De plus en plus affectées par le poids des réglementations et de la mise en conformité, les banques privées voient leurs marges se réduire.  (Illustration: Ellen Withersova)

De plus en plus affectées par le poids des réglementations et de la mise en conformité, les banques privées voient leurs marges se réduire.  (Illustration: Ellen Withersova)

De plus en plus affectées par le poids des réglementations et de la mise en conformité, les banques privées voient leurs marges se réduire. Pour y faire face, elles n’ont pas d’autre choix que de se réinventer.

Depuis une dizaine d’années, les réglementations qui touchent le secteur des banques privées sont de plus en plus nombreuses et strictes. Trouvant son origine dans les attentats du 11 septembre 2001, la réglementation visant à lutter contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme constitue certainement l’une des plus importantes d’entre elles en termes d’impact sur les banques privées. «Cette réglementation les oblige à connaître leurs clients, mais également à intégrer les sujets liés à la compliance tax. Aujourd’hui, il ne s’agit donc plus seulement de vérifier que les clients ne font pas de blanchiment d’argent et ne financent pas le terrorisme, mais aussi de s’assurer de leur conformité avec les bonnes pratiques fiscales. Une démarche qui a un impact sur le risque pour les banques privées et leurs processus», souligne , partner, financial services advisory leader au sein d’EY Luxembourg.

Avec la réglementation DAC 6/MDR, les banques privées sont désormais aussi dans l’obligation de documenter les pratiques fiscales qui pourraient potentiellement être agressives. «Après la lutte anti-blanchiment et la transparence fiscale, le réglementateur va maintenant un cran plus loin puisqu’il exige de réaliser un reporting spécifique sur ces sujets», précise Olivier Maréchal. Outre la connaissance de son client, la banque privée doit aujourd’hui connaître ses transactions. «Chaque fois qu’un client réalise une transaction, c’est-à-dire une entrée ou une sortie d’argent, le banquier doit être capable de la comprendre, de l’expliquer, de l’analyser et de conclure que celle-ci fait sens, poursuit , partner, FSO assurance leader, banking and capital markets leader d’EY Luxembourg. Or, quand on sait qu’une banque privée peut compter des milliers de clients, qui peuvent potentiellement exécuter des milliers de transactions, ces démarches peuvent rapidement devenir très lourdes.»

Autre réglementation qui affecte la banque privée de façon significative: Mifid, dans ses versions I puis II. Celle-ci impose à la banque privée de classifier le client, pour s’assurer qu’elle ne lui vend pas des – produits – inadaptés. Cette situation n’est toutefois pas sans répercussion sur les processus de la banque. «Elle doit en effet être capable d’évaluer le risque opérationnel lié à ce profiling du client, une démarche sur laquelle les banques privées ne sont pas encore tout à fait au point aujourd’hui», souligne Olivier Maréchal. «Dans un souci de transparence, avant toute transaction, le banquier privé doit communiquer avec son client pour lui expliquer le produit qu’il lui recommande, pourquoi, comment et à quel prix. Il doit ensuite justifier, via un reporting annuel, tout ce qu’il a fait pour ce client et tous les risques qu’il a pris», ajoute Bernard Lhoest. Toutes ces règles obligent le banquier privé à suivre un cahier des charges précis et standardisé, qui n’apporte pas toujours la valeur que le client recherche, à savoir du rendement et un service. Comme le souligne Bernard Lhoest, «on pourrait donc se retrouver dans des situations où le client n’a ni performance ni bon service, où il n’obtient pas une meilleure compréhension de ce qu’on lui propose, mais où la banque est en conformité avec un ensemble de règles qui ont été écrites de façon centrale par l’Union européenne, dans un souci tout à fait légitime de protection de l’investisseur».

Ces nouvelles lois présentent l’avantage de permettre désormais à chaque acteur de travailler dans le même cadre.

Patrick WagenaarEx-head of private bankingDegroof Petercam Luxembourg

Changer sa façon de travailler

Car ces grandes réglementations poursuivent deux objectifs majeurs: protéger le consommateur – à savoir l’investisseur – et offrir une plus grande transparence vis-à-vis des autorités financières des différents pays. «Ces nouvelles lois présentent l’avantage de permettre désormais à chaque acteur de travailler dans le même cadre, souligne Patrick Wagenaar, ex-head of private banking au sein de Degroof Petercam Luxembourg. Mais ce qui est perturbant et difficile, aussi bien pour les collaborateurs de la banque que pour les clients, c’est le rythme soutenu avec lequel sont arrivées ces réglementations au cours des 15 dernières années, et continuent d’ailleurs encore d’arriver – DAC 6 et Beps frappent à notre porte, tout cela à la veille de la visite du Gafi à Luxembourg. Les autorités du pays regardent d’ailleurs avec beaucoup d’attention la mise en place et le respect de ces réglementations, car les enjeux pour la réputation du Luxembourg sont très importants. Le Grand-Duché souhaite en effet maintenir son label de qualité et préserver son leadership, au niveau européen, en matière de private banking sur le marché transfrontalier.»

