Dans ce restaurant du sud du pays où il a décidé de «se mettre à table», «Jempy», appelons-le Jempy, commande un double burger. Comme un enfant, le quinquagénaire, marié et père, s’est inventé un personnage imaginaire, qui vit «un cauchemar», dit-il, pour raconter ce qui ressemble à sa propre histoire. «Il faut en parler», glisse-t-il, entre deux bouchées, «pour que les gens arrêtent de se faire avoir».
Swip droit, premiers échanges sur l’application de rencontre, premiers SMS, premières photos, premières promesses, premières photos dénudées, premières vidéos sulfureuses. Impossible de montrer la totalité de ces échanges: «Valentine» existe vraiment… mais elle ignorait qu’un Luxembourgeois était tombé amoureux d’elle jusqu’à dépenser plus de 10.000 euros pour avoir une chance de la rencontrer.
Valentine et Jempy ont chacun mis un «cœur» sur le profil de l’autre. Et les tourtereaux ont commencé à se parler. Tous les soirs, à peu près à la même heure. Et tous les soirs pour à peu près la même durée. Le storytelling de la jeune femme est parfait, divorcée, la quarantaine, mère d’une jeune femme de 20 ans, laborantine, l’envie d’une relation durable.
La mécanique que Jempy ne comprend pas encore la décrit chaque soir dans un nouveau scénario. Un soir, elle est allée marcher toute l’après-midi dans un parc de la capitale, parce qu’elle aime la nature, les oiseaux et qu’elle réserve la forêt à des promenades à deux. Le lendemain, elle a acheté au marché de quoi mitonner de bons petits plats, parce qu’elle aime cuisiner, et particulièrement pour quelqu’un qui aimerait manger sa cuisine. Une autre fois, elle s’exhibe dans une robe-bustier noire qu’elle lui destine, dit-elle, parce qu’elle comprend qu’il aime avoir à ses côtés une femme élégante et sexy. Il y a toujours un peu d’elle et un peu de ce dont il rêve.
Soudain, le besoin d’argent...
Au soleil avec sa fille, drapée dans une grande écharpe rouge à une terrasse ensoleillée, en maillot de bain sur la plage ou au volant de sa voiture, Valentine sème douceur et perspectives. Jempy n’a qu’une envie: qu’arrive 19h, pour échanger avec elle. Évidemment, un jour, il faut passer au réel. «C’était un dimanche. Nous avions convenu de nous retrouver le jeudi soir suivant. J’avais des trucs prévus avant, elle aussi.»
Seulement, le mercredi après-midi, à un horaire inattendu, Valentine contacte son rendez-vous du lendemain. «Je vais devoir annuler. J’ai une urgence. Je dois repartir d’urgence en Russie. Je t’ai dit que j’étais Russe? C’est un problème? Ma fille a été arrêtée à Moscou parce qu’elle n’a plus payé son crédit immobilier depuis deux ans. Je vais voir comment l’aider.»
Rassurée sur l’avenir de leur relation par le gentil Jempy, Valentine disparaît… jusqu’au lendemain. «Ça m’embête de te demander cela, mais je ne sais pas à qui m’adresser. Et j’ai bien conscience que demander cela à quelqu’un qu’on n’a jamais vu est un peu surprenant, mais je ne vois pas comment faire: ma fille doit 15.000 euros. Je suis venue à Moscou avec 5.000 euros et je ne sais pas comment trouver le reste… Il faut que je la sorte de prison. La pauvre.»
Une cible sur dix paie
Le piège se referme. Ou bien Jempy l’aide, ou bien il la perdra, pense-t-il. Il lui demande un numéro de compte et transfère finalement la somme via Western Union, à la demande de la jeune femme. Valentine disparaît. Pour toujours. Comme l’amour qu’elle lui promettait.
«À peu près une ‘cible’ sur dix paie, quel que soit le type d’arnaque», explique le service de presse d’Europol. «On n’a pas de statistiques plus précises sur les arnaques amoureuses, mais dans tous ces mails qui viennent d’un soi-disant héritier d’une fortune africaine, par exemple, et qui promettent une certaine somme pour récupérer la fortune, une personne sur dix paie.»
