Le bilan carbone est écologique, économique et stratégique, résume Alexandre Magnette. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Le bilan carbone est écologique, économique et stratégique, résume Alexandre Magnette. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

La méthode du «bilan carbone» éclaire les entreprises sur leur impact environnemental et ouvre la voie à une stratégie collaborative en vue de le réduire, explique Alexandre Magnette, associé de CO2 Strategy.

Le «bilan carbone» est souvent évoqué pour mesurer l’empreinte environnementale des entreprises. Mais, en pratique, qu’est-ce qu’un bilan carbone?

Alexandre Magnette. – «Le bilan carbone est une méthode et une marque déposée provenant de France et ­s’applique à tout type ­d’entreprise, dans tous les secteurs. C’est un outil de diagnostic, sorte de matrice qui permet de mesurer les émissions de CO2 à tous les échelons de l’entreprise. Il s’agit d’une photo prise sur une année. Un bilan carbone n’est donc jamais figé par nature, c’est le point de départ vers une réflexion et, idéalement, une stratégie composée d’actions concrètes.

Comment un bilan se déroule-t-il?

«L’entreprise qui souhaite le réaliser doit simplement compléter un fichier Excel avec un ensemble de données. C’est une étape importante, et sa durée dépend de l’organisation préa­lable des données de l’entreprise et de sa documentation en interne. Après avoir répertorié et identifié les facteurs d’émission de gaz à effet de serre, nous ramenons ­l’ensemble à l’unité unique qu’est le CO2. Les tonnes de CO2 émises par l’entreprise sont réparties, schéma­tiquement dans un camembert, entre les ­différentes catégories d’émissions directes (sur le site de l’entreprise) et indirectes (en dehors du site). Le bilan ­carbone va donc permettre de ramener tous les flux d’une entreprise (les achats, l’énergie, les déplacements, les transports…) en une seule unité, à savoir le CO2. Cette approche permet de comparer différentes activités qui étaient auparavant incomparables. Comment en effet comparer l’impact de l’achat de papier avec la consom­mation électrique sans passer par ­l’approche CO2? Il est du reste plus facile de cerner les domaines d’actions prioritaires en classant les flux d’activité selon leur degré ­d’émission.

Concrètement, que mesurez-vous?

«Nous considérons l’ensemble des produits et des services proposés par une entreprise, mais aussi un acteur du secteur public. Nous nous basons sur des catégories du bilan carbone pour effectuer cette analyse, dont l’énergie ­consommée sur le site, les achats et leur livraison, les déchets, les biens immobilisés, l’énergie consommée dans la fabrication des produits ainsi que la fin de vie de ces produits. Nous transformons ensuite tous ces flux en kilos de CO2.

Des émissions tangibles, mais d’autres qui sont invisibles…

«L’enjeu est en effet de diriger les actions vers l’énergie invisible en tenant compte d’un max­imum de flux propres à l’entreprise. Chaque bilan carbone est unique.

Comment vos techniques de mesure évoluent-elles?

«La technique est relativement simple et ­n’évolue pas vraiment au fil du temps. En revanche, l’enrichissement de la base de données des ­facteurs d’émissions que nous récoltons – de façon anonyme – au fur et à mesure de nos missions est intéressant et apporte une valeur ajoutée dans le traitement de nouveaux cas de figure.

Jusqu’où peut aller le périmètre de votre intervention?

«Nous voulons aller le plus loin possible pour être efficaces au maximum. La méthode du bilan carbone comprend trois domaines, trois scopes. Les scopes 1 et 2 concernent la facture d’électricité, de gaz et la consommation des véhicules possédés par l’entreprise. Le scope 3 englobe les émissions directes et indirectes de toute l’activité de l’entreprise. C’est le plus intéressant, car il permet d’agir réellement sur l’ensemble des ­paramètres qui concernent l’entreprise.

Pour aller le plus loin possible, tout est donc une question de volonté initiale…

«La méthode est relativement simple, et le bilan en soi est très lisible et compréhensible par tous. Mais le point de départ doit en effet venir du chef d’entreprise qui doit être prêt – à l’exception des salaires qui ne nous regardent pas – à jouer le jeu des «livres ouverts» pour mesurer l’impact environnemental de l’entreprise, de ses fournisseurs et de ses sous-­traitants. Nous mesurons in fine un ensemble de flux, soit tout ce qui demande de l’énergie d’une manière ou d’une autre. Jusqu’aux courriels envoyés, qui ne sont pas si négligeables.