Chaque nouvelle réglementation implique en effet des évolutions importantes en matière de processus, de tarification, de contact avec la clientèle. «Chaque rapport de gestion que l’on doit fournir au client, dans une optique de transparence, exige par exemple un niveau de détails beaucoup plus élevé qu’auparavant, ce qui demande énormément de travail et d’investissement de la part de nos équipes, commente Patrick Wagenaar. De la même manière, si un client veut ouvrir un compte, une partie importante du — rendez-vous est consacrée à la documentation, à la lecture de plusieurs articles et à l’apposition d’un grand nombre de signatures.» Ces différentes évolutions doivent être expliquées aux prospects et aux clients, ce qui n’est pas toujours évident. «Cela exige un certain flair commercial et un accompagnement rigoureux de la part des banquiers privés chargés de relation», poursuit-il. Parallèlement, la banque privée doit, elle aussi, modifier ses procédures et adapter son système informatique pour le faire concorder avec les réglementations, ce qui représente une charge administrative conséquente. «Nous restons une banque de petite/moyenne taille, avec des lignes de décision assez courtes, et c’est une grande chance pour notre maison, concède Patrick Wagenaar. Nous pouvons ainsi évoluer de manière plus flexible dans cet environnement changeant. Néanmoins, la mise en place de toutes ces réglementations et des contrôles à opérer afin de vérifier que nous les respectons bien demande donc des investissements importants de la part de la banque privée, tant en matière de ressources humaines que financières. Or, seule une partie de ces coûts peut être répercutée sur le client.»

Se recentrer ou outsourcer?

Face aux réglementations de plus en plus nombreuses et complexes, et aux coûts importants qu’elles engendrent, la banque privée ne peut plus prendre en charge l’ensemble des tâches que ces réglementations impliquent. Pour réduire les frais et assurer sa rentabilité, elle doit faire évoluer son modèle. Les banques privées sont de plus en plus nombreuses à se recentrer sur leur cœur de métier, à savoir le conseil et l’accompagnement du client ainsi que la sélection de produits. C’est ce que Degroof Petercam a choisi de faire. «Nous avons décidé de nous concentrer sur la valeur ajoutée que nous pouvons offrir à notre clientèle, explique Patrick Wagenaar. Nos gestionnaires de portefeuille historiques évoluent vers des fonctions de wealth managers, agissent en chefs d’orchestre entre les asset managers et les real estate planners.»

D’autres banques font le choix de diminuer leurs coûts en recourant à l’outsourcing. L’acceptation et le reporting des clients ainsi que le back-office des opérations, par exemple, peuvent alors être confiés à des partenaires, qui traitent un plus grand volume et sont mieux équipés en la matière. «Si l’on externalise, cela ne veut pas pour autant dire que l’on n’est pas responsable. La banque privée doit donc mettre en place les indicateurs de pilotage de l’outsourcing et les processus de contrôle nécessaires pour s’assurer que le cahier des charges est respecté, que les opérations ont été réalisées comme si la banque privée les avait réalisées elle-même», met en garde Bernard Lhoest. «L’outsourcing apparaît donc comme l’une des réponses possibles à la complexité réglementaire, mais il est lui-même porteur d’une complexité réglementaire supplémentaire», ajoute Olivier Maréchal.

De plus, dans une architecture de plus en plus ouverte, l’outsourcing implique pour la banque privée de parvenir à gérer cet écosystème de partenaires avec lequel elle travaille et qui lui permet de disposer d’un modèle opérationnel un peu plus léger. «Cette gestion de l’écosystème, c’est une vraie compétence que les banques doivent développer et qu’elles ne connaissent pas encore. Pendant des décennies, elles ont en effet fonctionné avec un mode d’intégration vertical, dans lequel elles prenaient tout en charge. Petit à petit, à la manière du secteur industriel, le monde des services devient un secteur ‘ d’assemblage ’, au sein duquel il faut être capable de contrôler la chaîne logistique, avec les risques supplémentaires que cela comprend», analyse le financial services advisory leader d’EY Luxembourg.

