Aude Lemogne: «Les CA se rendent compte qu’un homme ou une femme de 60 ou 70 ans n’est peut-être pas un expert du digital ou des questions d’ESG.» (Photo: Gaël Lesure)

Aude Lemogne: «Les CA se rendent compte qu’un homme ou une femme de 60 ou 70 ans n’est peut-être pas un expert du digital ou des questions d’ESG.» (Photo: Gaël Lesure)

L’Institut luxembourgeois des administrateurs (ILA) prend à bras-le-corps la question de l’attraction de nouveaux profils dans les conseils d’administration. Son comité dédié à la problématique de leur composition, présidé par Aude Lemogne, pousse au change­ment vers plus de diversité. En comptant sur l’adhésion des adminis­trateurs expérimentés.

Quelles sont les qualifications pour être board ready en 2020?

. – «Cela met du temps. Il faut tout d’abord s’intéresser au fonctionnement des conseils d’admi­nistration, comprendre les responsabilités inhérentes à un administrateur et se former. Ensuite, vient la question de ses propres compétences. Qu’est-ce que je peux apporter au board? C’est sur base de ce cheminement que se met en place une sorte de prospection vers des conseils d’administration dans lesquels on estime pouvoir apporter une valeur ajoutée. Mieux vaut cibler un secteur ou une entreprise qui vous intéresse, car il faut savoir qu’un mandat nécessite un certain investissement en temps.

L’ILA avait organisé, fin 2018, un nouveau chapitre de son programme destiné aux futurs administrateurs, en collaboration avec l’Insead. Quel retour en tirez-vous?

«Nous avons recueilli un franc succès, avec de nombreux participants, un bon mix entre les hommes et les femmes. Certaines personnes qui ont participé font désormais partie des groupes de travail de l’ILA, notre volonté étant de les incorporer progressivement. Nous avons aussi créé un programme de mentoring afin que le mouvement perdure au-delà de la formation. Des certified directors de l’ILA jouent le rôle de mentor et accompagnent les aspirants administrateurs. Nous allons organiser un premier événement relatif à ce programme le 26 mars. Des témoignages y seront représentés, à la fois par des mentors et des mentees. Il s’agira d’un moment d’échange et d’incitation à rejoindre le programme.

Car l’enjeu est bien de disposer de talents pour renouveler les conseils d’administration…

«À l’étranger, les conseils d’administration essaient de se diversifier de plus en plus, sur toutes les questions, pas seulement homme-femme, mais aussi sur l’âge, l’origine, les compétences, ­l’expérience… Les CA se rendent compte qu’un homme ou une femme de 60 ou 70 ans n’est peut-être pas un expert du digital ou des questions d’ESG. L’idée est faire rentrer des nouveaux profils qui disposent de ces expertises via une sorte de pool de talents et de les aider à se préparer à devenir administrateurs. Or, ces nouveaux profils sont généralement issus d’une génération plus jeune que celle qui compose majoritairement les conseils d’administration.

Nous voulons proposer aux administrateurs en place d’écouter les témoignages de leurs pairs qui ont expérimenté la diversité, plutôt que de baser notre approche purement sur des chiffres qui sont toujours interprétables.
Aude Lemogne

Aude LemogneInstitut luxembourgeois des administrateurs (ILA)

On ne peut pas, logiquement, leur demander de faire preuve d’une aussi grande expérience…

«Traditionnellement, c’est l’expérience à un ‘C-level’ qui permettait de rentrer dans un board. Nous voyons actuellement un changement de logique s’opérer dans certains pays, où l’accent est mis sur les compétences plus que sur ­l’expérience. Cette nouvelle approche requiert d’abord de réaliser une sorte d’inventaire des compétences nécessaires.

Même si les membres en place vont suivre un cours en développement durable, ils n’auront peut-être pas la même compétence qu’un expert en la matière qui dispose d’une expérience de 10 ans. Il faut donc s’ouvrir à d’autres profils. Cela ne va pas sans une certaine résistance de la part de membres en place depuis longtemps, qui voient cette profession sous le prisme de l’expérience…

C’est aussi pour faire évoluer cet état d’esprit que nous avons prévu un deuxième événement en septembre, durant lequel nous allons inviter des administrateurs hommes, plus âgés, à venir témoigner de leur vécu en matière de diversité dans les conseils d’administration dans lesquels ils siègent. Et donc du bénéfice de cette diversité.

Inciter au changement passe aussi par des éléments tangibles…

«Nous allons essayer au maximum de rendre les choses tangibles, en nous appuyant sur des études, mais ce n’est pas suffisant. Nous devons aussi tenir compte de facteurs psychologiques qui peuvent soit bloquer, soit faire avancer les choses. Nous voulons proposer aux administrateurs en place d’écouter les témoignages de leurs pairs qui ont expérimenté la diversité, plutôt que de baser notre approche purement sur des chiffres qui sont toujours interprétables.

Des grands groupes, notamment français et anglo-saxons, mettent en place ce que l’on appelle un shadow board, avec des jeunes à haut potentiel.
Aude Lemogne

Aude LemogneInstitut luxembourgeois des administrateurs (ILA)

En démystifiant de prétendus risques inhérents à la diversité…

«Certaines industries sont confrontées à des évolutions profondes, et elles doivent y faire face avec des profils qui les comprennent. Pensons au milieu bancaire, avec les fintech, qui peuvent devenir des concurrentes ou des cibles à acheter et à intégrer… mais si une banque ne dispose pas des compétences pour comprendre cet univers en profondeur, il sera difficile d’y pénétrer.

