L’interview croisée de Claude Kremer et de Tanguy van de Werve est à retrouver dans le supplément Paperjam Alfi. (Photos: Romain Gamba/Maison Moderne; Efama)

L’interview croisée de Claude Kremer et de Tanguy van de Werve est à retrouver dans le supplément Paperjam Alfi. (Photos: Romain Gamba/Maison Moderne; Efama)

Comment renforcer la compétitivité des fonds en Europe? Échange de vues autour de sujets-clés, entre intégration du marché européen, finance durable, épargne à long terme et distribution… Avec Claude Kremer, associé fondateur d’Arendt & Medernach, ancien président de l’Alfi et de l’Efama, et Tanguy van de Werve, directeur général de l’Efama.

Pouvez-vous nous rappeler les missions et rôles de l’Alfi et de l’Efama en tant qu’associations représentatives de l’industrie des fonds?

Tanguy van de Werve (T. v. d. W.) – «L’Efama (European Fund and Asset Management Association, ndlr) représente les intérêts de l’industrie européenne de la gestion d’actifs auprès des décideurs européens et internationaux. Notre association comprend 28 associations nationales, parmi lesquelles se trouve l’Alfi (Association of the Luxembourg Fund Industry, ndlr) pour le Luxembourg, et 59 grands gestionnaires d’actifs. Nous agissons notamment avec la volonté d’aider la Commission européenne à atteindre ses objectifs, comme la création d’une Union des marchés des capitaux, le développement d’une finance durable, etc. Nous partageons en ce sens une communauté d’intérêts avec le législateur européen, qui envisage la gestion d’actifs comme levier de financement pour relever certains grands défis sociétaux.

(C. K.) – «L’Efama est le porte-parole reconnu de l’industrie de la gestion collective au niveau européen. Elle permet à tous les acteurs de parler d’une seule voix aux autorités. Toute la beauté de cette association, que j’ai eu l’honneur de présider, réside dans sa capacité à faire émerger des compromis dans l’intérêt de tous. L’Alfi a pour mission de faire valoir l’intérêt des acteurs luxembourgeois de l’industrie des fonds auprès des autorités nationales ou, en contribuant aux travaux de l’Efama, au niveau européen. L’Alfi joue aussi le rôle d’ambassadeur de notre industrie à l’étranger, permettant de présenter le Luxembourg de manière unie.

En ce qui concerne l’industrie des fonds, comment maintenir la compétitivité européenne face au reste du monde?

C. K. – «Il faut d’abord poser le cadre. Nous évoluons dans un environnement où les taux d’intérêt sont bas, voire négatifs. Cela conduit les investisseurs et les acteurs, à la recherche de rendement, à s’orienter vers des produits moins liquides, à la recherche de la performance. Ensuite, il faut considérer la pression réglementaire accrue, en faveur d’une grande transparence et d’une protection des investisseurs. Cette réglementation, établie à raison, a toutefois un impact important sur les coûts et, dès lors, la compétitivité. On assiste aussi à une concurrence accrue entre les acteurs européens, qui pèse aussi sur les marges et qui conduira inévitablement à des opérations de consolidation. Enfin, il faut prendre en considération les attentes d’un nouveau type d’investisseurs issus de la génération des Millennials, nés avec la technologie, qui la comprennent et savent l’exploiter.

Au niveau de l’Efama, considérant cette concurrence accrue entre acteurs européens, comment parvenez-vous à parler d’une seule voix?

T. v. d. W. – «Au-delà de la concurrence, nous pensons qu’il faut se concentrer sur ce qui nous rassemble, à savoir la volonté de faire progresser la gestion d’actifs en Europe et d’améliorer le cadre réglementaire. C’est cette volonté qui nous permet de fédérer nos membres et de dégager des positions communes. Cela n’est pas toujours simple dans un contexte de concurrence accrue entre places financières, de désaffection pour le projet européen et de repli sur soi. Mais nous y arrivons. Pour une association comme la nôtre, la pire situation est d’être réduite au silence faute de pouvoir dégager un compromis sur une question-clé.

C. K. – «Si on le compare à celui des États-Unis, avec des fonds en moyenne dix fois plus grands qu’en Europe, le marché européen est très fragmenté. Actuellement, nous devons composer avec plus de fonds de moindre envergure, ce qui induit une perte d’efficacité. En matière de distribution, cette fragmentation nuit aussi à l’efficience. Il y a une grande opportunité à améliorer l’intégration du marché européen.