Les réglementations sont là. Les banques privées ne peuvent les remettre en cause, elles doivent vivre avec.
Bernard Lhoest

Bernard LhoestPartner, FSO assurance leader, banking and capital markets leaderEY Luxembourg

Digitaliser pour économiser

Pour répondre à cette vague réglementaire et tenter de minimiser les frais qu’elle implique, la banque privée, à côté de l’outsourcing, fait également appel aux solutions digitales. «Dans un contexte où les marges se réduisent, où les taux d’intérêt sont négatifs, les banques privées doivent être capables d’opérer avec une structure de coûts inférieure à celle qui était en place auparavant, commente Olivier Maréchal. Cette démarche ne peut pas se faire en s’appuyant uniquement sur l’humain. Elle passe nécessairement par la mise en œuvre de nouvelles technologies et d’outils innovants.»

«Les réglementations sont là. Les banques privées ne peuvent les remettre en cause, elles doivent vivre avec. Par contre, c’est à elles de rendre leur impact sur la clientèle le moins désagréable possible, notamment à travers des éléments de digitalisation qui permettent de répondre à ces exigences réglementaires et d’éviter un alourdissement bureaucratique conséquent», affirme Bernard Lhoest. Pour définir le profil de risque d’un client, par exemple, certaines banques lui soumettent un questionnaire de plusieurs pages, tandis que d’autres déploient des outils beaucoup plus interactifs basés sur la gamification, qui mettent le client face à différents scénarios possibles, de manière intuitive.

«Nous avons initié de grands projets de digitalisation de l’information vers nos clients, assure ainsi le ex-head of private banking de Degroof Petercam Luxembourg. Ces derniers peuvent consulter leurs comptes et les rapports que nous leur envoyons à distance, depuis notre système. Chaque client peut, de cette façon, visualiser son portefeuille et les différents mouvements opérés. De la même manière, en ce qui concerne l’onboarding des clients, nous essayons au maximum de limiter le travail administratif qu’il implique, en faisant appel à des solutions technologiques et digitales, dont l’automatisation.»

Ouvrir de nouvelles perspectives

Si les évolutions réglementaires impliquent pour les banques privées de repenser leur modèle, de supporter des coûts supplémentaires et d’implémenter de nouvelles solutions ou procédures, celles-ci peuvent également être source d’opportunités.

En permettant une interconnexion entre toutes les banques en matière de comptes de paiement, la directive PSD2, par exemple, ouvre la voie à de nouvelles possibilités business pour les banques privées. «Il existe un vrai enjeu pour les banques privées autour de PSD2 et de l’interconnexion. Ces matières ne touchent pas que les banques de détail, affirme Bernard Lhoest. La plupart des banques privées ne se sont toutefois pas senties concernées par PSD2, et ont eu tendance à regarder cette réglementation de loin, affirmant qu’elles ne disposaient pas de comptes de paiement. Si, pour l’instant, il est vrai que PSD2 ne concerne que les comptes de paiement, à terme, dans un environnement avec une architecture de plus en plus ouverte, la disposition devrait certainement s’étendre aux autres actifs.»

En ayant une vue sur tous les actifs d’un client, sur les informations de ses différents comptes, on peut lui proposer une stratégie d’investissement encore mieux adaptée à ses besoins et à son patrimoine. «C’est là une manière pour les banques privées de proposer à leurs clients d’autres produits et d’augmenter la part de leur portefeuille, ce qu’elles recherchent toutes», indique Olivier Maréchal. Pour les banques privées qui ont bien anticipé ce mouvement, PSD2 peut donc être un moyen de gagner de nouvelles parts de marché, d’étendre leurs services et ainsi de se consolider.

Le cas particulier du Luxembourg

La complexité liée aux réglementations est encore plus grande pour les banques privées au Luxembourg. «L’écosystème grand-ducal est vraiment particulier, le marché domestique est très faible. Les seuls cas similaires ne se trouvent pas au sein de l’Union européenne, mais à Singapour et en Suisse. Nous faisons partie de l’Europe, mais nos clients en banque privée vivent pour la plupart à l’étranger. Ils ont souvent plusieurs domiciles et différentes sources de fortune», mentionne Bernard Lhoest. «Cet exercice international nous est familier depuis de longues années et représente aujourd’hui une vraie valeur ajoutée, dans un monde tous les jours un peu plus mobile», ajoute Patrick Wagenaar.

