Roland Kuhn sait que la digitalisation dans l’artisanat sera un travail pédagogique et de longue haleine. Quant à Tom Wirion, il aime regarder du côté de l’Allemagne, où la philosophie autour de l’artisanat est un peu la même qu’au Luxembourg. (Photo: Mike Zenari)

Roland Kuhn sait que la digitalisation dans l’artisanat sera un travail pédagogique et de longue haleine. Quant à Tom Wirion, il aime regarder du côté de l’Allemagne, où la philosophie autour de l’artisanat est un peu la même qu’au Luxembourg. (Photo: Mike Zenari)

Comment l’artisanat luxembourgeois se situe-t-il dans les grandes tendances actuelles de l’économie, comme la digitalisation, l’économie circulaire, ou encore le développement durable?

Tom Wirion: «L’artisanat a certainement un rôle à jouer dans ces grandes tendances. Il doit le faire en misant sur ses spécificités: la proximité, les relations privilégiées avec la clientèle, la flexibilité, la dimension régionale, et le savoir-faire. Tout cela combiné aux nouveaux outils du numérique. Quand on parle de la digitalisation dans l’artisanat, cela ne veut pas dire qu’on n’a plus besoin d’artisans qualifiés. On l’a d’ailleurs vu lors de la signature du Pakt Pro Artisanat avec le ministère de l’Économie. À cette occasion, nous avions rendu visite à un fabricant de fenêtres qui disposait d’une machine très performante et d’un robot pour la peinture des châssis. La question qui se posait alors était celle du profil à avoir pour diriger ces outils. Et il était clair qu’un menuisier, qui avait la connaissance de la matière, était nécessaire. Mais son profil devait être plus complet, car en plus de son savoir-faire de base, il avait besoin de compétences liées au numérique. Sans artisans qualifiés, ce virage ne pourra donc pas être pris.

Qu’attendez-vous de la mise en place de l’étude stratégique Rifkin dans l’artisanat?

Roland Kuhn: «Je pense que cette étude doit être perçue par les artisans comme une invitation à réfléchir sur leur propre fonctionnement. La digitalisation n’est pas qu’une affaire d’ordinateurs ou de robots, c’est une philosophie. Chacun doit prendre le temps de repenser ses processus de production et de commercialisation. Pour moi, l’étude Rifkin est l’occasion de se remettre en question.

L’artisanat de demain sera donc un artisanat à valeur ajoutée?

T.W.: «C’est exactement cela. Et dans ce sens, la digitalisation est surtout une chance, car elle offre de nombreuses opportunités. Le secteur va évoluer, il va changer de visage, tout en gardant le besoin d’un certain savoir-faire que les outils numériques ne pourront pas apporter. Il y a des entreprises au Luxembourg qui sont déjà loin, d’autres qui sont sensibilisées. Mais une bonne moitié n’a pas la digitalisation sur son radar, souvent car le patron a la tête dans le guidon. L’artisanat se porte bien, les chiffres le montrent, il y a du travail. C’est plutôt positif, certes, mais cela ne doit pas faire oublier ce qui est en train de venir. Notre rôle en tant que Chambre des métiers est de faire en sorte que tous les acteurs de ce secteur prennent le train de la modernité.

Vous parliez du Pakt Pro Artisanat. Concrètement, quelles mesures vont être prises par la Chambre des métiers en ce qui concerne le chapitre de la digitalisation?

T.W.: «Nous allons mettre sur pied une cellule dédiée à la digitalisation. Nous sommes en train de recruter des profils spécifiques qui auront comme mission de sensibiliser, d’informer, d’organiser des workshops… mais aussi d’aller sur le terrain pour du conseil individuel. Ce type de cellule existe déjà en Allemagne. Nous regardons d’ailleurs souvent chez notre voisin, car la philosophie autour de l’artisanat est un peu la même que la nôtre. Le ministère de l’Économie allemand a décidé il y a cinq ou six ans de créer des centres de compétences pour l’industrie et l’artisanat avec des missions identiques à celles de la cellule que nous souhaitons mettre en place.

Comment les artisans perçoivent-ils toutes ces évolutions?

R.K.: «Notre travail sera pédagogique et de longue haleine. Il y a différents niveaux de compréhension des enjeux, et il faut pouvoir offrir des solutions sur mesure, car chaque artisan doit avoir la possibilité de prendre ce dont il a besoin dans la digitalisation. Au préalable, il faut donc organiser une large sensibilisation.