Considérant que le Luxembourg a construit son écosystème autour d’une expertise transfrontalière, une plus grande intégration n’est-elle pas de nature à lui faire perdre un avantage compétitif?

C. K. – «Le risque de voir l’attractivité du Luxembourg se diluer est toujours là. Un pays comme le Luxembourg n’est grand que parce qu’il est dans l’Union européenne. Toutefois, on peut être confiant sur la capacité du Luxembourg à continuer à attirer des acteurs dans un marché plus intégré, et ce dans la mesure où l’expertise s’y consolide depuis plusieurs décennies. La boîte à outils est complète et l’écosystème fonctionne bien. La Place dispose de nombreux atouts, d’un temps d’avance sur beaucoup d’autres Places.

La clé résiderait donc dans une meilleure intégration du marché européen?

T. v. d. W. – «Oui, la compétitivité de l’Union européenne passe par une meilleure intégration et un approfondissement du marché unique, qui est son principal atout. Elle suppose aussi plus de convergence en matière de supervision, ainsi que le développement de normes adaptées et d’un environnement favorisant l’innovation. Le succès international des UCITS est la preuve de notre capacité à développer de telles normes et à les exporter. Et on peut espérer que le leadership actuel de l’Union européenne en matière de finance durable lui permettra d’influencer les standards internationaux qui ne manqueront pas d’émerger dans ce domaine. Dans un monde globalisé, notre compétitivité dépend en effet aussi de notre capacité à être rule maker, et non rule taker.

L’objectif est de convertir les épargnants en investisseurs.
Claude Kremer

Claude KremerArendt & MedernachAssocié fondateur

On voit souvent la réglementation comme une contrainte. Faut-il aussi la considérer comme une opportunité?

C. K. – «La réglementation est nécessaire et de nature à fixer le cadre d’un marché. Le Luxembourg est parvenu, à plus d’une reprise, à tirer avantage de nouveaux cadres définis par le législateur. En matière de compétitivité, il est toutefois important d’éviter la surréglementation. Il importe que les exigences mises en place soient utiles et efficientes. Or, nous sommes parfois confrontés à des contraintes qui ne permettent pas d’atteindre l’objectif poursuivi par le législateur.

T. v. d. W. – «En matière de réglementation, j’évite de parler uniquement en termes de coûts. Je pense qu’il convient plutôt de considérer le rapport coût/bénéfice. Une réglementation, si elle peut être source de contraintes pour le fournisseur de services financiers, a généralement pour objectif de protéger le consommateur ou de rendre le système plus intégré, plus résilient ou plus durable, ce qui contribue in fine au développement du marché et profite à ses acteurs. Encore faut-il, bien entendu, que ces objectifs soient atteints et que les exigences réglementaires soient correctement calibrées. C’est notre rôle d’alerter les autorités si cela risque de ne pas être le cas. Et d’éviter l’usine à gaz.

C. K. – «Comme l’a évoqué Tanguy, on peut saluer l’ambition européenne en matière de finance durable. Ces produits, à n’en pas douter, vont devenir mainstream. À travers ce développement, on voit tous les bienfaits d’une réglementation européenne, qui répond à un enjeu de transition, contribue à un monde meilleur, tout en créant un nouveau marché, plus vertueux.

Quels autres enjeux percevez-vous en matière de compétitivité?

T. v. d. W. – «On ne peut pas ignorer la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, qui lui a permis de retrouver toute son agilité, avec une capacité à réagir plus rapidement aux évolutions du marché. Il est à espérer que cette nouvelle réalité encouragera la Commission européenne et l’ESMA à tenir davantage compte de l’impact de la réglementation de l’Union sur la compétitivité de son industrie financière.

C. K. – «Avec l’isolement du Royaume-Uni, le Luxembourg a perdu un allié de poids à la table des discussions européennes, où la concurrence entre États membres, avec des politiques orientées vers les marchés domestiques, peut conduire à certaines positions peu favorables.

