Yuriko Backes, lors de la Luxembourg Defense Technology and Innovation Day, a réaffirmé son ambition d’intégrer davantage les entreprises luxembourgeoises dans les chaînes de valeur de la défense au niveau européen et au niveau de l’Otan. (Photo: ministère de la Défense)

Yuriko Backes, lors de la Luxembourg Defense Technology and Innovation Day, a réaffirmé son ambition d’intégrer davantage les entreprises luxembourgeoises dans les chaînes de valeur de la défense au niveau européen et au niveau de l’Otan. (Photo: ministère de la Défense)

À la tête de la Direction de la défense depuis à peine plus d’un an maintenant, la ministre de la Défense, Yuriko Backes, n’a pas chômé. Elle s’est livrée pour Paperjam au petit jeu du bilan prospectif.

Dans le gouvernement Frieden, (DP) s’est vu confier les maroquins de la Mobilité et des Travaux publics, de la Défense et de l’égalité des genres et de la diversité. Sa première expérience gouvernementale, c’est en tant que ministre des Finances qu’elle l’exerce dans le gouvernement Bettel 2 de 2022 à 2023. Diplomate de formation, celle qui fut conseillère diplomatique de puis de de 2010 à 2016 est devenue Représentante de la Commission européenne au Luxembourg de 2016 à 2020 et Maréchale de la Cour grand-ducale de 2020 à 2021.

Vous êtes à la tête de la Direction de la défense depuis un an. Quel bilan tirez-vous de cette première année?

Yuriko Backes. – «Nous avons énormément travaillé. Déjà, il fallait mettre en place notre plan national pour arriver à l’objectif de l’Otan de consacrer 2% du revenu net brut (RNB) du pays à la défense pour le sommet de l’Otan de juillet à Washington. C’était un exercice lourd et ambitieux. Depuis 2014 – année de l’annexion de la Crimée par la Russie –, les investissements dans la défense luxembourgeoise ont triplé et ils devraient encore doubler d’ici 2030 pour atteindre les 2%.

Notre feuille de route est claire. Maintenant, nous sommes en train de nous préparer aux futurs objectifs à assigner par l’Otan, qui a identifié de nombreuses lacunes capacitaires dans l’organisation de la défense de la zone euro atlantique. Une des principales lacunes identifiées est la défense aérienne antimissile intégrée. Pour le Luxembourg, ça serait un domaine d’activité complètement nouveau. Cela va nous demander un travail soutenu.

«L’année écoulée, nous avons aussi beaucoup travaillé sur le bataillon binational belgo-luxembourgeois. La Chambre des députés vient d’adopter un projet de loi historique de 2,6 milliards d’euros relatif à l’équipement de ce bataillon en véhicules blindés. Nous allons travailler sur un projet de loi concernant des achats de munitions. Ensuite, pour avoir une armée performante pour l’avenir, il faut des infrastructures. Cette année, le Parlement a voté deux projets de loi: un sur les dépôts de munition du Waldhof et un sur le champ de tir du Bleesdall.

Il y a enfin un autre dossier qui nous a bien occupés, c’est celui du recrutement. Recruter n’est pas une chose évidente en temps de guerre aux frontières de l’UE et de l’Otan. L’Armée luxembourgeoise, ce sont 1.200 personnes, dont 900 militaires. Il en faudra environ 300 de plus pour la mise en place du bataillon binational.

 Dans ce contexte, que pensez-vous du rétablissement du service militaire?

«Je tiens à être très claire: le gouvernement n’a pas l’intention de rétablir le service militaire. Comme évoqué, ma préoccupation actuelle est de renforcer nos capacités de défense, dont notamment la mise en place du bataillon binational de reconnaissance de combat. Dans les années à venir, notre Armée devra se transformer pour accompagner la création de ce bataillon. Il s’agit d’une contribution essentielle de notre pays à notre dissuasion et à notre défense collectives dans le cadre de l’Otan. C’est priorité politique et militaire. Mais ce n’est pas la seule en matière de renforcement de nos capacités.

l sera absolument nécessaire aujourd’hui de prendre conscience des menaces auxquels l’Europe fait face et de notre état de préparation au niveau national dans le contexte sécuritaire actuel. Nous devons donc aujourd’hui réfléchir sur les meilleures manières de permettre à notre pays de faire face à ces enjeux. Les défis étant multiples et complexes, nos réponses doivent l’être autant. Mais l’introduction d’un service militaire obligatoire n’en fait pas partie, et n’est d’ailleurs pas prévue dans l’accord de coalition.

Quel est le poids du Luxembourg?