Le bilan est-il un catalogue de solutions?

«Non. Nous ne venons pas avec des solutions, mais avec des constats. Nous sommes des généralistes, nous pointons les flux à fortes ­émissions. Les idées doivent, en revanche, venir de l’équipe, du cœur de l’entreprise. Imposer des solutions serait contre-­productif, car les principaux concernés ne se ­les ­approprieraient pas. Cependant, lorsque de bonnes pratiques sont évoquées, partagées et mises en place par les équipes, nous constatons que les résultats sont ­vraiment remarquables. Or, beaucoup d’entreprises ont déjà mené des actions notables sans ­forcément les mesurer, comme l’utilisation de plastique recyclé qui peut avoir un impact important selon le type d’activités. Le changement se conçoit au quotidien, par des petits gestes successifs, qui permettent de prendre le chemin de la neutra­lité carbone. Car il ne faut absolument pas attendre 2050, qui est beaucoup trop loin.

Peut-on prendre trois cas de figure d’entreprises et passer en revue les principaux piliers sur lesquels il faudrait intervenir? Parlons tout d’abord du principal secteur économique du pays, la place financière. Quels sont les principaux points d’attention?

«La place financière concentre un grand nombre d’entreprises de services pour lesquelles l’électricité et le chauffage vont peser beaucoup, de même que la fabrication et la configuration du bâtiment. Les déplacements des employés et les data centers seront aussi à comptabiliser, sans oublier les activités sur des sites annexes éventuels. Les goodies restent également des facteurs qui semblent accessoires, mais qui, en réalité, sont des leviers de progression rapide si l’on prend le temps d’y réfléchir et de trouver des alternatives qui ont du sens. 

Quels conseils pratiques suggérez-vous pour maîtriser et réduire la consommation énergétique?

«La priorité est la collecte de l’information. Je recommanderais dès lors de mettre des compteurs sur les circuits électriques, circuits de chauffage et de climatisation, et de découpler les différentes sphères d’activités de l’entreprise afin d’identifier clairement les secteurs énergivores. Les gestes simples, qui vont de la pose de capteurs à veiller à bien fermer les fenêtres dans les halls d’entreposage ou d’adapter les lumières avec des ampoules moins énergivores, doivent devenir la norme et faire partie des acquis. Mais il y a encore beaucoup à faire. Pour les déplacements, il faut mettre en place des politiques de mobilités partagées et favoriser au maximum les transports en commun et la mobilité douce. Enfin, il faut lister ses achats et mettre en place une politique d’achat plus respectueuse de l’environnement.

Qu’en est-il de l’industrie?

«Si nous prenons l’exemple d’un fabricant de béton que nous avons accompagné, le bilan carbone a démontré que plus de 80% des émissions proviennent des matières premières achetées, environ 10% de la logistique et ­seulement 2% de l’ensemble de ses énergies (électricité et chauffage). L’entreprise a donc contacté ses fournisseurs pour leur demander ce qu’ils mettaient en place pour diminuer l’impact des produits qu’ils vendaient. Sachant que si un fournisseur diminue ses émissions, cette diminution sera reprise dans le bilan carbone de son client. Sans action tangible de la part de ses fournisseurs, le client peut aussi en rechercher d’autres, ce qui prouve, là aussi, que ce critère va entrer en ligne de compte dans le positionnement de chaque entreprise. J’ajoute que, dans le cas de cette entreprise, les chauffeurs qui se sont réunis ont, par exemple, suggéré de couper le moteur en attendant sur les chantiers, de réviser les camions régulièrement ou encore d’optimiser le nombre de trajets sur une journée… Ces actions combinées ont permis de réduire de 15 à 20% les ­émissions dues aux livraisons de béton.

Quid d’une entreprise active dans les transports?

«À l’évidence, le type de carburant va influer fortement sur le bilan. L’électrification du parc automobile va sans aucun doute avoir un impact considérable. Cependant, l’origine de l’électricité consommée est aussi un facteur-clé. Les énergies fossiles restent encore prédominantes dans le mix énergétique actuel. Il existe heureusement des fournisseurs d’énergies propres qui proposent des solutions simples et immédiates. L’optimisation des trajets reste également une action déterminante.

