Toutes les enquêtes et études menées par Emmanuelle Duez et The Boson Project le mettent en avant: «le concept de résilience est désormais venu remplacer celui d’agilité». (Photo: Marie De Decker/CLC)

Toutes les enquêtes et études menées par Emmanuelle Duez et The Boson Project le mettent en avant: «le concept de résilience est désormais venu remplacer celui d’agilité». (Photo: Marie De Decker/CLC)

Emmanuelle Duez a livré une conférence passionnante dans le cadre de la Journée des présidents de la CLC, qui a eu lieu mardi au Mudam: «Boomers et zoomers – L’impératif de considération, le besoin d’action».

Multi-entrepreneuse, Emmanuelle Duez est la fondatrice de The Boson Project, spécialisée dans les sociologies des organisations, à la fois société de conseil et centre de recherche en excellence humaine. Parmi ses clients, en France et à l’international, figurent des géants comme Carrefour, le groupe Mulliez (Decathlon, Auchan…), ou encore L’Oréal. Mais aussi des structures de moins de 20 personnes. Avec ses équipes, elle décrypte et analyse les organisations afin de «permettre l’expression pleine et entière du potentiel humain, individuel et collectif». Une énorme responsabilité, car, comme Emmanuelle Duez aime à le dire d’emblée, «il n’y a pas de performance durable sans excellence humaine».

Au début de votre intervention, vous avez tenu à faire un retour sur les deux dernières années, marquées par le Covid, afin de «poser des bases». Pourquoi?

Emmanuelle Duez. – «Car ces années ont été totalement inédites. Jamais le monde du travail n’avait ainsi été en véritable ‘suspension’ à l’échelle mondiale.

La crise a remis en avant le fait que la raison d’être d’une entreprise est d’être une aventure collective. Ce qui donne du sens à en faire partie n’est plus le statut social qu’elle peut offrir, ni même le salaire… mais bien le fait d’être une part d’un collectif.
Emmanuelle Duez

Emmanuelle DuezThe Boson Project

Vous et d’autres avez largement étudié ces moments, notamment dans les entreprises. Et systématiquement, les trois mêmes éléments émergent de la crise. Quels sont-ils?

«Tout d’abord la résilience, mot que l’on entend beaucoup, c’est vrai. Mais qui est, qu’on le veuille ou non, devenu un impératif. Désormais, une entreprise sera résiliente ou ne sera pas. Ce concept de résilience est venu remplacer un autre concept auparavant très en vogue dans les entreprises: l’agilité.

Ensuite, et c’est sans doute plus surprenant, c’est le mot ‘autre’ qui ressort. La crise a remis en avant le fait que la raison d’être d’une entreprise est d’être une aventure collective. Ce qui donne du sens à en faire partie n’est plus le statut social qu’elle peut offrir, ni même le salaire… mais bien le fait d’être une part d’un collectif. Ce qui donne un sens immense à son existence. Grâce à ce collectif, chacun peut devenir un levier pour l’autre. De là, l’importance de cette notion du ‘care’, le fait de prendre soin de l’autre.

Le troisième mot c’est le «temps»…

«La ligne d’horizon des business s’est en effet déplacée. Ces dernières années, on voyait l’horizon de temps diminuer: 10 ans, puis 5 ans, puis 3 ans… Nous étions tous, et moi aussi, d’ailleurs, face à une accélération du temps. Maintenant, l’horizon est à 30 ans, car le nouveau défi est de gérer de la capacité durable. Et ce temps long titille sans cesse nos certitudes. Ce qui a poussé un grand groupe comme Carrefour à se demander: ‘En quoi croit-on? Quelles sont les valeurs que nous voulons porter?’

Et la jeune génération, ces «zoomers» de moins de 25 ans, arrive en même temps…

«Et ils sont très perméables à ces transformations: résilience, et non plus agilité, épopée collective et temps long. Ces jeunes nous servent d’ailleurs de loupe pour voir les transformations du monde du travail de demain.


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Et les avez-vous étudiés?

«Au départ, c’est une demande de L’Oréal. L’entreprise voulait savoir ce que le Covid provoquait pour ceux qui arrivaient maintenant sur le marché du travail, et quelles responsabilités cela engendrait pour l’employeur. Nous avons donc organisé des rencontres avec des jeunes dans de nombreux pays.

Quels ont été vos constats?

«C’est une génération sacrifiée. Je vais même aller plus loin: sacrifiée par la classe politique, qui devait gérer la crise sanitaire. Elle est en détresse économique, détresse psychologique et détresse de colère. Ces phénomènes étaient déjà à l’œuvre, mais ont été amplifiés.

C’est terrible…

«Mais cette génération est aussi ultra-résiliente, ultra-informée, ultra-sensible, ultra-pragmatique… Et elle regarde les entreprises avec beaucoup d’attentes. C’est une génération qui a soudainement été empêchée de prendre son envol, comme un oiseau qui aurait eu les ailes cassées. Cela ne veut pas dire qu’on ne va pas le soigner, qu’il ne volera jamais. Mais quand il aurait dû prendre son envol, il n’a pas pu.