T. v. d. W. – «Il faut garder en tête que les marchés sont globaux et la compétition planétaire. Pour mobiliser l’épargne et financer l’innovation nécessaire à sa transition énergétique et digitale, il est important que l’Union européenne dispose d’un marché intégré et d’une industrie financière dynamique et concurrentielle. Tout en restant ouverte sur le monde et en évitant le repli sur soi.

La (non-)gestion des pensions est un problème majeur.
Tangy van der Werve

Tangy van der WerveDirecteur généralEfama

Quels sont les enjeux en matière d’épargne longue pour l’Europe, indispensable pour financer les retraites?

C. K. – «Il faut reconnaître l’échec du premier pilier, autrement dit du financement des retraites par le secteur public. Le deuxième pilier, qui dépend de l’employeur, commence à se développer. L’épargne-pension personnelle, en Europe, n’est qu’au tout début de son évolution. Considérant cela, il est important d’inviter chacun à faire preuve de prévoyance, pour subvenir à ses besoins au terme de sa carrière professionnelle. Dans cette perspective, l’objectif est de convertir les épargnants en investisseurs.

T. v. d. W. – «Si on regarde le patrimoine financier des Européens, un peu moins de 40 % est en dépôt bancaire alors même que les taux sont proches de zéro et qu’il y a de l’inflation. Les déposants perdent donc du pouvoir d’achat. La gestion collective doit permettre de mobiliser ce cash, de le mettre au service de l’économie, tout en générant du rendement et une meilleure sécurité financière pour les citoyens. La (non-)gestion des pensions est un problème majeur, insuffisamment pris en compte par l’Union européenne. À l’initiative de l’Efama et de plusieurs autres associations, une European Retirement Week sera dorénavant organisée chaque année, fin novembre, afin de mobiliser les décideurs et les médias autour de ces enjeux.

C. K. – «L’Union européenne se dote de produits adaptés, comme le PEPP, devant encourager l’épargne à long terme. Il faut aussi s’engager en faveur d’une meilleure éducation financière de chacun. Beaucoup ont peur des marchés, parce qu’ils ne les comprennent pas. Il faut, dès l’école, enseigner les enjeux de l’épargne, les mécanismes disponibles, pour permettre à chacun de mieux veiller à subvenir à ses besoins financiers tout au long de sa vie. Il est aussi intéressant de noter que les enjeux d’investissement à long terme s’accommodent bien avec ceux inhérents à la finance durable.

La conférence Alfi de septembre est orientée vers les enjeux de distribution. Quels sont-ils, à vos yeux?

C. K. – «Jusqu’à présent, l’essentiel de la distribution de fonds mise en place par des gestionnaires passe par des réseaux d’intermédiaires. Si bien que les promoteurs des véhicules ne connaissent généralement pas leurs clients. Contrairement aux Gafa qui, à l’ère numérique, appuient leurs modèles économiques sur une connaissance fine des utilisateurs. Considérant les nouvelles attentes des investisseurs, la distribution des produits financiers doit évoluer. À l’Efama, en 2011-2013, j’affirmais déjà que les fonds ne se vendent pas, mais s’achètent. Et qu’à partir de là, il était essentiel de placer l’investisseur, ses attentes, ses besoins, ses préoccupations, au centre de l’attention. C’est encore plus vrai aujourd’hui. Les gestionnaires de fonds doivent apprendre à connaître leurs clients, utiliser la technologie disponible, que ce soit l’intelligence artificielle ou la blockchain, pour se rapprocher des investisseurs afin de pouvoir mieux les servir, avec un haut niveau de personnalisation.»

T. v. d. W. – «Les attentes des clients ont changé, notamment en raison de la digitalisation. Pour mieux servir la clientèle, lui proposer les produits les plus adaptés à ses besoins, il faut pouvoir s’approprier la donnée disponible, se doter de capacités d’analyse et envisager la fourniture de nouveaux services au départ de plateformes numériques. L’expérience utilisateur devient un enjeu majeur et est au cœur des réflexions stratégiques des distributeurs, dont certains vont devoir se réinventer au risque de devenir désuets. Face à ces évolutions, le rôle de l’Efama est aussi de sensibiliser les autorités à la nécessité d’adapter le cadre réglementaire à la nouvelle donne digitale.»

Cette interview a été publiée à l’origine dans  du magazine Paperjam daté d’octobre, édition parue le 23 septembre 2021.

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