Deux tiers de l’augmentation des effectifs de la banque privée au Luxembourg sont liés à la mise en conformité.
Olivier Maréchal

Olivier MaréchalPartner, financial services advisory leaderEY Luxembourg

Si les banques possèdent des clients dans d’autres pays, elles se doivent néanmoins d’être conformes aux réglementations de leur lieu de résidence. L’implémentation des règles et le travail quotidien qu’elles engendrent pour les banquiers luxembourgeois sont donc beaucoup plus compliqués et astreignants que pour un banquier qui opère sur son marché domestique. Par conséquent, les départements de conformité dans les banques privées se sont fortement professionnalisés et élargis ces dernières années. Selon l’étude sur le coût de la réglementation et son impact sur la place financière à Luxembourg réalisée par EY Luxembourg et l’ABBL en 2017, 9% des ressources humaines du secteur bancaire étaient ainsi dédiées entièrement au respect de la réglementation en 2013. Pour les banques de petite taille, cette proportion montait à 20%, ce qui explique les nombreuses fusions et acquisitions de plus petites structures par de grands groupes ces dernières années. «Parallèlement, deux tiers de l’augmentation des effectifs de la banque privée au Luxembourg sont liés à la mise en conformité. Dans ce contexte, tout l’enjeu aujourd’hui, pour les acteurs du secteur, est d’avoir une efficience opérationnelle au niveau de la compliance, notamment en équipant les collaborateurs de ces départements en outils technologiques adaptés, recommande Olivier Maréchal. La compliance ne peut s’abstraire des contraintes budgétaires et de productivité. Les banques privées ne peuvent plus se permettre de recruter des experts fiscaux et réglementaires sur tous les pays sans limites pour répondre à la mise en conformité.»

Au-delà des ressources humaines supplémentaires, la mise en conformité pèse également sur les ressources financières des banques. Toujours selon cette étude, «ce sont 382 millions d’euros qui ont été dépensés par les banques en 2013 pour faire face aux différentes réglementations […]. Ce chiffre représente un peu moins de 1% du PIB du Luxembourg et 3,6% du PNB total de la Place. En moyenne, la réglementation représente 41% des investissements effectués par les banques. La proportion atteint même 67% des investissements pour les établissements de plus petite taille, ce qui laisse peu de place pour investir dans le développement des affaires et l’amélioration des services. En tendance, les coûts réglementaires ont progressé de 20% par an entre 2013 et 2017.» Si ces chiffres datent désormais de quelques années, ils sont néanmoins révélateurs de la situation dans laquelle se trouve le secteur bancaire. Pour se mettre en conformité, les banques privées doivent donc pouvoir, outre leurs ressources humaines internes, s’appuyer sur d’autres moyens afin de traiter les réglementations et les règles fiscales des différents pays, par exemple en externalisant des reportings fiscaux. «On en revient au fait que le modèle de la banque privée doit, sans conteste, évoluer», poursuit Olivier Maréchal.

Faut-il rester banque?

En plus des coûts liés à la réglementation, qui réduisent leurs marges et leurs capacités d’investissement, les banques privées doivent aussi, depuis plusieurs années, supporter des intérêts négatifs. «Malgré le fait que les nouvelles réglementations nous permettent de facturer des services qui ne l’étaient pas par le passé, nous devons faire face à un manque de rentabilité et de revenus dans certaines activités, eu égard aux frais qu’engendre la mise en conformité. À cela viennent s’ajouter des taux d’intérêt proches de zéro, ou même négatifs, qui pèsent eux aussi assurément sur la rentabilité des banques privées», confie Patrick Wagenaar. «Pour un banquier, cette situation est catastrophique, poursuit Bernard Lhoest. Tous les acteurs de la banque privée se basent en effet sur un modèle avec des taux d’intérêt positifs. Or, aujourd’hui, avec des marges d’intérêt négatives, chaque client qui vient déposer de l’argent à la banque coûte de l’argent à cette dernière. Et la situation ne semble pas près de s’améliorer, les scénarios économiques prévoyant des intérêts négatifs au moins jusqu’en 2026.» En outre, la concurrence dans le secteur est devenue féroce, réduisant les commissions facturées pour certains services au cours de ces dix dernières années. Confrontées à une augmentation de leurs frais et à une compression importante de leurs revenus, la situation n’est pas évidente pour les banques privées.

Mais ont-elles finalement besoin de disposer d’une licence bancaire pour être actives dans la gestion de fortune? La Bank of — Singapore, par exemple, s’est récemment installée à Luxembourg pour y proposer du wealth management, et ce sans avoir pris le statut de banque. «Bien sûr, ce statut crée de la confiance envers les clients, permet de faire du crédit et de gérer des moyens de paiement en direct, explique Olivier Maréchal. Mais il y a aujourd’hui un vrai défi à opérer une licence bancaire, avec tous les coûts réglementaires et opérationnels que cela implique. Un établissement qui fait de la gestion de fortune ne doit-il donc pas aujourd’hui penser à passer un cap et ne plus être une banque? Le fait que certains acteurs se posent cette question est tout simplement révélateur de la situation qui les préoccupe.»