Gisèle Dueñas Leiva est convaincue du «mouvement tectonique» vers les investissements durables. (Photo: Anthony Dehez)

Gisèle Dueñas Leiva est convaincue du «mouvement tectonique» vers les investissements durables. (Photo: Anthony Dehez)

Directrice de BlackRock Luxembourg, Gisèle Dueñas Leiva nous explique la stratégie qui a permis au gestionnaire d’actifs new-yorkais de devenir leader mondial et son implication dans la percée de l’investissement soutenable.

Dès le début de cette année, les actifs sous gestion dans les fonds d’investissement ont atteint de nouveaux records au Luxembourg et en Europe. À quoi attribuez-vous ce succès en pleine crise sanitaire?

Gisèle Dueñas Leiva. – «Le soutien des banques centrales aide les investisseurs à mener une approche pro-risque que l’on observe depuis quelques mois, avec une volatilité qui existe mais qui reste limitée. Les marchés sont donc très sensibles aux ­différentes actions des banques centrales, mais il faut aussi prendre en compte le «redémarrage». Les campagnes de vaccination évoluent dans la bonne direction. Le gouvernement américain, notamment, a fait le choix de prendre cette pandémie de front. En plus du plan de relance de Joe Biden, on a vu une organisation très solide se mettre en place concernant la vaccination. Ceci permet la reprise des activités, et cette évolution positive est perçue par les marchés comme une bonne nouvelle.

Mais nous ne nous situons pas dans un cycle normal. Le choc Covid s’apparente davantage à une catastrophe naturelle suivie d’un ‘redémarrage’ rapide — plutôt qu’à une récession du cycle économique traditionnel, suivie d’une ‘reprise’. La croissance finira par revenir à un rythme plus proche de celui d’avant la pandémie. L’Europe accuse un certain retard sur les États-Unis et le Royaume-Uni. Selon le BlackRock Investment Institute, le niveau de vaccination permettra une réouverture totale durant les mois d’été. Mais ce vent de positivisme soutient les marchés.

BlackRock a lui-même franchi une nouvelle barre symbolique au cours du premier trimestre, à plus de 9 000 milliards de dollars d’encours, et gagné près de 30% en un an après la chute des marchés. C’est une tendance qui devrait se poursuivre?

«La taille de BlackRock, premier asset ­manager au monde, provoque à la fois un effet de flux et un effet de marché. Actuellement, ces deux effets sont positifs, ce qui donne de bons résultats. Mais nous essayons de ne pas trop compter sur l’évolution des marchés et de rester à la pointe de l’innovation en termes de solutions d’investissement pour nos clients. Nous avons notamment vu des flux impressionnants au niveau de l’investissement ­responsable. Au premier trimestre 2021, nous avons passé le cap des 50 milliards de dollars sous gestion au niveau de nos fonds iShares Sustainable Ucits, qui ont également vu, au cours de cette période, des flux positifs de 10 milliards de dollars, ce qui est trois fois supérieur à ce que nous avions enregistré l’an dernier pour la même période. Au niveau ­global, selon les résultats du premier trimestre 2021, BlackRock gère actuellement 351 ­milliards de dollars d’actifs investis dans des produits intégrant des critères de durabilité. D’autre part, BlackRock gère 628 milliards de dollars d’actifs qui utilisent des filtres environnementaux, sociaux ou de gouvernance.

BlackRock se positionne comme un spécialiste des fonds ETF, des fonds qui calquent les grands indices. Ils englobent environ deux tiers de vos actifs sous gestion. Pourquoi avoir misé spécifiquement sur ce type de produits?

«L’histoire de BlackRock remonte à la fin des années 1980. À l’époque, notre CEO Larry Finck et ses sept associés misaient surtout sur la gestion du risque et l’obligataire. L’acquisition de Merrill Lynch Investment Management, en 2006, a accentué l’évolution vers les marchés d’action et a aussi contribué à développer l’activité sur Londres et le continent européen. Enfin, l’acquisition de Barclays Global ­Investors (BGI), en 2009, a provoqué un tournant. C’est BGI qui a apporté la diversification dans la gestion indicielle, et c’est elle qui est à la base de notre croissance des dernières années. Larry Fink est un CEO visionnaire. Les investisseurs étaient sortis de la crise, dépités d’avoir payé pour de la gestion active sans obtenir de surperformance. Or, le rachat de BGI permettait d’offrir des solutions à bas coûts, transparentes, et qui offraient une simple exposition aux marchés sans chercher à les surperformer. C’est ce que les investisseurs ont adopté au cours des dernières années, et c’est ce qui a contribué au succès d’aujourd’hui.

