(Crédit: Dr Abdu Gnaba)

  (Crédit: Dr Abdu Gnaba)

Pourquoi tant de footballeurs de haut niveau font-ils faillite? Si la crise du Covid a mis en lumière les fragilités de l’industrie du sport, le sujet précède et dépasse notre conjoncture actuelle. Pour le Dr Abdu Gnaba, l’enjeu des reconversions réussies réside dans les liens et la cohérence entre les différentes étapes de vie du sportif. Sa tribune fait suite à la table ronde organisée par Creutz & Partners et Paperjam en juillet 2020, sur le thème «International football careers: what comes next?», avec la participation de Thomas Deutz, Dr Abdu Gnaba, Nicolas Liaigre, Erik Meijer et Patricia Moyersoen.

Figure héroïque de notre société de consommation, le joueur de football porte en lui le paradoxe de la réussite. La gloire, l’argent rapide et facile, une carrière courte censée nourrir une vie entière, il incarne notre aspiration à la reconnaissance spectaculaire et au désir d’ascension sociale, voire d’admiration.

Mais s’il symbolise parfaitement notre modernité, c’est qu’il est frappé par les mêmes maux que nous tous: le risque de faillite et de déchéance.

Paradoxe de la réussite, il révèle, quand le rideau est tiré, une part d’ombre qui nous déstabilise. En effet, une enquête du cabinet allemand Schips Finanz montre qu’après leur carrière, 50% des footballeurs européens finissent ruinés. Mais nos gladiateurs sont loin d’égaler le taux de chute de leurs homologues outre-Atlantique: 78% des anciens joueurs de la NFL (football américain) sont insolvables après 2 ans de retraite.

La raison de ces faillites est bien entendu multifactorielle, et une explication purement systémique échouerait à rendre compte des différentes histoires qui se cachent derrière ces drames individuels. 

Grandeur et décadence des têtes de gondole de notre société de consommation, ces évolutions témoignent de grandes tendances sociologiques et de notre rapport à la règle, aux autres, au temps.

La règle

Arrivé au sommet d’une pyramide sociale, le footballeur professionnel pense souvent que les règles du monde profane ne le concernent plus. Inscrit dans un faisceau de relations internationales, il cherche à éviter le fisc. Si les propositions de tel gestionnaire de fortune ne lui conviennent pas, qu’à cela ne tienne, un conseiller le mènera vers un organisme plus arrangeant. Les rendements de tel investissement ne correspondent pas à ses espoirs de performance rapide? D’autres placements plus risqués combleront ses ambitions. Dépasser la règle, se désaliéner de toute entrave, c’est pour ceux qui chutent une fatale embûche.

Les autres

La délégation des responsabilités matérielles en général, comptables en particulier, est telle qu’elle frise l’infantilisation. Nombreux sont les anciens héros du carré vert qui ne savent pas trouver seuls un appartement, ni même prendre rendez-vous chez leur dentiste. Les divorces sont identifiés comme des facteurs fréquents de baisse du niveau de vie, mais ils vont de pair avec un entourage peu scrupuleux et certaines dépenses somptuaires réalisées pour «épater la galerie». Les autres sont compris comme des spectateurs à impressionner tout autant que des partenaires en qui l’on a entièrement confiance, jusqu’à la rupture. Les joueurs qui ont su gérer leur fortune remercient souvent leur épouse avec qui ils vivent toujours, et une famille bienveillante qui a su les protéger des tentations.

Le temps

Les sportifs de haut niveau vivent dans l’intensité du moment présent. Le temps des contrats est court, comme leur rapport au jeu, au succès et à la jouissance immédiate. Il leur est difficile de conjuguer au présent l’exigence d’une ultra-performance, avec le futur d’une gestion financière plus douce, plus lente, moins explosive. Vivre chaque instant avec l’exigence du résultat instantané tout en se projetant dans des projets à long terme crée une tension qu’il est difficile de dénouer seul.

Autant de critères qui soulignent la complexité de gérer à plusieurs l’argent issu d’une profession incandescente. C’est pourquoi nous proposons d’analyser cette carrière à l’aune d’un parcours de vie global, afin de ne pas la résumer à l’œuvre sportive elle-même. Athlète de haut niveau, c’est un état d’esprit avant d’être un métier, un rapport au monde avant d’être une fonction.

Les quelques hypothèses exprimées ci-dessus mériteraient une étude approfondie, prenant en compte l’état d’esprit des athlètes, leur singularité, comme par exemple l’injonction paradoxale dans laquelle ils évoluent: travailleurs indépendants, tributaires de l’équipe qu’ils servent et du staff plus ou moins vertueux qui les accompagne. En somme, des fortes personnalités individuelles liées organiquement aux autres, ou pour le dire plus trivialement, des «Je» pris au «Jeu». 

Ma position d’anthropologue me permet d’examiner ces parcours d’un point de vue distancié. À l’inverse d’une idée communément admise, je ne pense pas qu’il faille considérer l’après-football comme une seconde carrière. Le temps de l’entraînement et de la compétition n’est pas «l’avant» glorieux d’un «après» dangereux. Un sportif d’élite développe un état d’esprit avec lequel il traverse le monde. Sa carrière, c’est sa vie, toute sa vie. Intensité, utilité et adaptation constante sont trois dimensions qui doivent perdurer. Ces trois piliers font la santé de l’athlète, et s’ils viennent à se fragiliser, le sportif est en danger. Il perd ses repères. L’intensité d’un match et la relation avec le public ne peuvent être oubliées, pas plus que la recherche incessante de solutions, de trajectoires, de stratégies. Ces paramètres doivent trouver une nouvelle traduction dans les affaires, dans la vie personnelle, dans les relations sociales.

C’est tout l’intérêt de ce sujet: la tentative d’explication de cet apparent paradoxe de la réussite contribuerait en soi à prévenir de nombreux drames. Car la carrière est un chemin de vie.

Dr Abdu Gnaba

Abdu Gnaba est Docteur en anthropologie et sociologie comparative. Spécialiste de la société de consommation, il a fondé et dirige Sociolab, une société d’études qui met les sciences sociales au service des institutions et des entreprises, dont de nombreuses marques de sport. Chroniqueur sur France Inter et auteur de plusieurs ouvrages, il a récemment participé au documentaire de Canal Plus «C’est pas grave d’aimer le football», d’Hervé Mathoux et Laurent Kouchner.

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