L’ampleur des arnaques amoureuses n’est pas connue, parce que personne n’a vraiment envie de se vanter de ce qui lui est arrivé. Mais les autorités les prennent de plus en plus au sérieux, . L’Irlande y consacre . L’arnaque peut durer des mois, au cours desquels les sommes demandées augmentent progressivement, à mesure que la relation virtuelle devient plus intime.
Les hommes sont loin d’être les seuls à céder à la tentation, raconte l’inspecteur irlandais en charge de ce type d’arnaques sur le site. La seule petite différence est qu’aux femmes, les arnaqueurs demandent davantage… de les épouser pour accéder à l’Union européenne.
201 millions de dollars aux États-Unis l’an dernier
Aux États-Unis existe le seul chiffre un peu sérieux sur le sujet: en 2019, les «romantic scammers» auraient réussi à obtenir 201 millions de dollars, un chiffre en hausse de 40% sur un an, (FTC). L’augmentation est à prendre avec des pincettes: elle ne renseigne que sur le nombre de personnes qui ont rempli une plainte auprès de la FTC, 25.000 l’an dernier.
Comment faire pour ne pas céder? Dire «non» à ce genre de demande. Plus facile à dire qu’à faire quand se referme le piège. Ou commencer à «challenger» son interlocuteur. Dépouillé de ses 10.000 euros, c’est comme ça que Jempy a retrouvé Valentine. Avec le «reverse search image» de Google. L’outil permet de mettre un lien vers une photo ou de télécharger une photo, et affiche, au bout de quelques instants, les endroits où la photo est parue, ainsi qu’une série de photos qui ressemblent à celle-ci.
Il est tellement facile d’acquérir des jeux de photos de quelqu’un que cette deuxième possibilité de Google permet de trouver quelqu’un via une photo qu’il n’aurait jamais publiée. Comme l’ont rappelé les experts luxembourgeois cette semaine, dans le cadre du Safer Internet Day ou du Privacy Salon, Chris Pinchen en tête, il existe désormais de nouvelles possibilités d’accéder à des photos de personnes qui n’existent pas, produites par des intelligences artificielles qui vont mélanger des photos existantes.
La Western Union réagit
Alors, il faut s’intéresser à la question du paiement. La plupart de ces «arnacœurs» demandent à être payés via la Western Union. C’est même tellement connu que la société américaine a dû accepter de financer un fonds d’indemnisation des arnaqués, de près de 600 millions de dollars en 2018, pour éviter que la FTC, le ministère américain de la Justice et les services de l’US Postal Service ne se penchent de trop près sur ses affaires. Depuis fin septembre, .
Elle n’est plus toute seule, note la FTC. Aujourd’hui, les transferts d’argent peuvent se faire avec des cartes prépayées ou des cartes-cadeaux, comme Amazon, Google Play, iTunes ou Steam.
Le centre européen de la cybersécurité d’Europol a repéré deux autres tendances. La première, pour rester sur la question du paiement, voit les attaquants non plus demander de l’argent, mais ouvrir des comptes pour qu’ils puissent ensuite blanchir de l’argent. «Cette année, des cas d’escroqueries liées à des relations amoureuses ont été signalés à la hausse, des criminels recrutant de plus en plus de mules sur des sites de rencontre en ligne, soignant leurs victimes au fil du temps pour les convaincre d’ouvrir des comptes bancaires sous couvert d’envoi ou de réception de fonds», a déclaré Europol, début décembre, à l’occasion de la saisie de près de 13 millions d’euros qui ont permis d’identifier 4.000 mules.
Et les arnaques ne passent plus forcément par les sites de rencontre, mais par les réseaux sociaux, en particulier Instagram et Twitter. Une problématique .
Un petit passage sur le site de permet aussi de mesurer ce que les internautes laissent comme informations personnelles sur les sites de rencontre.
Le saint Valentin consacré par le Pape Gélase en 494 avait permis à une jeune aveugle, Julia, de retrouver la vue. C’est précisément ce qui s’est perdu aujourd’hui…