Quelle serait la composition idéale d’un board en 2020?

«C’est difficile à dire, mais il faut clairement encore une grande partie d’expérience autour de la table. Il faudra toujours des administrateurs qui disposent de 30-40 ans de connaissance dans leur domaine, car ils ont vécu une série d’événements, voire de crises, qui apportent de la valeur ajoutée.

Pour répondre à cette question, il faut aussi faire une sorte de board evaluation, tant pour cerner les profils qui manquent compte tenu de l’évolution du secteur, que pour anticiper les questions qui se poseront dans 5-7 ans. Je pense, par exemple, à la cybersécurité. Comment en cerner les enjeux sans compétences en IT? Nous remarquons que de plus en plus de boards entament cette démarche d’évaluation, ce qui va de pair avec la notion de professionnalisation.

Faudrait-il imposer une limite de temps pour siéger dans un board, et donc favoriser une forme de turnover?

«C’est une grande question… Certaines sociétés régulées doivent se conformer à des limites, certaines non régulées déterminent elles-mêmes des limites, mais il n’y a pas de règle générale. Au bout de 10-12 ans, est-on encore indépendant?

Concrètement, comment trouve-t-on les nouveaux talents?

«Des grands groupes, notamment français et anglo-saxons, mettent en place ce que l’on appelle un shadow board, avec des jeunes à haut potentiel. Certaines problématiques leur sont déléguées, avec pour mission d’apporter des recommandations au ‘vrai’ board. Ce qui permet d’avoir un vivier en interne pour les administrateurs exécutifs. En ce qui concerne les administrateurs non exécutifs, des organismes comme l’ILA ou le Female Board Pool servent aussi de sources pour trouver de nouveaux membres.

En arrivant en tant que nouveau et plus jeune membre, il faut pouvoir s’intégrer et faire entendre sa voix.
Aude Lemogne

Aude LemogneInstitut luxembourgeois des administrateurs (ILA)

Les jeunes peuvent-ils faire évoluer la manière dont le board intervient dans la vie de l’entreprise?

«Un board n’est ni dans l’exécution ni dans l’exécutif. C’est vraiment un organe de contrôle et de vision stratégique pour défendre principalement les intérêts des actionnaires, mais aussi de l’entreprise et de ses parties prenantes. C’est un organe qui doit rester suffisamment indépendant et qui ne doit pas jouer un rôle quotidien dans le management de l’entreprise. C’est très important de préserver cette séparation.

La phase la plus difficile pour les jeunes est plutôt l’onboarding dans un board qui vit déjà selon une dynamique qui lui est propre, avec souvent des personnalités fortes autour de la table. En arrivant en tant que nouveau et plus jeune membre, il faut pouvoir s’intégrer et faire entendre sa voix. D’où l’intérêt d’avoir suffisamment de diversité pour que les membres qui la représentent, en quelque sorte, puissent se faire entendre.

Quel message voudriez-vous lancer à toutes les femmes que nous avons découvertes en préparant ce numéro qui a abouti aux «»?

«Si elles sont motivées, qu’elles n’hésitent pas à parler autour d’elles de leur intérêt pour un board. Souvent, les gens ne réalisent pas que vous souhaitez siéger à un board. Il ne faut donc pas hésiter à le dire, à communiquer, en indiquant que l’on sait dans quel secteur on veut se diriger, ce qui reflète une réflexion, et non une ‘simple envie’. C’est en en parlant, en indiquant à son propre réseau que l’on est board ready, que les opportunités se créent.»

On perdra sans doute des affaires, mais sur le long terme, c’est le meilleur conseil à donner à des entreprises qui veulent générer de bons retours sur investissement à leurs actionnaires.

David SolomonCEOGoldman Sachs

Le patron de Goldman Sachs a frappé un grand coup lors du Forum économique mondial de Davos en janvier dernier. David Solomon, a annoncé que, dès le 1er juillet, aux États-Unis et en Europe, le géant n’aidera plus «une entreprise à entrer en bourse si au moins un des membres du conseil d’administration n’est pas issu de la diversité, et/ou une femme». Il exigera qu’il y ait au moins deux femmes dans les conseils d’administration concernés dès 2021.

21%

Au 30 septembre 2019, 21% des membres de conseils d’administration de l’indice Russel, qui regroupe 3.000 entreprises cotées à Wall Street, étaient des femmes.

Le combat continue

Si, plus que jamais, les administrateurs se rejoignent sur les bénéfices de la diversité, les résultats de l’enquête 2019 Annual Corporate Directors Survey de PwC, montrent pourtant que seuls 38% des administrateurs considèrent la diversité de genre comme importante pour les CA auxquels ils siègent, contre 46% en 2018. Soit le niveau le plus bas depuis 2014. Pire, 63% des répondants (79% d’hommes) ajoutent que les investisseurs consacrent trop d’attention à cette question, contre 35% l’an dernier. Le changement sera progressif, mais il ne se fera pas sans un certain volontarisme.