À quels types d’investisseurs sont plus particulièrement destinés ces ETF?

«Les ETF offrent un moyen simple d’investir, à travers une solution flexible, transparente, diversifiée, accessible facilement et avec des frais réduits. L’objectif est, justement, qu’ils soient accessibles à tout le monde, aux investisseurs privés comme aux investisseurs insti­tutionnels. Cela fait partie de la raison d’être de BlackRock. Notre objectif, par rapport à la société, est de pouvoir apporter un bien-être financier à chacun, grâce à des solutions qui soient à la portée de tous, de manière transparente et pas trop chère.

Ces produits sont-ils déjà bien connus des investisseurs lambda?

«Les investisseurs privés, intéressés par les marchés financiers, sont bien au courant. Les ETF assurent leur accès aux marchés à peu de frais. Étant cotés, ce sont aussi des produits faciles d’accès. Mais il reste en tout cas de l’éducation à faire, beaucoup de mythes demeurent quant à l’investissement dans des ETF.

Votre CEO, Larry Fink, se déclare «de plus en plus interpellé par l’environ­nement et le climat». De quelle manière pouvez-vous agir sur ces enjeux en tant que BlackRock?

«Ce que notre CEO souligne, c’est que le risque lié au climat est un risque d’investissement. Il faut avant tout gérer ce risque, mais il faut aussi proposer des opportunités d’investissement. BlackRock peut donc y contribuer via la création de solutions d’investissement. Nous avons notamment lancé, cette année, des stratégies qui sont alignées sur les accords de Paris pour le climat. Mais, pour contribuer à cet objectif, il faut pouvoir mesurer et offrir de la transparence. Nous avons donc besoin de données. On en obtient de plus en plus sur les risques physiques liés au réchauffement climatique et à l’environnement de manière générale. Mais, ce que nous demandons désormais aux sociétés, ce sont des reportings consistants qui permettent de comparer des données semblables. Beaucoup s’y sont engagées et cela nous permet d’analyser les sociétés et de pouvoir déterminer les gagnants et perdants de cette transition à long terme. BlackRock veut donc pouvoir déterminer les risques et les opportunités et les soutenir via des investissements.

Pas mal de rapports pointent cependant du doigt que, malgré ces bonnes intentions, vous restez encore largement investis dans les énergies fossiles…

«C’est la réalité. L’économie mondiale actuelle est elle-même encore intensive en carbone. Cela ne peut pas changer du jour au lendemain, et le portefeuille global de BlackRock sera nécessairement soumis aux décisions de nos clients. Une énorme base de cette clientèle qui investit dans les indices souhaite encore procéder dans un univers global. Or, dans cet univers on retrouve toujours des sociétés basées sur les énergies fossiles. Si des clients veulent comme indice le MSCI World, dans lequel sont encore logées ce type de sociétés, nous leur en laissons la possibilité. En revanche, notre rôle est de les aider à appréhender les risques et opportunités afin de les encourager dans la transition. Nous avons développé un nombre très important d’alternatives, et nous voyons que les flux ­commencent à s’orienter vers celles-ci. Offrir ce choix nous permet donc de soutenir la transition vers la durabilité. Et si quelqu’un va sur notre site à la recherche du MSCI World, un message l’avertit qu’il peut aussi investir dans le MSCI World SRI ou ESG.

Il y a ici aussi une mission d’éducation?

«Le changement climatique est la priorité numéro un de nos clients. Nous échangeons avec eux par rapport à ce risque climat, nous les aidons à naviguer dans la transition. Ils veulent savoir comment protéger leurs portefeuilles, mais pas uniquement. Nos clients souhaitent également soutenir les acteurs de la transition vers une économie à zéro émission nette.

Sur un plan plus pratique, la difficulté par rapport à l’investissement responsable est que chacun a sa propre définition de ce que c’est. Certains veulent exclure, supprimer toutes les activités controversées. D’autres préfèrent miser sur les entreprises qui travaillent à la transition. D’autres voudront miser sur des fonds comme ceux que nous avons récemment lancés par rapport aux accords de Paris et qui privilégient les scores environnementaux alors que d’autres souhaiteront également des entreprises avec de bons scores au niveau des aspects sociaux ou de gouvernance. Il est essentiel d’avoir une harmonisation.