La clé est donc de convaincre le chef d’entreprise…

R.K.: «Oui. Et on devra certainement aller le chercher sur le chantier avec un carnet de commandes bien rempli! Comme je le disais, la tâche est ardue.

Hormis la digitalisation, qu’est-ce que vous attendez du Pakt Pro Artisanat: des résultats concrets ou simplement l’amorce d’une dynamique?

T.W.: «Je pense que le Pakt Pro Artisanat est intéressant à deux titres. Tout d’abord, il souligne l’importance du secteur de l’artisanat, notamment en termes de création d’emplois et de force d’innovation. La deuxième chose est le budget mis à disposition par le ministère de l’Économie pour permettre de contribuer au financement des activités que la Chambre va offrir. Au-delà de ces deux aspects, il se concentre sur d’autres axes également importants, comme la transmission d’entreprises, qui représente un énorme enjeu pour le secteur. Nous allons d’ailleurs mener une étude avec un consultant externe, le ministère, la Chambre, et la Fédération des artisans pour voir comment nous pouvons améliorer ce processus.

Quel est l’obstacle majeur dans la transmission d’entreprises artisanales?

T.W.: «Le financement, sans aucun doute. À l’horizon 2025, 41% des entreprises artisanales seront à transmettre. C’est énorme. Il y a certaines entreprises qui arrivent à organiser cela, les plus grandes notamment. Mais beaucoup ne sont pas prêtes. La Chambre a mis en place une bourse d’entreprises où sont répertoriés, d’un côté, les gens qui veulent arrêter leur activité, et de l’autre, ceux qui souhaitent en reprendre une. On cherche des concordances. Tout cela est strictement confidentiel, car c’est très délicat. L’année dernière, on a fait 150 mises en relation, et environ 25 transmissions se sont faites.

La réforme fiscale a facilité ce processus quand il se produit à l’intérieur de la famille. C’est une bonne chose, mais de nombreuses transmissions ont lieu avec un tiers. Et nous constatons que la question du financement du rachat est le principal frein. Jusqu’à présent, les aides directes ont été privilégiées. Je ne dis pas qu’il faut arrêter, mais il existe aussi d’autres solutions qui peuvent être mises en place, comme des mécanismes de garantie des prêts. La mutualité des PME le fait déjà. Une garantie en plus de l’État serait une bonne chose. C’est une piste à laquelle nous réfléchissons.

Les jeunes, comme les moins jeunes, connaissent peu, ou pas du tout, les métiers de l’artisanat.

Roland Kuhn, président de la Chambre des métiers

Qu’en est-il des jeunes? L’artisanat n’est pas forcément le secteur qui les attire le plus…

R.K.: «Les jeunes, comme les moins jeunes, connaissent peu, ou pas du tout, les métiers de l’artisanat. Ils en ont souvent une image vieillotte. Nous avons lancé il y a deux ans l’initiative Hands Up pour sensibiliser la jeune génération. Pour l’instant, on peut consulter sur les réseaux sociaux et un site dédié tous les métiers de l’artisanat et les profils recherchés. On sent que cette initiative intéresse, mais ce n’est pas suffisant. Au-delà de la promotion, notre conviction est qu’il faut aller plus loin, en organisant des actions sur le terrain, dans les lycées, auprès des parents et des jeunes. Et nous allons créer à la Chambre des métiers un service d’orientation. Car notre cible n’est pas seulement le créateur ou le chef d’entreprise, mais aussi le jeune qui ne sait pas encore qu’il a peut-être une carrière intéressante à faire dans l’artisanat.

Pensez-vous qu’il faille réformer le cadre de l’apprentissage?

R.K.: «Nous sommes en train de restructurer le brevet de maîtrise pour qu’il réponde aussi aux réalités de demain. Aujourd’hui, les entreprises ne sont pas cantonnées à un seul métier. Il y a les métiers de la toiture, par exemple, qui regroupent le charpentier, le couvreur, etc. Or, nous avons encore des diplômes très ciblés. Notre projet, en accord avec le ministre de l’Éducation nationale, est donc d’organiser les brevets de maîtrise par domaine d’activité. Un projet pilote a été lancé pour regrouper les qualifications de boulanger, de pâtissier, de traiteur et de boucher. Et c’est concluant. Nous allons donc l’élargir.

