La série «Traces» de Weronika Gęsicka a remporté l’EMoP Arendt Award mercredi 15 mai. (Photo: Weronika Gęsicka)

La série «Traces» de Weronika Gęsicka a remporté l’EMoP Arendt Award mercredi 15 mai. (Photo: Weronika Gęsicka)

Lors de ce qui peut être considéré comme l’inauguration de l’European Month of Photography (EMoP) à Luxembourg, l’artiste polonaise Weronika Gęsicka s’est vu remettre l’Arendt Award ce mercredi soir.

L’Arendt Award est attribué tous les deux ans, lors de cet événement phare de la scène photographique européenne, à un artiste visuel émergent, dont le travail est considéré comme innovant et pertinent par rapport au thème choisi par le réseau EMoP.

Cette année, le thème choisi, «Body Fiction(s)», s’intéresse tout particulièrement au paradigme des représentations corporelles contemporaines et aux narrations qu’elles impliquent. Les cinq artistes en compétition pour le prix et choisis par un jury international étaient Carina Brandes, Matthieu Gafsou, Alix Marie, SMITH et la lauréate Weronika Gęsicka.

Deus ex corpore

Si les cinq photographes ont approché la thématique du corps de manière très singulière, deux d’entre eux l’ont placé comme objet de vénération, par les autres et par soi, dans des approches tantôt drastiques, purement esthétiques ou plus anecdotiques.

Ainsi, Matthieu Gafsou s’intéresse à la mouvance du transhumanisme, avec une pratique axée sur le documentaire. Il se focalise notamment sur le «pourquoi» de tels procédés, sur le mythe de l’immortalité grâce à l’amélioration technologique et la fragilité inhérente qu’il implique. La science est, selon Gafsou, devenue un vecteur de facilitation, une promesse d’éternel grâce à des machines directement implantées dans le corps, mais aussi à des nouveaux modes d’alimentation, qu’il considère comme des prothèses chimiques.

Inspiré par le chercheur David Le Breton et son travail sur l’abandon du plaisir alimentaire, il se souvient également de sa rencontre avec une communauté russe pratiquant la cryonie – s’alimentant uniquement de poudres et de gélules – et lui ayant rétorqué, alors qu’il les interrogeait sur le plaisir de manger: «À l’échelle de l’éternité, cela n’a pas d’importance.»

Alix Marie, quant à elle, place celles et ceux qui considèrent leur corps comme une entité supérieure au cœur de son processus créatif. Après s’être inspirée des bodybuilders, c’est ici des adeptes féminines du yoga qu’elle s’est inspirée pour créer sa série «Stretch», présentée en partie, mais de manière monumentale, dans l’espace d’exposition situé dans le lobby du bâtiment Arendt & Medernach au Kirchberg.

Grâce au Lycra utilisé pour l’installation, elle dessine les trois couches de son travail: le sujet, la réaction physique du spectateur et les contraintes exercées sur son propre corps. Qu’il s’agisse des hommes ou des femmes, selon l’artiste parisienne: «Mes sujets sont d’une insécurité surprenante, ils n’ont jamais l’impression d’être assez parfaits ou accomplis. Les rassurer fait souvent partie de la relation de confiance que j’instaure avec eux.»

La série «H+» du photographe Matthieu Gafsou interroge sur les pratiques transhumanistes actuelles. (Photo: Matthieu Gafsou)

La série «H+» du photographe Matthieu Gafsou interroge sur les pratiques transhumanistes actuelles. (Photo: Matthieu Gafsou)

Prétendre pour exister

La gagnante du Arendt Award, Weronika Gęsicka, s’est quant à elle focalisée sur la prétention de la perfection qui, bien que plus actuelle que jamais sur les réseaux sociaux, trouve un écho retentissant mais fondamentalement différent dans les banques d’images américaines des années 50 et 60, et qui constituent la base de travail de la photographe polonaise.

Elle précise à ce propos: «C’est un peu par hasard que ma curiosité a été piquée par ces images. Ce qui m’a particulièrement intriguée est le fait que lorsqu’on se lance dans des recherches sur ce domaine, il est souvent impossible de savoir s’il s’agit d’une scène de la vie réelle ou d’un moment reconstitué pour un besoin spécifique par des acteurs.»

Pour sa série «Traces», présentée partiellement à Luxembourg, elle s’est attachée à isoler un détail de chaque photo puis à retravailler cette dernière en dupliquant ce détail de manière absurde, incongrue, cynique voire morbide. Cette approche assez ambivalente – sombre lorsqu’on s’approche, mais presque superficielle de loin – a ainsi su séduire le jury, composé entre autres du Luxembourgeois Paul di Felice.

Ce dernier a d’ailleurs montré une inclinaison personnelle pour les problématiques sociétales soulevées par «Body Fiction(s)»: «La perfection et l’éternité sont plus que jamais objets de convoitise par l’Humanité, toujours plus schizophrène. Les gens opposent au quotidien le culte de leur vie affiché au grand jour grâce aux réseaux sociaux, au sacro-saint droit à l’image. Ici, le corps est utilisé comme narration et rappelle les grandes heures de l’art corporel.»

L’exposition «Body Fiction(s)» est visible du 15 mai au 27 septembre à Arendt House. Pour tout public, le samedi et le dimanche de 9h à 18h.