Thucydide, historien grec, avait étudié les causes de la guerre du Péloponnèse. Il en conclut que c’était la menace d’une puissance grandissante qui conduisait inévitablement la nation dominante à la guerre.
L’Histoire regorge d’exemples de pièges de Thucydide. Au cours des 500 dernières années, Graham Allison, chercheur américain en sciences politiques et professeur à Harvard, en a recensé 16 survenances. Parmi ces 16 cas, 12 se sont soldés par une guerre entre le pouvoir dominant et la puissance qui le menaçait. Le dernier exemple en date qui s’est traduit en conflit armé est la guerre entre les États-Unis et le Japon au milieu du siècle dernier. L’expansion de l’influence nippone au début du 20e siècle dans le Pacifique menaçait la politique américaine dans la région. Suite à la décision des États-Unis d’instaurer un embargo sur les importations de matières premières japonaises, les Japonais ont attaqué la base navale américaine de Pearl Harbor en 1941, plongeant ainsi les Américains dans la Seconde Guerre mondiale.
Aujourd’hui, la montée en puissance de la Chine menace la suprématie américaine sur le front économique.
Par contre, plusieurs cas dans l’Histoire récente n’ont pas engendré de conflit armé. L’auteur en distingue 4 sur les 16 épisodes. La guerre froide en est l’exemple-type. Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis étaient devenus la puissance incontestée du monde. Leur économie pesait pour la moitié de l’économie mondiale, ils disposaient d’une suprématie militaire et de la bombe nucléaire. L’hégémonie américaine a été menacée par leur allié soviétique de la Seconde Guerre mondiale. La guerre froide fut l’un des majeurs cas historiques où le piège de Thucydide a pu être évité.
Aujourd’hui, la montée en puissance de la Chine menace la suprématie américaine sur le front économique, militaire et technologique. Jusqu’à présent, la Chine est restée distante et sans grande conviction sur des sujets géopolitiques internationaux qui la concernent moins directement, comme la Syrie et l’Iran. Cependant, lorsque ses intérêts étaient en danger, la Chine s’est généralement montrée plus convaincante, comme, par exemple, en mer de Chine.
L’exemple de la route de la soie
L’exemple le plus parlant de l’étendue de l’influence chinoise dans le monde est le développement de la nouvelle route de la soie, qui s’étend de la Chine à l’Europe, en passant par l’Asie centrale et l’Afrique de l’Est. La Chine tente de tisser des liens économico-politiques dans plus de 60 pays adhérant à ce projet, qui représentent environ deux tiers de la population mondiale, au travers d’investissements dans les infrastructures (ports, autoroutes, voies ferrées, aéroports, réseau énergétique, réseau internet, etc.).
Les disputes, aussi bien de nature commerciale, technologique que géopolitique, sont de plus en plus fréquentes et inquiétantes. Les îles contestées de la mer de Chine méridionale font l’objet de tensions depuis de nombreuses années entre la Chine et les alliés des États-Unis (Vietnam, Philippines, Japon). Le conflit commercial entre les deux puissances, qui a débuté au printemps 2018, a causé des dommages à long terme sur l’économie mondiale. Les dénonciations américaines à propos de la persécution de la minorité musulmane des Ouïghours dans le nord-ouest de la Chine sont également une source de friction entre les deux pays. Plus récemment, les Américains ont multiplié les restrictions à l’exportation vers la Chine de certains biens technologiques sensibles. Ainsi, la société chinoise d’équipements de télécommunication Huawei pourrait rencontrer des problèmes existentiels dans sa production si les États-Unis restreignent l’accès à certains composants électroniques américains. Mais encore, le président américain a récemment annoncé que les sociétés américaines seront contraintes de rompre leurs liens avec l’application WeChat (détenue par Tencent) et TikTok.
L’administration Trump a marqué un tournant important dans la politique américaine envers la Chine.
Les liens économiques étroits entre la Chine et le reste du monde, ainsi que les dégâts qu’une guerre entre ces deux puissances engendrerait, rendent un conflit militaire très peu probable. Cependant, les enjeux stratégiques et économiques pour les États-Unis de la montée en puissance de la Chine sont gigantesques. L’administration Trump a marqué un tournant important dans la politique américaine envers la Chine. La Chine est désormais un adversaire économique plutôt qu’un partenaire, et des mesures sont prises par les Américains pour freiner les ambitions chinoises qui vont à l’encontre de leurs intérêts. Et cette vision négative des Américains de la Chine ne devrait pas changer radicalement au cours des prochaines années en fonction du futur président américain: elle est partagée par la majorité des Américains, qu’ils soient démocrates ou républicains.
Si un conflit direct armé entre la Chine et les États-Unis confirmerait la théorie de Thucydide, cette possibilité reste peu probable. Mais les prochaines années pourraient s’apparenter à une guerre froide entre les deux rivaux économiques, similaire à celle de la seconde moitié du 20e siècle entre l’Ouest et l’empire soviétique. Les différends commerciaux et relationnels entre les États-Unis et la Chine ne sont pas près de disparaître. La relation entre ces deux pays devrait continuer de se détériorer à long terme au fur et à mesure que les intérêts économiques chinois entrent en concurrence avec ceux des États-Unis, ce qui est inévitable.