André Roeltgen (OGBL) et Jean-Jacques Rommes (UEL) estiment tous deux que le dialogue social, au niveau national, n’est pas au mieux au Luxembourg. (Photos: Maison Moderne / Mike Zenari / archives)

André Roeltgen (OGBL) et Jean-Jacques Rommes (UEL) estiment tous deux que le dialogue social, au niveau national, n’est pas au mieux au Luxembourg. (Photos: Maison Moderne / Mike Zenari / archives)

Messieurs, ce lundi sera célébrée la traditionnelle Fête du travail. Quel sens a-t-elle encore aujourd’hui? Que représente-t-elle pour vous?

Jean-Jacques Rommes: «La fête du Premier mai est la journée de célébration des combats syndicaux. Il serait pervers que l’organisation faîtière du patronat luxembourgeois la revendique pour elle. Il est vrai cependant que les entreprises d’aujourd’hui sont attachées au bien-être et aux acquis sociaux de leurs collaborateurs. Après tout, ce sont elles qui paient tous les mois pour ces avantages et elles en voient plus que jamais l’intérêt.

André Roeltgen: «Comme vous le savez, la Fête du travail demeure une journée historique de lutte pour le mouvement ouvrier et syndical libre. Ses origines remontent aux grèves qui ont eu lieu à la fin du 19e siècle en vue d’arracher la journée de travail de huit heures, et dont le point d’orgue sanglant fût atteint le 3 mai 1886 lorsque des ouvriers qui manifestaient à Chicago ont trouvé la mort lors de violents affrontements avec les forces de l’ordre.

Aux quatre coins de la planète, le 1er Mai demeure, pour le mouvement syndical, une date particulière. Cette date et ce qu’elle représente viennent chaque année jeter un pont vivant entre le passé, le présent et l’avenir du salariat. Le travail demeure, aujourd’hui comme hier, une condition préalable à notre existence matérielle. Le salaire, le temps de travail et les conditions de travail en général revêtent toujours, aujourd’hui comme hier, un sens existentiel pour tous les gens qui travaillent. Ils nous relient avec les travailleurs en grève du Haymarket à Chicago en 1886. Nous poursuivons leur lutte syndicale. Notre lutte! Pour eux, pour nous et pour toutes les générations à venir.

L’histoire du 1er Mai et plus largement l’histoire du mouvement ouvrier et syndical libre, c’est l’histoire d’un combat. Un combat collectif et organisé contre l’exploitation de la force de travail. Certes, le monde a changé. Certes, les conditions de vie et de travail ont évolué et affichent aujourd’hui un visage peut-être plus présentable. Il n’en demeure pas moins que l’exploitation de la force de travail sous-tend toujours et encore le rapport salarial. Et que ce combat reste donc d’une grande actualité.

Puisqu’il est question de travail, quel regard portez-vous sur la situation de l’emploi telle qu’elle se présente aujourd’hui au Luxembourg?

J.-J. R.: «L’emploi luxembourgeois se porte très bien puisque les entreprises créent chaque année des emplois supplémentaires jusqu’à deux tiers de l’envergure de notre chômage. Économiquement, cela s’appelle le plein emploi.

A. R.: «L’emploi en tant que tel se porte actuellement plutôt bien au Luxembourg. Le chômage recule d’ailleurs en ce moment.  Mais permettez-moi de faire une différence entre emploi et travail. Et d’attirer l’attention sur le fait qu’en ce 1er mai, il est question de fête du travail et non de fête de l’emploi. Ce n’est pas la même chose. Et le travail, lui, a été et continue d’être malmené.

Au cours des années de crise, c’est le travail, c’est-à-dire les salariés, qui ont le plus souffert des mesures qui ont été prises par le gouvernement actuel et précédent. Il est grand temps non seulement de supprimer les mesures de crise qui ont été introduites, mais également de renouer enfin avec le progrès social. Le gouvernement a commencé à le faire l’année dernière, de manière modérée. Il faut désormais qu’il poursuive son effort.     

Quelles sont les principales difficultés de ce secteur? Où le bât blesse-t-il encore particulièrement?

J.-J. R.: «Le plein emploi économique n’est pas arrivé à créer le plein emploi sur le terrain. L’offre et la demande ne sont pas en adéquation. Cela est vrai surtout pour les jeunes non qualifiés ou pour le chômage de longue durée des personnes plus âgées. C’est également vrai pour les personnes handicapées et reclassées. L’UEL tente, notamment par son partenariat pour l’emploi avec le gouvernement, de collaborer le plus possible avec l’Adem pour remédier à cette situation.

A. R.: «Il y aurait beaucoup à dire. Commençons par les rémunérations. Les salaires ont stagné dans quasiment tous les secteurs d’activité au cours des dernières années. Il est grand temps que les salaires – et surtout les petits et moyens salaires - soient revalorisés. À commencer par le salaire social minimum, dont le montant ne permet même plus de vivre dignement au Luxembourg, comme l’atteste une récente étude du Statec commandée par le ministère de la Famille. Beaucoup de gens ne réussissent plus à joindre les deux bouts à la fin du mois, alors même qu’ils travaillent 40h par semaine. C’est tout simplement inacceptable. Quiconque travaille à plein temps devrait pouvoir vivre bien et confortablement de son salaire dans l’un des pays les plus riches au monde.