Pour les jeunes qui choisissent une carrière dans l’artisanat et commencent d’en bas, il faut aussi donner des perspectives. C’est pour cela que nous sommes en train de créer des partenariats avec des instituts en Allemagne, pour offrir la possibilité à ceux qui le souhaitent d’obtenir des bachelors professionnels en suivant des cours en parallèle de leur travail, grâce à des horaires aménagés. Cette perspective d’aller à l’université rend le secteur plus attractif. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons été à l’origine de la création de l’Isec (Institut supérieur de l’économie, ndlr) en 2015. L’idée est d’avoir au Luxembourg des bachelors similaires. Nous avons réussi à obtenir l’accréditation auprès des autorités. Il faut maintenant mettre sur pied des programmes adaptés aux besoins. Tout cela prend du temps.

Le ministère de l’Économie aimerait aussi encourager l’esprit entrepreneurial dès le plus jeune âge…

T.W.: «Oui, il y a un projet pour permettre aux jeunes de développer leur esprit d’initiative dès le lycée. Pour nous, cela serait une bonne occasion de promouvoir les nouveaux métiers de l’artisanat. Et la dose de digitalisation qui est en train d’intégrer notre secteur va nous aider à améliorer son image auprès des jeunes.

On constate déjà depuis deux ans, dans le cadre de nos interventions dans les lycées, notamment pour la promotion de Hands Up, un ressenti plutôt positif des élèves, comme des professeurs. Il faut maintenant faire évoluer cette initiative. Aller plus loin.

Quel est le portrait-robot de l’artisan luxembourgeois en 2017?

T.W.: «Nous tenons depuis une dizaine d’années des statistiques assez précises sur les artisans, qui nous permettent d’avoir une bonne idée sur ce sujet. Tout d’abord, 77% des créateurs d’entreprise dans l’artisanat sont des résidents, mais souvent non luxembourgeois. L’âge moyen de l’artisan qui décide de se mettre à son compte est de 35 ans. Cela veut dire qu’il ne se lance qu’après une première expérience. Celle-ci n’a d’ailleurs pas été forcément mauvaise puisque 50% de ceux qui ont créé leur entreprise étaient satisfaits de leur dernier emploi.

Plus généralement, la majorité des chefs d’entreprise dans l’artisanat viennent de la filière classique, soit environ 60%. Ils ont un DAP, un brevet de maîtrise, ou un diplôme équivalent. Mais de plus en plus d’artisans non luxembourgeois s’établissent en ayant une expérience dans leur pays d’origine, car l’Union européenne rend possible la reconnaissance des qualifications. Ces personnes-là n’ont pas nécessairement un bagage académique, mais plutôt une expérience d’au moins six ans dans le métier. Ce phénomène introduit une sorte de multiculturalisme dans l’artisanat, ce qui est, à mon avis, une richesse pour ce secteur.

Quelle est la taille moyenne des entreprises luxembourgeoises?

T.W.: «À la différence de la France, où l’artisanat est synonyme de structure de 10 salariés maximum, la taille moyenne des quelque 7.000 entreprises que compte notre secteur est de 13 personnes. Comparé à nos voisins, c’est beaucoup. Dans la Sarre, par exemple, la taille moyenne est de sept employés. En Rhénanie-Palatinat, de six personnes. Un dernier chiffre intéressant: deux tiers des entreprises dans l’artisanat existent toujours après cinq ans.

Un artisan de qualité se reconnaît aussi à sa formation.

Tom Wirion, directeur de la Chambre des métiers

Comment expliquez-vous cela?

T.W.: «Nous constatons une corrélation entre le niveau de qualification des entrepreneurs et les chances de succès de l’entreprise. C’est quelque chose qu’on peut dire, puisqu’on le mesure tous les ans en recensant les faillites. Si vous avez un niveau brevet de maîtrise, vous avez quatre fois plus de chance de réussir. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’artisanat luxembourgeois, allemand, autrichien ou suisse est particulièrement attaché à l’apprentissage en système dual. Les Anglo-Saxons ont une autre philosophie. Ils disent que tout le monde peut tout faire et que le marché règle tout. L’apprentissage chez nous est structuré. Le patron transmet son savoir-faire, et le volet technologique, et lié à la gestion, est délivré par le brevet. Un artisan de qualité, pour moi, se reconnaît aussi à sa formation.

Quel est l’impact du Prix de l’innovation et quel effet a-t-il pour les entreprises?

