Le ton est aussi aigre-doux qu’un poulet chinois oublié sur une table en formica. Sur la page Linkedin de Paperjam, Simone La Torre se lâche. Le fondateur de Wafer Messenger, ex-ingénieur de SES redevenu ingénieur de SES en 2019, après la fin du projet, s’en prend à la trentaine de sociétés qui ont déjà rejoint l’initiative de Securitymadein.lu, de la fondation Restena et de Lu-Cix autour de la nécessité de créer une solution luxembourgeoise de messagerie instantanée.
«Pourquoi avons-nous dû renoncer? Parce que quand l’équipe de Wafer Messenger a dit: ‘Les applications actuelles de chat sont une menace ingérable à la sécurité et à la transparence, et elles manquent d’une flexibilité minimale dont les usagers ont besoin’, la réponse de la plupart de ces 30 signataires et de grands investisseurs locaux a été: ‘Peu importe que ce soit mieux. Continuer à développer une telle plateforme pour la rendre compétitive face aux autres géants va coûter trop cher et tout le monde va continuer à utiliser WhatsApp de toute façon.’ Comme d’habitude, les gens signent des trucs sans comprendre ce qu’ils font et sans être capables de se projeter à long terme…», explique l’ex-CEO de Wafer Messenger.
Deux heures plus tard, contacté directement, il s’excuse presque que ses propos puissent être mal perçus. «Nous avons arrêté en janvier 2019 et donné la licence à une société indienne. La course au financement était trop compliquée parce que la plateforme coûtait cher en développement», explique l’Italien. Après un premier tour, d’amorçage, de 160.000 euros, auprès de 12 business angels (10 Luxembourgeois, un Américain et un Indien), puis un deuxième tour de 800.000 euros, la start-up touche 1,2 million de personnes avec son application de messagerie instantanée, signe d’un véritable intérêt.
Wafer, un pionnier à questionner
Aujourd’hui, Wafer n’est plus dans les magasins d’applications, et le site internet est en roue libre. «Mais ce serait intéressant de discuter avec eux», assure le CEO de Securitymadein.lu, Pascal Steichen, «pour avoir leur retour d’expérience, savoir ce qui a marché et ce qui n’a pas marché».
Car le lancement du «paper» sur Trustworthy Messaging est une bouée lancée à la mer. Qui a envie de participer au projet de développement d’une technologie luxembourgeoise, en open source, interopérable avec différents systèmes et qui permette de la customiser selon ses propres besoins? C’est cela le sujet.
«Le même principe que le mail, des services, une solution qui fonctionnent et qui permettent d’envoyer et de recevoir des mails… les faiblesses de l’e-mail en moins», ajoute M. Steichen. «Ensuite, dans ce système décentralisé, il faudrait trouver qui peut et veut exercer ses responsabilités en matière de contrôle ou qui veut outsourcer cela.»
Matrix, le modèle à développer
Le modèle que l’expert en cybersécurité pointe, et qui a rejoint l’initiative luxembourgeoise, est , un standard ouvert, sorti de son mode bêta en 2019 et qui règle tous les problèmes de communication et de sécurité.
Restent les coûts. Cloner WhatsApp (2 milliards d’utilisateurs), Facebook Messenger (1,3 milliard) ou WeChat (1,2 milliard) coûte de l’ordre de 50.000 à 60.000 euros auprès d’une société spécialisée en développement d’applications. 40 à 45 heures de travail pour l’inscription et l’intégration des contacts, 200 heures environ pour toutes les caractéristiques de messagerie (chats privés, groupes, chiffrement, autodestruction des messages, messages vocaux, statut des messages, etc.), 90 à 110 heures pour les appels vidéo (le «voice over IP»), 35 à 40 heures pour les options de partage, 20 heures pour la géolocalisation, 15 heures pour les «push notifications» et encore 70 à 80 heures pour les paramètres.
Inutile de préciser que ce montant est une estimation à la louche que des choix technologiques ou de design peuvent faire évoluer dans de nombreuses directions.
Deuxième question à régler, quel modèle permettra de financer les développements? Les applications de messagerie instantanée n’en ont que trois: via les achats intégrés (quand vous voulez envoyer de petits émojis animés, il faut payer), via les publicités ou via une commission sur les paiements entre particuliers.
«À moins que l’on imagine un modèle où des services de base sont gratuits et des services premium deviennent payants», à chaque fois qu’une entreprise ou un groupe d’utilisateurs a des besoins spécifiques.
Enfin – et ce n’est pas le moindre des challenges –, comme le soulignait M. La Torre, il faut que l’envie de télécharger cette application et de l’utiliser soit plus forte que la facilité de continuer à utiliser WhatsApp, et au diable le respect de la vie privée et la protection des données… L’acquisition de «clients» est un sport extrêmement coûteux.
Pour l’heure, il s’agit de tester le marché et mesurer l’effort que les uns et les autres sont prêts à consentir.