«Comme souvent, le Luxembourg a un rôle important à jouer. Même en tant que petit membre d’un grand collectif de défense. Nous contribuons à notre échelle avec nos moyens et c’est hautement apprécié. Nous sommes présents dans plusieurs pays. Depuis 2023, en Roumanie et depuis 2017 en Lituanie et nous allons bientôt envoyer des forces à nouveau au Kosovo. De plus, nous allons intégrer en 2025 au Groupement tactique de l’Union européenne qui doit pouvoir être rapidement déployable dans une zone de conflit. Nous accroissons constamment nos moyens pour participer à de nouvelles missions. La défense est un processus permanent.

Vous évoquez le déploiement de militaires luxembourgeois à l’étranger. Le Luxembourg est-il prêt à envoyer des soldats en Ukraine?

«Un tel déploiement ne pourrait se faire que dans le cadre d’une mission soit de l’Otan, soit de l’Union européenne. Mais nous n’en sommes pas là.

Assistons-nous à une militarisation de l’économie européenne en général et de l’économie luxembourgeoise en particulier? Que peut-on militariser dans l’économie luxembourgeoise?

«Il faut ici faire très attention aux termes que l’on utilise. Militariser une économie implique une conversion, éventuellement forcée, des industries civiles pour produire des biens militaires et ça aux dépens de la société civile. Ce n’est le cas ni en Europe ni au Luxembourg. Oui, nous investissons beaucoup dans notre défense, notamment dans les produits à double usage (Ndlr: des produits et services pouvant aussi bien être utilisés à des fins civiles qu’à des fins militaires) mais nous ne sommes pas en train de militariser notre économie.

Aujourd’hui, l’Union européenne investit presque 2% de son PIB dans la défense. En Russie, on est à 9%. Les États membres de l’UE ont augmenté leurs dépenses de défense de 20% de 1999 à 2021. En Russie, l’augmentation est de 300% et en Chine de 600%. Ici, on pourrait parler de militarisation de l’économie.

Quels sont les secteurs d’investissements prioritaires pour le Luxembourg?

«Pour les déterminer, Luxinnovation, en collaboration avec la Direction de la défense, a réalisé un mapping de toutes les sociétés au Luxembourg qui sont actives dans le domaine de la défense, soit de manière directe, soit de manière indirecte. Ensemble, nous avons publié le catalogue ‘Luxembourg Industry and Research Capabilities for Security & Defence’ en juin dernier à l’occasion du salon international Eurosatory pour la défense et de la sécurité terrestres et aériennes, événement durant lequel le Luxembourg avait un stand. 

Depuis, un groupe de travail interministériel présidé par la Direction de la défense impliquant le ministère de l’Économie, la Direction du commerce extérieur et Luxinnovation travaille très étroitement sur la question des retours économiques de ces investissements. Notre ambition, c’est d’intégrer davantage nos petites et moyennes entreprises dans les chaînes d’approvisionnement de la défense au niveau européen et au niveau de l’Otan.

Des projets en cours d’analyse sont, dans une première phase, le renforcement de la résilience du réseau de pipelines pour assurer une alimentation continue du Findel en kérosène, la réalisation de travaux routiers, aéroportuaires ou ferroviaires en y renforçant le volet ‘utilité défense’ ou la coopération avec le ministère de la Santé et les hôpitaux nationaux pour renforcer la résilience sanitaire.

Le domaine de la R&D revêt dans ce contexte une importance particulière. En 2024, la Direction de la défense a investi largement au-dessus des 2 %, recommandé par l’UE, de son effort de défense dans ce domaine. Ce faisant, nous aurons plus que quadruplé nos investissements R&D par rapport à 2022. La Direction de la défense, le ministère de l’Économie, le ministère de la Recherche et de l’Enseignement supérieur en collaboration avec le Fonds national de la recherche (FNR) et Luxinnovation soutiennent activement les entreprises et acteurs de recherche luxembourgeoise, notamment via des appels à projets de recherche et de développement dans le domaine de la défense, plus spécifiquement pour des capacités à double usage.

 Comment faites-vous la promotion des activités de défense luxembourgeoises?

«Il y a plusieurs axes. Le premier est l’incorporation d’un volet défense lors des visites économiques ou des visites d’État. Cela a été le cas lors de la dernière visite d’État en Belgique. Les missions économiques relèvent de la compétence du ministère de l’Économie et du ministre Affaires étrangères et du Commerce extérieur. Nous travaillons étroitement sur ce sujet avec eux. Il n’y a pas de missions spécifiques défense qui soient prévues à ce stade.