Les zoomers pensent qu’ils peuvent changer le monde en travaillant chez Total, où ils seront des moteurs de la transition, plutôt qu’en créant une start-up qui va livrer du dentifrice bio à distance.
Emmanuelle Duez

Emmanuelle DuezThe Boson Project

Et les caractéristiques de cette génération de zoomers sont intéressantes…

«Ils croient en eux, en tant que génération. C’est pour cela que leur idée fixe est: ‘Comment vais-je faire la différence dans le monde?’

Et ils croient en l’entreprise!

«Car ils y voient un territoire d’impact. Et c’est une très grande différence avec les millennials, dont ils sont même le contraire. Les zoomers pensent qu’ils peuvent changer le monde en travaillant chez Total, où ils seront des moteurs de la transition, plutôt qu’en créant une start-up qui va livrer du dentifrice bio à distance.

Mais ils ne sont peut-être que 15 ou 20% de cette génération à penser cela?

«Oui, mais ce sont ces 15 ou 20% qui peuvent tout changer!

Quel est le challenge de l’entreprise maintenant?

«Si elle ne les attire pas, elle sera incapable de se transformer et de transformer son business.

Pourront-ils collaborer avec des seniors?

«Oui, car là aussi ils sont très en attente. Ils attendent des plus anciens qu’ils leur donnent le goût d’apprendre, ainsi que le goût des autres.

Pour cette génération des zoomers, le concept de start-up nation n’est plus une priorité, plus du tout.
Emmanuelle Duez

Emmanuelle DuezThe Boson Project

Ils veulent être utiles…

«Et cela dans l’entreprise. Pour cette génération des zoomers, le concept de start-up nation n’est plus une priorité, plus du tout. C’est le constat que nous faisons sur le terrain. À la question du sens s’est en effet substituée la question de l’utilité. Leroy Merlin a par exemple réalisé un immense tri dans ses activités grâce à cette notion d’utilité. Qu’est-ce qui est utile à moi, aux autres, au monde? Si un zoomer ne sait pas répondre à une de ces questions, il ne s’engagera pas dans l’entreprise.

Un exemple vous a marquée à ce sujet…

«J’ai eu, durant la crise, un CEO au téléphone, d’un très grand groupe, qui compte des milliers de salariés. Comme il était en télétravail, il était plus à la maison, a plus échangé avec ses enfants… Un matin, sa fille lui a dit qu’elle ne comprenait pas pourquoi il ne faisait que du business, et pas des choses vraiment utiles. À tel point qu’elle lui a avoué ne pas oser dire à ses amis ce que son père faisait. Je peux vous dire que cela l’a secoué.

Autre caractéristique: la frontière vie privée/vie professionnelle s’estompe plus encore?

«Le credo, c’est: comme je travaille, je vis. Il n’y a en effet plus de distinguo entre le collaborateur, l’homme ou la femme. Il n’y a plus de frontière entre vie privée et vie professionnelle.

Quel est le rôle du manager?

«Il doit poser de nouvelles balises. Il doit aussi porter le respect et l’inclusion comme un étendard. Et même plus encore, puisque les zoomers n’aiment pas l’inclusion qui consiste à dire ‘on fait telle ou telle chose pour intégrer des personnes’. Eux veulent qu’il n’y ait plus aucun interdit à l’intégration, c’est différent. Enfin, le manager est le garant de cette notion d’utilité. C’est une nouvelle responsabilité, mais très importante, car cette génération est la clé du ‘comment’ de la transformation de l’entreprise.

Il faut donc un nouveau pacte entre générations dans l’entreprise?

«C’est une fusée à trois étages. Premier étage: réparer. C’est soigner les ailes cassées. C’est au moins une responsabilité éthique de l’entreprise, mais aussi économique, car, s’il n’y a plus de talents chez elle, il n’y aura plus… d’entreprise. Second étage: la préparation. Il faut leur mettre le pied à l’étrier de l’impact. La ‘rising army’, c’est eux. Troisième étage: la transformation. Les zoomers donneront ce qu’ils sont, car ils sont habités par le sujet de l’utilité. C’est donc un nouveau deal, ce que j’appelle un deal de vie.

L’entreprise qui ne se posera pas la question de la valeur ne survivra pas!
Emmanuelle Duez

Emmanuelle DuezThe Boson Project

Toutes vos observations et études vous ont aussi aidée à capter ce que vous appelez des «signaux faibles», mais dont il faut tenir compte…

«On voit, notamment, que nous sommes face à une transformation du travail qui n’est pas simple à gérer. Beaucoup, dont des cadres, ont coupé le lien émotionnel avec leur entreprise, l’éloignement a fait baisser la charge mentale, chuter la pression de la performance… Mais cela au prix d’une désagrégation du corps social. Dans le secteur bancaire, 20% des salariés interrogés disent qu’avoir coupé le lien émotionnel avec leur entreprise leur a fait du bien. Là, il y a danger, car, quand le lien est coupé, il n’est pas facile à renouer. La reprise de pouvoir des entreprises sur leur proposition de valeur est donc délicate.

Vous parlez même d’une révolution de la valeur…

«On est à l’aube de ce macrodéfi, qui est une affaire de patrons, pas de politiques! Quand on évoque un horizon business à 30 ans, on se pose inévitablement la question de la valeur. Et elle est centrale pour les zoomers. L’entreprise qui ne se la posera pas ne survivra pas!»