R.K.: «Pour la Chambre des métiers, il s’agit de montrer une facette de l’artisanat luxembourgeois qui n’est pas forcément connue et qui contraste avec la vision traditionnelle que l’on a de ce secteur. On veut prouver que la modernité et la technologie font aussi partie du quotidien des artisans, et que ce secteur a besoin de profils diversifiés et d’un savoir-faire pointu.

Du point de vue des entreprises, ce prix est important pour leur marketing et leurs relations clients. C’est quelque chose que les anciens lauréats affichent lorsqu’ils rencontrent de potentiels partenaires, que ce soit au Luxembourg ou à l’international. La plupart du temps, les entreprises ne participent d’ailleurs pas pour l’argent – la somme versée au gagnant est de 6.000 euros –, mais pour le prestige.

Nous recevons de plus en plus de candidatures, ce qui montre que ce prix est maintenant bien ancré dans le secteur. La première année, je me souviens que nous avions dû longuement expliquer notre démarche, car beaucoup d’entreprises sont innovantes sans le savoir. Aujourd’hui, c’est bien différent, et nous nous attendons à recevoir beaucoup de dossiers pour cette cinquième édition.

L’exposition De mains de maîtres, organisée en décembre, est une autre initiative censée redorer l’image de l’artisanat chez les jeunes…

T.W.: «Exactement. Cette exposition dédiée à l’artisanat d’art a généré un engouement énorme. Nous voulons donc pérenniser ce projet en créant une association qui va prendre d’autres initiatives dans le futur. Design, architecture… Il y a matière à fédérer différents métiers. En plus de cela, nous décernons également le Prix du meilleur apprenti de l’année. Sur ce point, je suis jaloux de la France et de son meilleur ouvrier. Au Luxembourg, il y a encore du boulot. Mais toutes ces initiatives vont permettre de valoriser ce secteur et de faire changer les mentalités.

Il y a peut-être aussi un point plus politique. On nous dit toujours que dans l’artisanat, les salaires ne sont pas très élevés. Pour les emplois non qualifiés, on touche le salaire social minimum, c’est vrai. Mais de plus en plus d’artisans qualifiés gagnent très bien leur vie. Le problème, c’est qu’en début de carrière, aucune entreprise ne pourra concourir avec ce qui est offert par la fonction publique. Le gouvernement pourrait décider, pour les futurs fonctionnaires, de revoir sa politique en la matière pour que les différences ne soient pas si grandes. Il s’agirait d’un levier pour réussir à convaincre ceux qui hésitent encore.

Créer des incubateurs adaptés serait-il une solution pour encourager les jeunes à se lancer?

R.K.: «Ça existe déjà. Il y a deux espaces de ce genre, des ‘Handwierkerhaff’, au Luxembourg. L’un est à Mondorf, et l’autre à Kehlen. Des ateliers de 300m2 sont mis à disposition des jeunes créateurs dans l’artisanat à des loyers très avantageux. Ce sont des pépinières gérées par la Mutualité des PME, et elles fonctionnent bien. Je pense qu’il faudrait multiplier ces initiatives.»

Bio express – Tom Wirion
Avocat des artisans

  • 1959 Naissance le 1er janvier à Luxembourg-ville.
  • 1993 Après avoir suivi un parcours littéraire au lycée de l’Athénée de Luxembourg, il obtient une maîtrise en droit international à l’université d’Aix-Marseille, où il termine major de promotion. Il part ensuite pour Bruges et le Collège d’Europe, où il empoche un master of arts in European political and administrative studies.
  • 1994 Il entre au Barreau de Luxembourg en tant qu’avocat. Il exercera cette profession pendant cinq ans.
  • 1999 Il rejoint la Chambre des métiers comme conseiller juridique. Il va gravir les échelons jusqu’au poste de directeur général adjoint.
  • 2013 La nomination de Tom Wirion est approuvée par le Conseil de gouvernement dans sa séance du 11 octobre. Il agira en tant que directeur général, désigné aux côtés de Paul Ensch, pour prendre officiellement ses fonctions à la fin du premier trimestre de 2014.

Bio express – Roland Kuhn

  • 1953 Naissance à Luxembourg-ville.
  • 2007 Première élection à la présidence de la Chambre des métiers pour un mandat de cinq ans.
  • 2012 Roland Kuhn est réélu par ses pairs au siège de président de la Chambre des métiers pour un nouveau mandat de cinq ans, qui se terminera donc cette année.

Roland Kuhn est administrateur délégué de Kuhn SA, l’un des piliers du secteur de la construction et de l’immobilier au Luxembourg.