Le chan­ge­ment se conçoit au quotidien, par des petits gestes.

Alexandre Magnette

Après le bilan carbone vient le stade de la stratégie carbone. Quelle est la nuance? 

«Le bilan est important, car il donne une photo, qui cependant ne permet pas de s’acheter une bonne conscience en compensant le CO2 émis sans avoir pris la peine de le réduire. Nous recommandons vivement, après le bilan, de définir une stratégie qui implique ­l’ensemble du personnel et permet de ­donner un sens aux nouveaux gestes quotidiens. Ce n’est pas que l’affaire du patron, mais c’est à lui de faire redescendre l’importance de la réduction du bilan CO2 à tous les niveaux de l’entreprise.

Peut-on dire que la compensation doit être le geste ultime?

«La compensation est complémentaire et indispensable à la stratégie globale de réduction. Sachant que la déforestation est responsable de 20% des émissions de gaz à effet de serre, sans compensation, on s’attaquerait à seulement 80% du problème. À l’inverse, compenser sans agir, c’est déjà ça, mais ça ne résoudra pas les enjeux qui nous occupent. C’est pour cette raison que nous incluons toujours la notion de compensation, dans notre cas, via l’ONG luxembourgeoise Graine de vie.

Comment faire la différence avec du greenwashing? 

«La définition du greenwashing de l’Ademe (l’Agence de la transition écologique en France, ndlr) est la suivante: ‘Le greenwashing, ou en français l’éco-blanchiment, consiste pour une entreprise à orienter ses actions marketing et sa communication vers un positionnement écologique. C’est le fait, souvent, de grandes ­multinationales qui, de par leurs activités, ­polluent ­excessivement la nature et l’environnement. Alors, pour ­redorer leur image de marque, ces entreprises dépensent dans la communication pour ‘blanchir’ leur image, c’est pourquoi on parle de green ­washing’. Or, le bilan ­carbone est justement l’inverse. C’est un outil qui va aider à prendre de bonnes décisions pour réduire ses émissions. C’est une démarche excessivement concrète et qui repose sur des chiffres qui sont propres à ­l’entreprise.

Certains secteurs ou types d’entreprises sont plus en avance que d’autres? 

«Pas à notre connaissance. En revanche, nous comptons parmi nos clients, en Belgique et au Luxembourg, plusieurs entreprises familiales. La raison est peut-être que ce type d’entreprise a une vision souvent beaucoup plus orientée sur le long terme que d’autres.

Faudrait-il imposer un bilan carbone aux entreprises? 

«L’expérience montre que si on impose les bilans carbone comme en France ou en Wallonie pour une partie des entreprises, celles-ci feront le minimum pour répondre aux obligations. Alors que si la décision est volontaire, l’entreprise est prête à aller très loin dans la démarche. Je préconise donc une démarche volontaire, mais avec une aide de l’État pour subventionner une partie des frais de l’étude.

Si vous deviez, in fine, convaincre un chef d’entreprise de réaliser un bilan carbone, que lui diriez-vous?

«Le bilan carbone est, par nature, bon d’un point de vue écologique, mais aussi économique. Les réductions de CO2 sont souvent accompagnées d’une réduction des coûts, et ce dans toutes les catégories d’émissions sous revue. Nous observons qu’il n’est pas rare qu’une entreprise diminue ces coûts de fonctionnement de 10 à 15%. Enfin, cette démarche recouvre un aspect stratégique. Le chef d’entreprise verra les choses autrement via cette image globale qu’est le bilan carbone, qui l’incitera peut-être à mener des actions concrètes sur l’existant avant, par exemple, de poser des panneaux solaires. Une stratégie de maîtrise du CO2 est aussi une source de communication positive en interne, utile pour retenir les talents et en attirer de nouveaux. C’est aussi une source de communication externe non pas pour faire du greenwashing, mais pour avoir un impact sociétal et donner envie d’agir à son personnel, ses clients, ses fournisseurs… et pourquoi pas ses ­concurrents!»

Cet article a été rédigé pour   parue le 25 novembre 2021.

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