Pour sa part, la Direction de la défense vient d’organiser avec Luxinnovation la Luxembourg Defense Technology and Innovation Day à Belval. Les retours des participants ont été bons. Nous organiserons donc une deuxième édition en 2025. Nous avons également tenu un pavillon lors du dernier salon Eurosatory, un des plus grands salons internationaux de l’industrie de la défense. Globalement, nous envisageons d’organiser davantage d’événements B2B pour favoriser les échanges entre les acteurs de la défense et le secteur privé. Je crois que c’est ce genre d’initiative qui nous aidera justement à mieux intégrer les entreprises luxembourgeoises dans les chaînes de valeurs internationales. C’est ça qui est important.

 Le Luxembourg est un champion en matière de cybersécurité. Comment le Luxembourg peut-il exploiter cette position?

«Nous avons plusieurs projets dans ce domaine. Il y a le Luxembourg Cyber Defence Cloud (LCDC). (Ndlr: un cloud privé accessible donc via un réseau privé et non via internet hébergé dans des centres de données sécurisés situés au pays. L’enveloppe budgétaire est de 250 millions d’euros jusqu’en 2035). Depuis 2021, nous opérons le Cyber Range de la Défense luxembourgeoise, un environnement d’entraînement utilisé pour la formation continue d’experts cyber. Je crois que c’est indispensable pour la résilience d’un pays d’être actif et bien se préparer pour ce volet de notre sécurité. Une cyberattaque peut mettre à plat un pays et ses infrastructures très vite. Aujourd’hui, les attaques sont journalières. C’est un très grand danger et je crois que c’est une priorité absolue de bien s’équiper et se mobiliser dans ce domaine. Le gouvernement continuera à investir dans la cyberrésilience de notre pays.

J’ajouterais que le Luxembourg tire reconnaissance de sa position de leader en matière de cybersécurité. Nous sommes coleader avec l’Estonie de la IT Coalition à la demande de l’Ukraine. (Ndlr: dans le cadre de l’Ukraine Defence Contact Group (UDCG), huit coalitions capacitaires ont été mises en place afin de coordonner le travail des différentes initiatives de soutien militaire à Kiev. La coalition IT qui réunit dix-sept pays a pour objectif de fournir les équipements et les logiciels nécessaires à la modernisation et à la sécurisation de l’infrastructure informatique et des capacités de communication des forces armées ukrainiennes.) Sur les huit coalitions, le Luxembourg est membre de quatre: la IT Coalition, la Air Force Capability Coalition, la Artillery Coalition et nous venons récemment de rejoindre la Drone Coalition.

Un petit pays qui fait partie de la moitié des coalitions existantes qui soutiennent l’Ukraine pour sa propre défense, ce n’est quand même pas rien. J’étais à Ramstein et une représentante des États-Unis est venue me féliciter et me remercier pour tout ce que le Luxembourg fait. Ils connaissent notre taille, ils connaissent nos moyens et elle m’a dit ‘Luxembourg is like a little superpower’. Dans le contexte de la défense, c’est une reconnaissance de notre rôle.

 L’écosystème de la cybersécurité au Luxembourg est caractérisé par la prééminence de start-up – 73 sur 314 entreprises recensées. Leur propension à se délocaliser est-elle un risque pour la politique de défense?

«Le risque de délocalisation peut toucher tout pays, et toutes les entreprises, quel que soit leur secteur d’activité. Je crois que le Luxembourg est actuellement un pays très attractif pour les start-ups. Je ne suis pas responsable pour attirer en tant que ministre de la Défense des entreprises au Luxembourg. Nous avons un ministre de l’Économie très compétent sur ce sujet. À ma place, je travaille très activement avec le ministère de l’Économie et d’autres institutions comme la Chambre de commerce. Mon ambition est d’intégrer davantage les entreprises luxembourgeoises dans la chaîne de valeur de l’industrie de défense européenne et de faciliter l’accès de nos entreprises aux différents programmes existants comme ceux du European Defense Fund. C’est un plus au niveau de l’attractivité.

La place financière a aussi son rôle à jouer parce que ces entreprises sont toujours à la recherche de financement. C’est une discussion que nous avons eue avec la Banque européenne d’investissement: comment donner un accès plus facile et plus rapide, aux ressources financières pour vraiment permettre aux acteurs de réaliser les investissements nécessaires pour répondre aux demandes de l’UE et l’Otan? La demande est vraiment là.

 Le retour de Donald Trump sur l’échiquier risque-t-il de vous compliquer la tâche?

«Les Américains ont voté démocratiquement. Il faut l’accepter. Le secrétaire général de l’Otan a eu une conversation avec Donald Trump. J’attends de lire le rapport détaillé. La dernière fois que Donald Trump a exercé le pouvoir, il n’a pas retiré les États-Unis de l’Otan. Les Américains aussi ont besoin d’alliés fiables. Est-ce que ça va compliquer les choses ou pas? C’est difficile à dire.»