Pascal Saint-Amans se réjouit de voir les États-Unis rejoindre les discussions autour de la taxation des Gafa après plusieurs mois de bouderie multilatérale par l’administration Trump. (Photo: Géraldine Aresteanu / archives)

Pascal Saint-Amans se réjouit de voir les États-Unis rejoindre les discussions autour de la taxation des Gafa après plusieurs mois de bouderie multilatérale par l’administration Trump. (Photo: Géraldine Aresteanu / archives)

Monsieur Saint-Amans, à travers les Gafa, c’est la taxation de l’économie numérique qui pose question. Est-ce une problématique si nouvelle que cela?

«Cela fait plusieurs années qu’on en parle, et c’était l’objet de l’action 1 du plan Beps (lutte contre l’érosion de la base et le transfert de bénéfices, ndlr). Des progrès très sensibles ont été réalisés sur plusieurs fronts, notamment la TVA avec maintenant une adoption quasi universelle du principe de destination. Je crois que les mesures Beps sont en train de produire leurs effets dans la façon dont les entreprises agissant dans le domaine du numérique sont structurées fiscalement. Nous avons de plus en plus d’établissements stables, de changements de règles de prix de transfert, une modification des règles de propriété intellectuelle aux Bermudes et aux Caïmans notamment – des juridictions où il ne se passait rien du tout.

Maintenant, il reste un problème de fond sur lequel tout le monde est d’accord: comment appréhender, du point de vue de la fiscalité internationale, la réalisation de profits de façon numérique? Les règles de fiscalité internationale datent d’un temps déjà ancien – 1928 pour les principes fondamentaux, comme le concept d’établissement stable qui induit qu’une entreprise devient taxable dans un État étranger lorsqu’elle y est présente physiquement. Et manifestement, ce concept aujourd’hui est un peu sous tension du fait de la numérisation qui fait qu’on peut avoir beaucoup de chiffre d’affaires, potentiellement beaucoup de profits – mais pas forcément – et finalement aucune présence physique. C’est le modèle du «pure player» comme Netflix qui, souvent, n’a pas la moindre présence physique sur un territoire alors qu’il peut y faire beaucoup de chiffre d’affaires.

Cette question a été laissée ouverte dans le cadre de l’action 1. Il n’y avait pas d’accord. Mais depuis deux ans, la numérisation de l’économie progresse. Les entreprises qui étaient très puissantes le sont encore plus. Les profits de certaines sont très importants et la frustration des États où sont développées des activités sans beaucoup de présence physique n’a fait que s’accroître.

La bonne nouvelle, c’est que tout le monde est d’accord sur la nécessité de rechercher des solutions globales.

Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE

Un accord est-il envisageable au niveau de l’OCDE?

«Il y a d’abord la reconnaissance d’une problématique importante qu’il faut traiter de manière radicale et rapide – ce n’était pas le cas jusqu’à récemment. Le nouveau délégué de l’administration américaine était présent la semaine dernière à Washington lors d’une réunion interne à l’OCDE et il a pu exprimer la position américaine, qui était un peu en suspens depuis la fin de l’administration Obama.

Maintenant, il y a un accord – y compris de la part des États-Unis – pour reconnaître qu’il y a un souci et pour travailler sur des analyses, des business models de la numérisation de l’économie, poser les bonnes questions et aller plus vite sur la recherche d’une solution globale.

La bonne nouvelle, c’est que tout le monde est d’accord, y compris les Européens, sur la nécessité de rechercher des solutions globales en posant les bonnes questions comme: pourquoi est-ce qu’on veut changer les règles pour taxer la numérisation de l’économie? La création de valeur a-t-elle changé? Ou est-ce juste parce que, finalement, les pays deviennent des pays de marché et sont frustrés, comme les pays émergents le sont avec des biens et services plus traditionnels?

Les Allemands, qui endossent la présidence du G20, nous ont donné un cadre politique et technique pour traiter ces questions en nous demandant de produire un rapport en avril 2018. Sachant qu’une solution globale risque de prendre du temps.

On ne peut pas remplacer l’impôt sur les sociétés par une taxe sur le chiffre d’affaires.

Pascal Saint-Amans

En attendant, certains pays s’impatientent…

«Un certain nombre de pays disent: «en attendant, il faut trouver une solution immédiate, même si elle est temporaire, pour compenser le système où certains acteurs font beaucoup de profits et ne paient rien». Quelques idées ont émergé et quelques mesures ont d’ores et déjà été prises. Par exemple, l’Inde a mis en place un «equalization levy» qui est une taxe sur la publicité B2B. Les Français évoquent une taxe sur le chiffre d’affaires. Les Estoniens, qui président l’Union européenne, préfèrent revoir le concept d’établissement stable pour éviter des mesures unilatérales temporaires…

On ne peut pas dire qu’émerge une sorte de solution radicale, immédiate et consensuelle. Et par ailleurs, un certain nombre de pays, dont le Luxembourg, l’Irlande, les Pays-Bas, Singapour et la Chine ne veulent pas de solutions immédiates, temporaires et unilatérales, parce que cela crée de la distorsion.

Une mesure unilatérale n’est jamais excellente parce que moins efficace que du multilatéral. Les mesures sur le chiffre d’affaires sont mauvaises parce qu’elles créent de la double imposition. Normalement, on doit taxer le profit et pas autre chose. On ne peut pas remplacer l’impôt sur les sociétés par une taxe sur le chiffre d’affaires. En même temps, on pourrait dire: si on ne fait rien, il y a quand même le vrai problème que ces entreprises ne paient pas grand-chose en Europe ni aux États-Unis tant qu’ils n’auront pas fait la réforme fiscale. D’où l’importance de regarder quelles pourraient être les incidences d’une possible réforme fiscale américaine sur l’impôt sur les sociétés.

Nous allons donc profiter du rapport d’avril 2018 pour examiner aussi les solutions à court terme. Non pas qu’il y ait une chance d’accord ou de consensus là-dessus, mais je crois qu’émerge l’idée qu’il vaut mieux discuter tous ensemble – et cela inclut les États-Unis – pour voir ce qui pourrait être fait pour les pays les plus impatients d’une manière qui ne soit pas trop dommageable.

Si on conçoit mal une taxe sur le chiffre d’affaires, Google survivra, mais pas l’écosystème de l’économie numérique.

Pascal Saint-Amans

Quel genre de dommages?

«D’abord, l’économie entière se numérise, et on ne peut pas vraiment taxer quelques sociétés sans prendre en compte l’ensemble du secteur. Ensuite, si on conçoit mal une taxe sur le chiffre d’affaires, Google survivra, mais pas l’écosystème de l’économie numérique. Or, l’avenir, c’est l’économie numérique, donc il faut que ce soit taxé normalement, mais il ne faut pas surtaxer. Et puis même en exonérant les PME, il reste une question assez fondamentale: les PME et les start-up consomment des services du cloud, des services numériques dont les coûts risquent d’augmenter en cas de taxe sur les grands acteurs.

Une autre solution, que personne n’évoque parce que politiquement taboue, consisterait à augmenter la TVA sur les services numériques, puisqu’il s’agit finalement de l’impôt sur le lieu de la consommation.»