Un autre grand problème auquel nous sommes actuellement confrontés concerne la protection des salariés. Nous avons un gros problème avec la législation en matière de licenciements, de plans sociaux, de plans de maintien dans l’emploi ou bien encore de faillites. La législation se révèle largement insuffisante pour protéger les salariés comme elle le devrait. On peut prendre l’exemple de la législation relative aux plans sociaux qui est presque systématiquement contournée par les employeurs ces derniers temps. Une réforme en la matière s’avère plus qu’urgente.

Quelles sont ses perspectives dans le bon contexte économique national qui prévaut actuellement?

J.-J. R.: «Si le contexte économique se maintient, nous continuerons à combattre efficacement le chômage. La réforme de l’Adem porte ses fruits et en portera encore. Les entreprises jouent de plus en plus le jeu. Et l’effort de tous continuera, j’en suis certain.

A. R.: «Comme vous le dites, le contexte économique est favorable. Mais comme le relève désormais également la Commission européenne, le moteur de l’économie luxembourgeoise, c’est la demande intérieure, c’est-à-dire le pouvoir d’achat des ménages et les investissements publics et privés. C’est donc cela qu’il faut encourager et promouvoir. En d’autres mots, c’est notamment en augmentant le pouvoir d’achat des ménages, donc leurs revenus, que l’on contribuera à la bonne santé de l’économie luxembourgeoise. Cela serait donc profitable aussi bien d’un point de vue social qu’économique.

Un autre point qui me semble important concerne la formation continue et professionnelle dont l’importance est souvent sous-estimée. Nos sociétés connaissent actuellement de profondes mutations. Il y a des nouvelles technologies qui viennent bouleverser le monde du travail, certains emplois disparaissent ou se font plus rares, d’autres apparaissent. Les salariés doivent disposer d’un droit à la formation leur permettant de s’adapter à tous ces changements. C’est là également un instrument pour lutter contre le chômage.

Il a été beaucoup question ces derniers temps de la robotisation du travail et des effets qu’elle produira ou pas. Quel est votre point de vue sur cette thématique?

J.-J. R.: «La vérité est que nous ne le savons pas vraiment. Nous voyons les changements actuels. Ils sont quotidiens. Nous voyons aussi les progrès techniques permanents et ceux qui sont annoncés. Nous pouvons en déduire des mutations profondes, mais non pas deviner si, à moyen terme, l’emploi nouvellement créé par ces évolutions sera plus important que les tâches reprises par les robots et les autres avancées organisationnelles dues à la digitalisation. Il est clair que les emplois de demain ne seront pas ceux d’aujourd’hui et le mouvement, qui en soi n’est pas nouveau, s’accélérera.

A. R.: «C’est un sujet central qui va beaucoup nous occuper dans les prochaines années. La digitalisation de l’économie et de la société renferme de nombreuses potentialités qui pourraient s’avérer positives, mais nous sommes tout aussi conscients que les dangers sont nombreux quant à ce que les inégalités ne se creusent encore davantage dans le cadre de ce processus. C’est pourquoi il faut être très vigilant et anticiper dès à présent les répercussions de cette profonde transformation qui a déjà débuté. En tant qu’OGBL, nous allons d’ailleurs lancer un cycle de conférences dédié à ce sujet à partir du mois de mai.

Les transformations que promet la digitalisation posent en effet un certain nombre de questions qui touchent notamment au droit du travail et à la sécurité sociale. Il faudra assurément moderniser ces instruments pour continuer à protéger efficacement les salariés. La question de la réduction du temps de travail doit également être posée, sachant que ce processus va certainement réduire le besoin en travail humain, tout en augmentant la productivité des entreprises.

Mais la digitalisation de la société et de l’économie pose également d’autres questions cruciales. Je pense ici notamment au respect des libertés individuelles et aux fondements démocratiques de nos sociétés, qui pourraient être remis en question si nous ne sommes pas suffisamment vigilants. Sur toutes ces questions, l’OGBL compte bien endosser sa responsabilité pour faire en sorte que la révolution qui est en cours profite au plus grand nombre.

Qu’en est-il aujourd’hui du dialogue social dont on disait qu’il était au point mort il y a peu encore?

J.-J. R.: «Il n’est pas fameux au niveau national, pour des raisons idéologiques et politiques. Le gouvernement actuel n’y a rien changé, ni en mieux ni en pire. Au niveau des entreprises, contrairement à ce que vous sous-entendez, il fonctionne généralement très bien, notamment parce que dans un contexte de croissance et de recherche de main-d’œuvre qualifiée, il est une évidence pour chaque employeur de privilégier plus que jamais ses ambitions de responsabilité sociale.»

A. R.: «On ne peut pas vraiment dire qu’il aille aujourd’hui beaucoup mieux. Sur le plan national, nous avons affaire à une UEL qui s’est radicalisée et qui refuse désormais presque systématiquement tout dialogue social digne de ce nom. La discussion relative à la réforme de l’organisation du temps de travail, l’année dernière, illustre parfaitement la situation dans laquelle nous nous trouvons. Il y a eu peu d’avancées depuis lors.

Dans les entreprises, la situation est évidemment très variable d’une entité à l’autre. Mais globalement, nous sommes tout de même confrontés actuellement à un certain nombre de graves conflits sociaux. Je pourrais citer dans ce contexte le conflit dans le secteur d’aides et de soins et du secteur social (SAS), le conflit qui s’annonce dans le secteur du bâtiment ou encore celui chez John Zink. Dans tous ces cas, nous avons, donc également sur le plan sectoriel ou de l’entreprise, affaire à des employeurs qui campent sur des positions maximalistes. Ce n’est pas comme ça que l’on mène un dialogue social.»