Les Européens ont une vision très sophistiquée des investissements durables.
Gisèle Dueñas Leiva

Gisèle Dueñas LeivaDirectriceBlackRock Luxembourg

L’offre doit-elle être adaptée aussi en fonction des zones géographiques? Certains sont-ils plus sensibles à ce type d’investissement?

«Oui, très clairement les Européens ont une vision très sophistiquée des investissements durables par rapport à d’autres régions du monde.

En Europe, justement, on voit pas mal de nouvelles règles qui émergent pour mieux informer les investisseurs sur le caractère durable des produits. Est-ce que vous disposez de meilleurs outils aujourd’hui qu’il y a trois ans pour créer de nouvelles solutions d’investissement durable?

«Oui, certainement. La réglementation SFDR (Sustainable Finance Disclosure Regulation), par exemple, entrée en vigueur en mars de cette année pour sa première phase, permet de classifier tous ces types d’investissement et d’être certain que, quand on distribue un fonds sous le nom de durable, il en ait réellement des caractéristiques. Nous sommes tout à fait en faveur de cette réglementation qui apporte de la transparence pour l’investisseur final et donne de l’information supplémentaire. Nous attendons aussi plus de clarté par rapport à la taxonomie européenne qui a encore un certain chemin à effectuer pour couvrir tous les secteurs. Mais, dans ­l’ensemble, nous envisageons favorablement ces réglementations, elles permettent plus de transparence pour l’investisseur final.

Sur 9.000 milliards d’actifs sous gestion, la part que BlackRock investit dans des solutions durables est encore loin d’être majoritaire. On voit donc bien que ce n’est pas encore «la» norme en matière d’investissement. Comment voyez-vous l’évolution dans les prochaines années?

«Nous nous attendons à une accélération très forte. Dans sa dernière lettre aux investis­seurs, Larry Fink parlait d’un ‘tectonic shift’. Nous observons une très forte prise de conscience quant à la manière dont nous consommons. Les investisseurs commencent à vouloir jouer sur certaines grandes tendances à long terme. Cela se voit lorsqu’on compare les flux de 2020 et ceux de cette année. Cet intérêt est en train de se renforcer. Et puis, il faut savoir écouter les millennials, plus ­sensibles à ce type de produits, et qui vont hériter d’une importante partie des actifs des baby-­boomers au cours des prochaines années. Nous estimons également avoir une responsabilité par rapport aux actifs confiés par nos clients, si l’on considère que le risque climatique est un risque pour l’investisseur.

Ce qui veut dire, en clair?

«Chez BlackRock, une équipe dédiée à l’enga­gement actionnarial, BlackRock Investment Stewardship, mène un dialogue avec les ­différentes sociétés dans lesquelles les clients de BlackRock sont investis sur des sujets-clés, en mettant l’accent sur les pratiques de gouvernance, y compris la gestion des facteurs environnementaux et sociaux susceptibles d’avoir des incidences économiques, opérationnelles ou réputationnelles importantes. Ses priorités, basées sur certains des Objectifs de développement durable de l’Onu, sont clairement définies et annoncées en amont aux sociétés. Un accent particulier est notamment mis dans la gestion du risque climatique par les entreprises.

Outre le fait d’investir dans des sociétés qui visent la transition, les actionnaires ont désormais un rôle à jouer dans les assemblées générales pour peser en faveur de décisions plus durables. C’est un rôle que vous assumez?

«Oui, bien sûr. Une des choses sur lesquelles nous avons beaucoup travaillé est de recommander aux entreprises dont nous sommes actionnaires l’adoption des reportings TCSD (Task Force on Climate-Related Financial Disclosures) et SASB (Sustainability Accounting Standards Board), des normes comptables qui vont inclure la partie climat et aligner les objectifs des entreprises par rapport à cette économie zéro émission. Ce sont des standards qui vont permettre de comparer les différentes entreprises entre elles. Cela nous permet d’apporter plus de transparence aux investisseurs et de prendre nos décisions en étant mieux informés.»

Le géant BlackRock

Leader mondial

Avec un total de 9.008 milliards de dollars d’actifs sous gestion à fin mars 2021, la société new-yorkaise, née en 1988, est le premier gestionnaire d’actifs au monde.

Une influence tentaculaire

Par sa vaste présence actionnariale, elle possède un droit de vote dans plus de 17.000 assemblées générales.

Pression

Au cours de l’année 2020, ses repré­sentants ont plus de 5.000 fois voté contre des administrateurs (ou se sont abstenus) au sein de 2.809 sociétés pour non-respect des engagements en matière de durabilité.

Cet article a été rédigé pour  parue le 27 mai 2021.

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