulière pour conduire votre fonction?

«Nous avons investi dans un système de business intelligence incluant un data warehouse afin de compiler les informations et de les traiter en fonction du besoin.

Au-delà de l’information financière que nous traitons via des indicateurs clairs nous tenons aussi compte d’informations non financières comme la prise en compte du facteur temps. Nos travaux nécessitent des périodes de moyen ou long terme pour porter leurs fruits et nous devrons à l’avenir encore plus en tenir compte pour affiner notre gestion financière. Cette méthode est particulièrement valable dans le cadre de la médecine personnalisée qui occupe une partie de nos équipes. Pour savoir si la médecine personnalisée est plus ou moins coûteuse que les méthodes standard, il ne faut pas uniquement analyser le coût du médicament, mais bien l’ensemble de l’impact que celui-ci peut avoir sur la société. Un médicament davantage adapté au besoin du patient peut en effet permettre d’éviter des traitements complémentaires et donc faire économiser des moyens aux pouvoirs publics, par exemple. La médecine personnalisée fait partie des sujets importants sur lesquels nous continuerons d’investir dans les prochaines années, sans pour autant oublier les valeurs éthiques qui doivent sous-tendre cette méthode. Chaque vie humaine a la même valeur, il ne faudra pas l’oublier lorsque les coûts d’une médecine personnalisée seront comparés à l’aune d’un autre traitement.

Les biotechnologies figurent parmi les priorités du gouvernement depuis 10 ans dans le cadre de la diversification économique du pays. Quel bilan en tirez-vous au stade actuel?

«L’idée même de développer ce créneau est intéressante. Il faut cependant savoir quelle branche des biotechnologies nous voulons développer. Si nous prenons le cas de la gestion de données et donc de l’hébergement via des outils informatiques, nous sommes bien positionnés tant en termes d’infrastructures que de cadre légal. En revanche, si nous voulons attirer des spin-off ou autres sociétés pour développer au Luxembourg de nouveaux produits, nous manquons cruellement de laboratoires, ne fut-ce que pour l’université. Sachant que la construction d’un laboratoire prend au minimum trois ans, il faut dès aujourd’hui se poser la question de ce type d’investissement, car elle est un préalable à l’arrivée potentielle d’acteurs étrangers. C’est un effort d’investissement public, mais il est nécessaire si nous voulons nous engager sur cette voie. Il faut également garder à l’esprit que nous ne sommes pas le seul pays impliqué dans les biotechnologies. L’Allemagne investit également dans ce créneau. Et les investissements publics sont relatifs à la taille respective de chaque pays. Si nous ne pouvons rivaliser en termes de montants vis-à-vis de nos voisins plus grands, nous devrons cibler des niches spécifiques dans lesquels nous pourrons investir compte tenu de nos moyens.

Qu’est-ce qui vous motive à prendre votre service chaque matin?

«Comme je l’ai dit, le travail doit être une passion. Mais au-delà de cet objectif, je considère que je dois être en phase avec le produit de la société dans laquelle je travaille. Ce fut le cas chez Luxenergie, Luxair ou Goodyear. Cela fait partie de ma vie et donc je me verrais mal œuvrer pour une entreprise dont les produits ou services ne correspondent pas à mes valeurs.

Est-ce facile de se comprendre entre experts financiers et chercheurs?

«La compréhension mutuelle fait clairement partie des objectifs que je me fixe en permanence. Au sein du CRP Santé, nous devons aussi répondre à des critères de performance et l’un d’entre eux est d’améliorer la perception des services administratifs par nos clients internes, mais aussi nos parties prenantes externes. J’y travaille donc avec mon équipe occupée à la fois par les aspects de comptabilité et de contrôle financier ainsi que par les achats, l’informatique, les services techniques et la gestion du personnel. Celle-ci est d’ailleurs non négligeable, car la rotation est volontairement importante dans le secteur de la recherche. 40% de nos employés sont des CDD engagés en tant que PHD ou postdoctorant pour des projets particuliers de deux ans, voire trois, comme le veut l’usage du secteur.

Quel regard jetez-vous sur l’évolution du métier de CFO?

«La fonction est au cœur d’une phase de redéfinition de son essence. Nous serons de moins en moins des comptables du quotidien – quoique nécessaires –, mais plutôt des architectes orientés vers le futur de la société. Le comptable travaille sur le passé, le contrôleur financier gère le présent, au CFO de lancer des pistes de travail en passant par un dialogue avec les autres dirigeants de la société dans laquelle il œuvre.

Quelles sont vos passions en dehors du travail?

«Je pratique la danse de salon depuis quatre ans avec mon épouse. Nous apprécions ce loisir, car il est à la fois intensif physiquement (même si l’on peut le pratiquer sans limites d’âge) et peut s’insérer aisément dans l’agenda professionnel de chacun. C’est une expérience qui peut s’avérer cocasse pour les couples puisque vous devez définir des rôles à chacun. L’un doit donc se laisser conduire par l’autre (sic). Mon autre grand plaisir est de me rendre autant que possible sur les pistes de ski.»

Parcours

De l’industrie à la santé

Passionné par son métier, Thomas Lentz a la chance de pouvoir l’exercer sans discontinuer depuis 1987 au sein de secteurs d’activité différents. Toutes tailles d’entreprises confondues. Durant 17 ans, il a côtoyé l’organisation et la gestion du géant pneumatique Goodyear en assumant progressivement des fonctions de contrôleur financier jusqu’à celle de responsable financier pour la zone dite Emea, s’étendant des pays nordiques à l’Afrique du Sud. Outre un passage par Luxair et Tarkett (groupe français spécialisé dans les revêtements de sols et surfaces de sports) Thomas Lentz a accepté en 2011 de rejoindre le CRP Santé en tant que CFO. Un job qui l’emmène souvent sur le terrain tant pour des raisons de contrôle financier que pour le suivi de la vie de l’organisme public dont il chapeaute une large part du fonctionnement opérationnel via l’informatique, les achats ou encore les ressources humaines dont il a également la charge. T.