Bruno Colmant, head of macro research chez Degroof Petercam Bruxelles et professeur auxiliaire à la Luxembourg School of Finance.  (Photo: Degroof Petercam)

Bruno Colmant, head of macro research chez Degroof Petercam Bruxelles et professeur auxiliaire à la Luxembourg School of Finance.  (Photo: Degroof Petercam)

Alors que les États-Unis et la Chine transforment leur conflit commercial en guerre des devises, Bruno Colmant analyse les leçons d’une période de l’histoire monétaire largement dominée par Washington.

Il y a quelques règles simples à comprendre en macroéconomie, au premier chef desquelles le fait que si un pays s’endette de manière domestique (c’est-à-dire que ses ménages, ses entreprises et son gouvernement n’épargnent pas de manière agrégée), le financement doit (presque) immanquablement provenir du reste du monde. Ce reste du monde fournit au pays concerné (au travers d’exportations) plus qu’il n’en retire (au travers d’importations). Ce prêt du reste du monde correspond à des créances.

Le reste du monde exige normalement le remboursement de ses créances. Sauf, bien sûr, si la devise dans laquelle ces créances sont exprimées, et qui correspondent au surplus d’exportations sur les importations de ce reste du monde, est celle du pays emprunteur. C’est le cas des États-Unis qui, bien qu’en déficit vis-à-vis des autres pays, ont imposé leur monnaie pour leurs propres importations. Ils ne doivent pas, comme d’autres pays aux devises plus fragiles, détenir des réserves de change puisqu’ils imposent la devise de référence.

D’où provient cette prérogative? Elle découle essentiellement de la capacité des États-Unis à imposer leur modèle économique et leur dominance militaire sur la planète. Cela explique, par exemple, pourquoi la Chine est un des principaux créanciers de l’État américain. Les surplus commerciaux que la Chine accumule en dollars sont réinvestis, dans la même devise, pour le financement de l’État américain qui est endetté.

Les États-Unis, bien qu’en déficit vis-à-vis des autres pays, ont imposé leur monnaie pour leurs propres importations.
Bruno Colmant

Bruno Colmanthead of macro researchDegroof Petercam

Cette situation devrait conduire à déprécier le dollar, ce qui devrait rétablir leurs échanges internationaux, puisque leurs exportations en seraient favorisées et leurs importations pénalisées sauf, à nouveau, si les importations américaines sont libellées en dollars.

De Gaulle avait parfaitement exprimé ce privilège du dollar lors de sa célèbre intervention de février 1965: «Le fait que beaucoup d’États acceptent par principe des dollars au même titre que de l’or pour les règlements des différences qui existent à leur profit dans la balance des paiements américaine, cela entraîne les Américains à s’endetter, et à s’endetter gratuitement vis-à-vis de l’étranger, car ce qu’ils lui doivent, ils le lui payent, tout au moins en partie, avec des dollars qu’il ne tient qu’à eux d’émettre.»

En juillet 1944, à Bretton Woods, les différentes devises du monde développées étaient définies par un système de parités fixes fondées sur un poids d’or. C’est ainsi que le déficit commercial des États-Unis aurait dû être soldé en or. Mais si tant est que cet or, qu’on dit stocké à Fort Knox sans que personne n’ait pu le vérifier, existât, les États-Unis firent plus simple: en août 1971, ils décidèrent de suspendre puis d’annuler la convertibilité du dollar en or.

Il était pourtant convenu que la convertibilité des dollars en or ne soit pas effectuée. En d’autres termes, les États-Unis avaient exigé que les banques centrales étrangères, détentrices de dollars, ne réclament pas leur conversion en or. Ce système conduisit à établir la suprématie du dollar sur l’économie mondiale, puisque la croissance et l’inflation étaient définies par ce pays.

Les États-Unis opérèrent le plus grand hold-up de l’histoire monétaire.
Bruno Colmant

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Mais, nonobstant cette préséance, les Américains déprécièrent le dollar, entraînant une décennie de chaos économique et monétaire. Cela conduisit à la lapidaire et sentencieuse expression de John Connally, secrétaire au Trésor de Nixon en 1971, adressée à d’inquiets Européens: «Le dollar est notre devise et votre problème.»

De Gaulle avait vu juste. Les États-Unis opérèrent le plus grand hold-up de l’histoire monétaire et le dollar perdit 40% de sa valeur en moins de 10 ans par rapport à la plupart des devises d’Europe du Nord. L’abandon du système de l’étalon-or fut consacré en 1976 lors des accords de Kingston, en Jamaïque.

De nos jours, il n’est plus possible de désarrimer le dollar de l’or. De plus, tout est plus complexe. Les économies sont imbriquées, interpénétrées et les flux commerciaux ne sont plus attribuables à un pays particulier. Tout se mêle et s’entremêle. Que reste-t-il comme aboutissement aux États-Unis pour rétablir les termes de l’échange? Imposer des barrières douanières et tarifaires. Et sans doute affaiblir le dollar. C’est pour cela que ce que Trump commet était prévisible, puisque prévu.

Le début d’un rééquilibrage monétaire et commercial

Le gouvernement américain est renforcé par des cohortes d’universitaires intelligents et imprégnés de la doctrine monétaire que Kennedy avait imposée. C’est un signal à ceux qui tentent d’établir un parallèle entre Nixon et Trump au sujet d’une hypothétique procédure de destitution. C’est dans le domaine de la gestion des relations commerciales internationales que le parallèle s’établit.

On peut donc disqualifier les véhémences de Trump. Ou, au contraire, se dire que ce n’est peut-être que le début d’un rééquilibrage monétaire et commercial. Et à mon avis, ce n’est que le début. François Mitterrand l’avait prophétisé: le 21e siècle serait une lutte à mort, sans morts, entre les États-Unis et la Chine.